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Lundi 12 décembre 2016

Ma collègue, Mathilda (Madame T.), garde ses élèves deux ans : elle les accueille en CP et les suit en CE1. Elle m’a confié, dans mon CE2 de cette année, Cynthia et Simon, tous deux en grande difficulté, même après deux ans de travail patient et de nombreuses aides mises en place. Ils sont encore débutants en lecture et écriture. Il était entendu qu’ils termineraient d’apprendre à lire dans ma classe. Ils seront aidés, comme les deux années précédentes, jusqu’au mois de juin, par la maîtresse spécialisée « poste E », qui les fait travailler en petits groupes sur la lecture et l’encodage (1), deux fois par semaine, lors de séances de 45 minutes.

Tous les jours, alors que les autres élèves s’exercent sur un travail de niveau CE2, pendant une demi-heure environ, nous travaillons, Cynthia, Simon et moi, l’encodage de base, sur l’ardoise. Je prononce des syllabes, des mots, puis des petites phrases ; ils répètent en articulant avec précision, ils décomposent les syllabes en sons, trouvent les lettres correspondantes, écrivent soigneusement ; quand l’ardoise est remplie, ils relisent l’ensemble à haute voix, copient la dictée sur leur cahier, puis relisent encore.
Nous lisons ensuite sur le fichier de lecture que je leur ai donné.
Nous travaillons un graphème de plus par jour, ce qui est une progression relativement rapide.  J’espère que nous aurons tout parcouru d’ici quelques mois, ce qui permettrait de tout consolider avant la fin de l’année.
Nous avons insisté au début sur les consonnes simples, parce qu’ils faisaient beaucoup de confusions. Ils peuvent maintenant écrire des petites phrases avec moins d’erreurs. Nous avons ensuite repris les voyelles doubles, puis les syllabes du type « cra » ou « dru », puis nous avons travaillé les premiers graphèmes complexes, comme le –eau ou le –ier en fin de mot, le –ill…

Ils se concentrent, s’appliquent, ne rechignent jamais au travail. Tous les matins, Simon installe son matériel et, s’il trouve que la séance d’ardoise tarde à venir, il me tend le fichier de lecture qui me sert de référence pour les dictées : « Maîtresse, on prend l’ardoise ? »
Son écriture, en début d’année, était chaotique, trop grosse, difficile à lire ; maintenant, elle est beaucoup plus fine, régulière, exacte. Quant à Cynthia, elle se perdait sur son ardoise. Je demandais une correction en fin de mot, elle la faisait en début, puis voyait son erreur, effaçait tout précipitamment, recommençait avec une nouvelle erreur ailleurs, ne savait plus où elle en était… Mais elle s’ordonne de plus en plus.

Tous deux sont encore très hésitants pour la lecture et l’écriture, mais ils sont très vifs dans d’autres domaines. Cynthia est une championne en dessin et en géométrie ; c’est impressionnant, la capacité de précision qu’elle déploie dès qu’elle prend ses feutres, ses crayons et sa règle. Elle est aussi très à l’aise dans toutes les activités sportives. Simon, lui, a un vocabulaire étonnant et des connaissances assez étendues ; il comprend très vite tout ce dont on lui parle, répond avec beaucoup de pertinence aux questions sur une histoire lue en classe.

Durant les premières semaines, Cynthia avait une tendance « petite maman », à ranger les affaires de Simon, à lui répéter les consignes… C’était très gentil, mais j’ai dû lui demander de rester concentrée sur son travail, plutôt que de s’occuper de Simon, qui a aussi besoin d’apprendre à se débrouiller tout seul.
Il semble important qu’ils soient assis à côté l’un de l’autre. Ils se soutiennent dans le travail. Ils se répartissent les tâches quand ils installent ou rangent leurs ardoises – éponges, craies – ou leurs cahiers. Ils lisent à deux quand je les laisse préparer leur lecture.
Lundi dernier, j’ai mis de la musique dans la classe et j’ai laissé les élèves terminer un dessin pendant le morceau. Je me suis rendu compte au bout de quelques minutes que Cynthia et Simon dessinaient à deux, sur la même feuille, en chuchotant pour se mettre d’accord sur les couleurs. C’était joli de les voir comme ça, tout paisibles et concentrés, penchés sur leur dessin. J’ai pris une photo. (Je prends des photos régulièrement, cette année. J’ai demandé l’autorisation aux parents, leur expliquant que j’aimerais attraper des moments de classe, et que je prévoyais de faire un montage en fin d’année pour le leur montrer. Ils ont tous été d’accord.)
Quand je prends des photos de Simon et Cynthia, c’est aussi pour les montrer à leur ancienne maîtresse. Je les lui envoie sur son téléphone quand je les trouve touchantes, comme celle du dessin en commun ou une autre montrant Cynthia de dos – reconnaissable à sa chevelure abondante et bouclée –, blottie contre elle pendant la récréation. J’envoie aussi des photos de leur travail sur ardoise ou de leur cahier, quand les progrès sont notables.

