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Un linguiste atterré passe à l’offensive…

« Linguiste atterré », c’est ainsi que se définit lui-même François Rastier qui a publié en 2014 un livre intitulé Apprendre pour transmettre. L’éducation contre l’idéologie managériale. Renversant la perspective qui montre souvent l’école comme victime de l’idéologie managériale, il montre que l’éducation peut devenir le moyen de combattre cette dernière. On peut trouver dans ses analyses une mine d’arguments et de preuves pour étayer le combat que nous menons. En voici quelques aperçus.

1) L’analyse des fondements idéologiques des réformes de l’éducation.

On n’a cessé de le dire depuis la réforme Allègre, mais on se heurte souvent à l’incrédulité de nos collègues et il faut donc le répéter sans relâche : les politiques éducatives de nos gouvernements prennent toutes racine dans les textes de l’OCDE dont l’objectif principal est d’ajuster entièrement l’enseignement aux besoins économiques. Parmi les formules qui constituent tout l’horizon de nos décideurs, F. Rastier pointe par exemple dans les textes de 2012 de l’OCDE : « les travailleurs hautement qualifiés sont nécessaires dans les emplois technologiques » ; « les travailleurs faiblement qualifiés sont utilisés pour des services qui ne peuvent pas être automatisés, digitalisés, délocalisés comme les soins aux personnes » ; « les qualifications intermédiaires sont remplacées par la robotique intelligente ».

Moralité, il n’y aurait nul besoin d’instruire les masses, comme l’OCDE le préconisait en 2001 déjà : « Les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. » Ce que le texte ne dit pas c’est où se situe le minimum. Si l’on en juge par certaines compétences exigées en fin de 3ème on voit qu’en effet on a renoncé à toute ambition ; F. Rastier mentionne par exemple celle-ci : pouvoir se déplacer dans son environnement… ce qui en effet est un minimum exigible de toute créature animée.

Deuxième moralité, il faudrait travailler à faire aimer l’entreprise, comme s’empresse de le dire le Parlement européen qui « invite le monde des affaires à contribuer à l’adaptation des programmes universitaires en lançant et en finançant des cours spécifiques visant à familiariser les étudiants aux défis de l’entrepreneuriat ». Ou encore : « il est jugé important que la formation des enseignants développe chez eux une attitude positive et ouverte envers le monde de l’entreprise en tant que source de progrès, d’emplois et de bien être. » Tout est donc clair : l’activité économique est la seule raison d’investir dans l’éducation, ce qui implique que celle-ci devra s’adapter pour être utile.

F. Rastier montre comment le discours utilitariste et marchand a gagné un terrain considérable dans les moindres détails de nos raisonnements et de nos pratiques non seulement dans l’injonction de rentabilité (Mme Fioraso expliquant à propos des universités que « si on est autonome, si on gère son budget, on est un centre de coûts et un centre de profits »), mais aussi dans l’absence de méfiance à l’égard des protocoles technologiques qui formatent nos représentations, ou encore dans la manière de concevoir les corpus culturels (le Conseil de l’Europe définissant un cadre de référence pour l’étude des langues dans lequel « les genres et les types de textes écrits sont par exemple les livres, les journaux, les BD, [mais aussi ] les panneaux et les notices, les étiquettes des magasins, les emballages et les étiquettes de produits, les télécopies, les billets et les bases de données. »). On ne s’étonne plus d’ailleurs depuis longtemps de voir, dans les manuels de français du secondaire, des extraits d’œuvres littéraires cohabiter au même niveau avec des textes publicitaires ou des modes d’emploi. Se produit ainsi tout un aplatissement des œuvres qui sont ramenées à de simples documents, détournant l’attention de ce qui devrait être au centre : l’étude des oeuvres et, dit F. Rastier, la « restitution intellectuelle de leur intérêt. »

2) Des axes de résistance.

Etre conscient de l’idéologie adverse permet de poser quelques principes critiques et d’agir en conséquence.

Contre l’indifférenciation des textes et – corrolaire d’actualité que j’y ajoute – contre la croyance aux vertus des cours de morale, il faut affirmer que les grandes œuvres (littéraires ou artistiques) ont elles-mêmes valeur d’éducation car dans leur élaboration elles ont fait preuve d’une liberté qui est contagieuse. La preuve est que les pouvoirs totalitaires ne produisent pas d’œuvres dignes de ce nom, sauf celles précisément de leurs dissidents.

Contre l’idée que la chaîne entière de l’éducation pourrait être dématérialisée, que l’enseignement pourrait se faire de plus en plus en ligne, avec validation numérique des compétences et contre les pourfendeurs du prétendu « cours magistral », il faut analyser la situation de transmission en termes de contraintes anthropologiques et expliquer ainsi pourquoi la présence et l’interaction sont indispensables en ce domaine.

Il ne faut d’ailleurs pas tant se demander à quoi sert ce qu’on apprend, mais plutôt pourquoi on veut apprendre. Si l’on s’interroge sur les motivations des élèves, on découvre que cela est lié en partie à des besoins d’identification, d’émulation, de reconnaissance, qu’on choisit ses orientations d’études non pas tant en fonction des contenus et des propos qu’à cause de la portée assignée à la personne qui tient ces propos.

Il convient ici, en s’appuyant sur les théories du don de Marcel Mauss, d’inscrire la réflexion pédagogique dans le cadre d’une anthropologie de l’échange non marchand en se référant aux notions de dette symbolique, de besoin de partage, notions fondatrices du lien social.

 

 

Il faut aussi, plus largement, lutter contre la tendance au monolinguisme (l’anglais de hall d’hôtel ou de congrès, dit F. Rastier) et réaffirmer la force du multilinguisme, avec en particulier le droit de travailler dans sa langue, ce qui est d’ailleurs plus efficace et finalement moins coûteux que le tout anglais.

Mais il faut aussi se méfier des définitions nationalistes des cultures, comme on est souvent tenté de le faire pour sauver le génie d’une langue, car précisément « se cultiver c’est dépasser sa culture d’origine », dit F. Rastier qui rappelle que les grandes œuvres sont toujours les résultantes de croisement culturels.

Résumé par Mireille Kentzinger

 

On peut également entendre F. Rastier exposer ses analyses sur le site suivant : http://www.canalu.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/apprendre_pour_transmettre_l_education_contre_l_ideologie_manageriale_francois_rastier.13984

 

Ou consulter Texto, la revue en ligne qu’il dirige : http://www.revue-texto.net/index.php