Passé simple ?>

Passé simple

Mardi 3 janvier 2017

 

Le passé simple – de même que le plus que parfait et le futur antérieur – est officiellement supprimé des programmes de l’école primaire, et même de la sixième, depuis la rentrée 2016. On pourra cependant en sauver quelques miettes, puisqu’il est question d’enseigner encore la troisième personne des verbes du premier groupe (voir les nouveaux programmes du cycle 3, CM1-CM2-6e, volet 3, « les enseignements, français, étude de la langue »), les autres verbes et personnes étant introduits bien plus tard, en quatrième.

Il y a longtemps, j’ai entendu à ce sujet une amie instit, que je trouve magnifique, comme instit – elle fait un boulot incroyable, très rigoureux sur les contenus, elle est réfléchie et ouverte, motivée, zélée ; elle a enseigné longtemps à Trappes, et je l’ai vue avec ses élèves, pendant une semaine où je l’accompagnais lors d’une classe vélo, elle avait un contact fantastique avec eux, elle savait s’adresser avec clarté, fermeté, respect et bienveillance envers les plus durs, et les calmer, et il est difficile de se représenter comme certains de ces enfants étaient durs.
En me parlant de son travail, alors qu’elle enseignait en CM2, elle m’avait dit : « Pour le passé simple, je me contente de leur apprendre la troisième personne… »

L’argument pour ce choix est, je suppose, que les autres personnes verbales sont utilisées si rarement, y compris dans la littérature, qu’il n’est pas utile de les enseigner.
C’est ce que m’a dit, quelques années plus tard, une autre amie instit.
A laquelle j’avais répondu quelque chose comme : « Que ça serve beaucoup ou pas, ce n’est pas forcément la question ; l’intérêt d’enseigner aux élèves une conjugaison complète, il me semble, c’est de leur donner à comprendre, en leur présentant une vision d’ensemble, le système, avec ses règles et sa logique, ce qui permet un meilleur apprentissage de chaque élément… »
J’ajouterais, aujourd’hui, que s’il est intéressant d’enseigner le passé simple en entier, c’est aussi parce que ce temps est amusant, et même esthétique, avec ses formes biscornues et inattendues, surtout la deuxième personne du pluriel, qui est la plus étrange pour l’oreille. Sans compter que les élèves – dans la mesure où on fait le pari qu’ils auront affaire à la grande littérature dans les années qui suivent leur primaire – vont rencontrer ces formes dans les livres, et qu’ils doivent donc les avoir un peu étudiées, pour les comprendre.

Je suis convaincue de l’intérêt d’enseigner le passé simple en entier, et de ne pas le retarder à la quatrième.
Mais les instits, dans leur travail quotidien, sont souvent confrontés, comme les professeurs, j’imagine, à un grave problème de manque de temps.

Les programmes, pour commencer, sont tellement, non pas seulement chargés, mais complexes.
En plus de toutes les disciplines du français – lecture, copie, orthographe, grammaire, conjugaison, production d’écrit, vocabulaire, récitation… – et des mathématiques – numération, calcul mental, calcul écrit, technique opératoire, résolution de problèmes, géométrie, mesure -, en plus de l’histoire, de la géographie, de la science, de l’histoire des arts, de l’éducation civique et morale, il faut aussi enseigner le sport, l’anglais, l’informatique, la sécurité routière…
La part consacrée aux matières fondamentales, dans les programmes actuels, s’est nécessairement réduite.

Par ailleurs, les enseignants du primaire sont encouragés à engager leurs classes dans de nombreux projets, projets sportifs, projets artistiques, projets avec une association qui promeut la tolérance, correspondances avec un pays étranger, partenariats divers avec la mairie, visite d’expositions, engagement dans le plan contre l’illettrisme, journées contre le harcèlement ou pour la laïcité, semaine du goût, semaine de la science, semaine de l’art…
Moi la première, j’entre avec conviction dans ces projets. Parce que c’est très important, pour créer un lien de confiance entre les élèves et l’enseignant, entre les élèves eux-mêmes, et puis ça peut avoir un aspect joyeux. Mais si on se laisser aller, par enthousiasme, ou pour essayer de répondre à un maximum de demandes, à choisir trop de projets, il peut facilement nous arriver de voir se réduire encore le temps sur les apprentissages fondamentaux.

Par ailleurs encore, dans de nombreuses écoles, dans les quartiers sensibles, les enseignants passent un temps plus que conséquent à régler des problèmes de comportements ou des conflits entre les élèves, et ce n’est pas une heure de temps en temps, c’est régulièrement une heure par jour ; il faut prendre des dispositions, prévenir les parents, engager des démarches, assurer un suivi ; nous passons aussi beaucoup de temps à calmer l’agitation dans les rangs, à faire revenir le calme dans la classe, à obtenir l’écoute et l’attention. Tout est long, les consignes sont difficiles à faire passer, parce qu’une bonne part de nos élèves n’entre pas dans le travail spontanément. En début d’année particulièrement, ils sont facilement peu attentifs, peu concentrés, peu précis, peu rapides… Ces élèves, souvent, ont des bases  fragiles. Si nous voulons les consolider, il nous faut y passer du temps.

Alors, dans ces conditions, enseigner le passé simple devient presque un rêve lointain.

S’il était évident d’étudier le passé simple en entier en primaire, c’est qu’il serait évident que ce sont les enseignements fondamentaux qui tiennent la première place, évident qu’on doit creuser sur la compréhension des principes et des systèmes, évident que l’étude est longue et qu’on doit lui consacrer beaucoup de temps.

Mais il faut bien admettre que l’esprit actuel, dans les programmes, les instructions, les directives, n’est pas d’envoyer aux instits un message comme : « Restez sur les bases aussi longtemps qu’il le faudra, ne lâchez pas sur la précision, passez du temps dans les recoins, travaillez dans le détail, revenez-y tous les jours, refaites faire les gestes, inlassablement, entraînez vos élèves, construisez des piliers solides, et n’allez dans le reste que si ces fondements sont construits. »
Ce n’est pas exactement, de fait et au fond, ce qui est demandé aux instits.
Les enseignants tiennent comme ils le peuvent cette exigence de la précision et des bases, et je n’en connais pas un qui dirait ne pas la vouloir, mais les demandes et les conditions de travail auxquelles ils sont soumis vont souvent dans le sens contraire.

Ce qui m’intéresserait, dans cette situation, ce n’est pas tant de mettre en évidence cet état de fait, mais de chercher comment faire exister, dans le monde enseignant, un espace pour des discussions ouvertes, des discussions aussi plaisantes que sérieuses, qui pourraient poser la question, sur chaque sujet, des enjeux et des intérêts, et qui s’arrêteraient le temps nécessaire sur des interrogations comme : « Pourquoi enseigner le passé simple en entier ? » Il me semble que si on tirait les fils de ce questionnement, on toucherait à des thèmes riches, nombreux et vastes. Comme si, finalement, toute une conception de l’enseignement, du rôle social et politique de l’école, se jouait dans des questions de détail comme celle-là.