Je donne régulièrement des nouvelles de Cynthia et de Simon à Mathilda. Je lui raconte leurs progrès et leurs difficultés ; quand je rencontre les parents, je lui fais un compte rendu de l’entretien. Nous discutons, plusieurs fois par semaine, de leur travail, de leur attitude, de leur amitié. Elle est passée dans ma classe il y a quelques jours, alors qu’ils étaient restés pour dessiner pendant la récréation, et elle a pris quelques minutes pour les faire lire un peu. D’après elle, ils ont bien avancé.
Le lendemain, alors que je lui avais envoyé une photo de Simon et Cynthia tenant chacun une ardoise montrant une dictée impeccable, elle m’a demandé de leur transmettre qu’elle était fière de leurs progrès, ce que j’ai fait immédiatement. « Madame T., ze l’adore !! » a dit Cynthia avec un grand sourire. Je lui ai dit qu’elle avait bien raison.
En fin de semaine dernière, leur ardoise montrait un beau travail exact et soigné, avec tant de progrès encore, qu’une fois de plus j’ai pris une photo ; j’ai aussi photographié les cahiers, et j’ai envoyé l’ensemble à leur ancienne maîtresse.
Quelques minutes après, on frappait doucement à la porte de la classe. Deux petits bouts de CP arrivaient en messagers : « C’est de la part de notre maîtresse, pour Cynthia et Simon ! ». Ils portaient deux enveloppes marquées d’une petite image de pouce levé et d’un label : « Bon travail », contenant en cadeau un petit tampon à motif.

Ce matin, après une bonne séance de travail, quand je leur ai proposé d’écrire chacun une petite phrase pour Madame T. sur leur ardoise, ils ont répondu avec un grand sourire. Cynthia était d’accord pour s’essayer à : « Madame T. est trop gentille ». A Simon, pour que ce soit plus simple – il est moins à l’aise que Cynthia –, j’ai suggéré : « J’adore Madame T ». Et je les ai laissés chercher tout seuls. Ce qui a donné, au bout de quelques minutes, sur l’ardoise de Cynthia : « Madame T. ai to ganti ». Pour Simon… une petite suite de lettres sans trop de rapport avec la phrase, et une mine dépitée d’enfant découragé…
L’heure finissait, alors j’ai dû remettre à plus tard le moment d’aider Simon à venir à bout de sa phrase ; mais ils ont posé tous les deux avec un grand sourire, tenant l’ardoise de Cynthia ; et j’ai envoyé la photo à Madame T., qui m’a répondu : « Trop chou ».

D’après l’expérience que j’ai des élèves qui arrivent non lecteurs en CE2, grâce au travail de précision sur ardoise, qui soutient fortement les progrès en lecture, ils peuvent être lecteurs avant la fin de l’année… Mais il faudra encore du temps, avant qu’ils soient à l’aise pour écrire, même des phrases très simples, sans être accompagnés.

C’est idéal, ce relais improvisé entre Mathilda et moi, pour ces deux élèves.
Pour moi qui les reçois, rien de plus précieux que ses avis et les informations qu’elle peut me donner. L’air de rien, ce n’est pas évident, pour une maîtresse, de voir partir ses élèves, surtout les plus fragiles. L’air de rien, ce n’est pas évident, pour un petit de huit ans de quitter la maîtresse qui a été la sienne deux ans de suite, à l’entrée du primaire. Alors tout ce qui permet d’adoucir ces ruptures est bienvenu.

 

(1) L' »encodage » consiste à transcrire les sons du langage oral selon le code alphabétique. En d’autres termes, quand on « encode », on écrit… Mais on parle d’encodage pour les débuts de l’écriture, quand il s’agit avant tout pour les élèves de respecter la correspondance entre les sons et les signes, sans qu’ils aient encore abordé l’orthographe lexicale ou l’orthographe grammaticale.