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Magicienne

 

Lundi 30 janvier 2017

 

 

C’était il y a 6 ans

 

Elle est petite, menue, toute pâle. Elle s’appelle Elisa, comme une autre élève de la classe. Alors on dit le nom de famille, pour préciser : « Elisa Grand ». Elisa Grand… alors qu’elle est si frêle ! Elle porte des lunettes cerclées de rose, qui agrandissent encore ses yeux, déjà immenses dans son petit visage pointu.

Elle a toujours froid. Elle enlève sagement son manteau pour entrer en classe, mais tous les jours, systématiquement, au bout d’une heure, elle finit par lever la main et demander : « Maîtresse, je peux aller chercher mon manteau ? J’ai froid… » Et elle termine la matinée enveloppée dans son grand manteau noir, parfois avec son écharpe. Je me demande si un jour elle demandera à remettre ses gants.

Moi, aussi, cette année, j’ai spécialement froid, je suis beaucoup plus fatiguée que d’habitude, je la comprends… je garde souvent ma veste en classe.

 

Quand les élèves avancent en rang pour aller en récréation, et que je marche devant eux dans le couloir, je sens sa petite main se glisser dans la mienne. Elle le fait doucement, mais avec un certain aplomb. Je n’ai pas le cœur de lui dire de me lâcher. Les autres élèves ne s’en offusquent pas, ils voient bien qu’elle a froid et qu’elle est un peu perdue.

Pendant que je surveille la cour, elle reste à côté de moi, me tenant la main, sans rien dire.

Elle porte un cache-oreilles, cet accessoire de grand style qui connaît un succès immense dans les cours de récréations et qui fait ressembler les enfants à des Bidibules en recherche d’ondes stellaires. Il y en a des bleus, des blancs, des paillettés, des tigrés, des roses fushia, des gris à tête de souris…

Hier, quand elle a mis son cartable sur son dos dans le couloir, elle m’a dit : « Maîtresse, mon cartable, il est trop lourd ! » et je l’ai empêchée de justesse de basculer en arrière.

J’ai l’impression d’un petit oiseau tombé du nid.

 

Elle fait partie des sept élèves qui, en ce début de CE2, ne maîtrisent pas la lecture, encore moins le passage à l’écrit – fautes de sons, mauvaises césures de mots, syntaxe chaotique.

Je lui ai donné, comme aux autres élèves dans son cas, un fichier de CP et un petit cahier d’écriture et d’orthographe. Je leur ai montré comment s’en servir, j’ai aussi expliqué aux parents. Les enfants doivent lire tous les soirs, un peu, avancer de leur côté, copier dans leur cahier, et si possible faire des petites dictées sur ardoise. Nous nous en occuperons aussi en classe autant que possible, mais il faut chercher à gagner du temps.

 

Elisa est un petit oiseau, elle est fragile, elle a souvent froid ou mal au ventre … Mais elle a une volonté de fer.

Dès qu’elle a une minute d’attente en classe, elle sort, spontanément, son cahier d’écriture, et elle avance sa petite copie… Sa conduite fait tache d’huile. Les autres élèves qui ont aussi un cahier d’écriture font comme elle, et me voilà avec sept élèves studieux, qui en veulent, qui ne lâchent pas, qui travaillent… Les autres aussi, d’ailleurs, ceux qui sont plus à l’aise, sont touchés par l’exemple d’Elisa. Elle est peut-être l’élève qui connaît le plus de difficultés, mais elle est moteur pour la classe. Elle imprime sa petite marque d’élève au travail.

Assise au premier rang – je peux mieux l’aider de cette façon –, elle me regarde et, avec son visage têtu, elle a l’air de me dire : « Si tu crois que je ne vais pas me battre… »

 

Elle travaille tous les soirs. Elle a commencé à faire des progrès en lecture et à l’écrit, en copie aussi. Et toute seule ou presque. Certes le fichier est plutôt bien fait, certes sa maman la soutient ; bien sûr, je l’aide … mais elle a pris les choses en main.

 

Et voilà que, ce matin, elle n’est pas contente.

Elle s’est installée en classe avec un petit air mauvais, et elle a dit :

« – Maîtresse, il y a un mot, dans la lecture de hier, que je n’arrive pas à lire…

– D’accord, Elisa, on va s’en occuper. »

La classe commence. Appel, agendas, début de leçon de grammaire, petite copie…

« – Et le mot que j’ai pas réussi lire ?

– Oui, ma grande, dès que j’ai un moment, ne t’inquiète pas. »

Je lance la séance d’ardoise. Je donne quelques calculs.

« – Maîtresse… et mon mot ?»

Encore quelques calculs. Nous allons passer au cahier du jour. Les élèves rangent leurs ardoises et sortent leurs cahiers, je donne quelques indications…

Cette fois, c’est trop.

Elisa ouvre son cahier d’essai, puis son fichier de lecture ; elle cherche, laisse son doigt sur la page pour copier un mot, déchire le coin de la feuille du cahier. Puis elle me le tend. Ou plutôt elle me le met sous le nez.

« C’est ce mot-là. » 

J’aurais dû m’en occuper plus tôt.

J’arrête la classe : « S’il vous plaît, on va prendre une minute pour Elisa, qui a besoin de résoudre un petit problème. »

 

Je veux qu’elle comprenne que c’est simple. Que c’est à sa portée. Qu’elle ne s’inquiète pas. Qu’elle sache comment faire une prochaine fois.

J’écris le mot sur lequel elle a échoué au tableau, en gros, en script : « Elisa, dis-moi toutes le lettres une par une, pour commencer, sans en rater une, sans traîner non plus. »

Etre exact, précis, et rapide. Voir l’ensemble sans perdre de vue les éléments un par un, ni l’ordre dans lequel ils sont placés. C’est un des secrets que je tente de confier à mes élèves.

Puis je lui fais lire syllabe après syllabe : « Tu vas voir, c’est tout simple, tu sais le faire. »

Si elle achoppe, on redécompose, je lui demande de me dire les sons, puis de faire l’accrochage syllabique.

On parcourt le mot une fois comme ça ; une autre fois plus vite, sans quitter le mot des yeux, puis une autre fois encore.

« – Tu as donc lu… ? »

Son visage s’éclaire et s’apaise, et elle dit simplement : « ma-gi-ci-en-ne ».

 

Je l’ai croisée il y a quelques jours en arrivant à l’école. Elle accompagnait sa petite sœur à l’école maternelle en la tenant par la main. Elle a toujours son visage pâle et pointu, elle est toujours aussi frêle, mais elle me dépasse d’une tête. Elle m’a dit que le collège se passait bien.