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Tu rigoles, Anatole ?

Lorsqu’il s’agit d’alimenter une « polémique » (c’est un mot facile sous la plume des journalistes[1]) pour affoler les honnêtes citoyens dans leurs chaumières, les réseaux sociaux sont une mine inépuisable. C’est ainsi qu’au lendemain des épreuves du bac de français, le Figaro[2] a cru bon de faire le tour des « twittos », pensant révéler non seulement l’ignorance crasse des candidats, mais une « insulte à la mémoire d’un des plus grands écrivains français » – rien que cela !

Au passage, on se demande depuis quand les journalistes considèrent comme un acte journalistique d’ausculter les vannes potaches les plus miteuses, qui existent depuis toujours dans les cours de récréation sans que les médias nationaux s’en fassent l’écho.

Quel crime de lèse-littérature auraient donc commis nos élèves des séries S et ES ? Ils ne connaissaient pas Anatole France. Pire, ils ont osé ricaner à son encontre[3]. Ce n’est pourtant pas tant cette ignorance qui est surprenante, d’autant plus qu’elle ne touche pas les autres écrivains qui figuraient dans l’exercice proposé : apparemment, puisqu’ils ne twittent rien à leur sujet, les élèves connaîtraient un peu Hugo, Zola, Eluard, Balzac, Maupassant, Desnos, ce qui ne serait déjà pas si mal.

Ce qui est accablant en revanche, c’est la conception de l’examen et – au-delà – de la littérature, qu’a l’Education nationale.

Le texte d’Anatole France figurait dans un « corpus » (choix) de textes tout à fait déroutants, et pour tout dire parmi les moins intéressants de leurs auteurs : il s’agissait d’éloges funèbres d’autres auteurs – Anatole France faisant l’éloge de Zola, Hugo de Balzac, Eluard de Desnos. Ces textes assez ringards dans la forme comme dans l’esprit, n’étaient pas littéraires pour deux sous. Comment commenter le texte d’Anatole France, sauf à passer en revue les clichés et les platitudes dont il est tissé ? Même le grand Hugo n’était pas à son avantage, avec cette ouverture aussi ronflante que creuse : « M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs ». Ouf ! Tout cela donne effectivement une idée bien poussiéreuse de la littérature, qui ne serait qu’un club de « grands hommes  » se passant la pommade les uns aux autres.

De tels corpus privilégient ainsi les activités d’écriture mondaines et circonstancielles des écrivains (articles de journaux, discours, lettres) aux dépens de leurs œuvres. Et les élèves sauront au mieux que ces gens ont existé, mais ne sauront rien de leur vision du monde. Les candidats au bac 2016 retiendront que Hugo, France et Eluard, parmi d’autres auteurs, sont des rédacteurs d’éloges funèbres, un peu comme on sait qu’Ingres était violoniste ou que Beethoven était sourd.

Le pensum ne s’arrêtait pas là. Pour le sujet dit « d’invention », on demandait à des ados de 17-18 ans de faire l’éloge d’un écrivain dans le cadre d’une commémoration en utilisant les procédés rhétoriques repérés dans les quatre textes du corpus. Outre le formalisme de l’exercice et le caractère improbable de la situation proposée, qui associe une situation pseudo-concrète (c’est-à-dire non scolaire) à un travail de relevé formel et de réemploi de figures de rhétorique, on doit dénoncer le vice majeur inhérent à ce type de sujet.

Le sujet d’ invention oblige à se couler dans des schémas formels qui évacuent toute réflexion critique. Quelles compétences (autre mot à la mode…) évalue-t-on chez le candidat qui se livre à cet exercice ? L’art du bonimenteur, du sophiste, du publicitaire, capable de nous vendre tout et n’importe quoi – surtout ce qu’il n’a pas lu, et qu’il imaginera complaire le plus à l’examinateur.

Le sujet de cette année se ressentait d’ailleurs aussi de la forte pression moralisatrice exercée par l’Education nationale ces derniers temps : il ne faut pas faire connaître la littérature – en effet on risque d’y croiser quelques rebelles3 – il faut assener que la littérature, c’est bien ; il ne faut pas la lire, il faut en réciter le catéchisme, cela suffira. On aimerait au contraire que les futurs bacheliers puissent comprendre que la littérature n’est pas un exercice d’admiration, ni un moyen de transmission de « valeurs », mais qu’elle est un lieu où ces « valeurs » s’élaborent et se renouvellent, souvent de façon conflictuelle.

 

Ainsi va le sujet d’invention poursuivant son travail de sape depuis qu’il existe : la littérature ne semble pas devoir être étudiée pour elle-même. De plus, en faisant plancher les élèves sur un texte d’un auteur parlant d’un autre, on les empêche de découvrir l’un et l’autre. En effet on n’entrevoit l’un qu’à travers le prisme de l’autre, ce qui est évidemment hors de portée d’un bachelier pour qui se confirme l’idée qu’un écrivain n’est qu’un beau parleur, qui ne peut en rien nous aider à mieux comprendre l’existence et en tout cas certainement pas la « question de l’homme » qui était censée structurer le sujet.

En prétendant dénoncer l’inculture des jeunes, Le Figaro nous joue deux mauvais tours : il donne aux « twitts » (gazouillis) des lycéens un retentissement inespéré qui les encourage à ériger l’ignorance en vertu, et il évite de parler des vrais coupables, ceux qui vident peu à peu les programmes scolaires de toute ambition intellectuelle et démocratique.

Fanny Capel & Mireille Kentzinger

 

[1] http://etudiant.lefigaro.fr/bac/bac-actu/detail/article/anatole-france-la-polemique-du-bac-de-francais-20873/

[2] http://etudiant.lefigaro.fr/bac/bac-actu/detail/article/bac-de-francais-sur-twitter-les-candidats-demandent-ki-c-anatole-france-20869/

[3] Signalons qu’ils ont d’ailleurs en cela d’illustres ancêtres ; ainsi cet extrait du pamphlet « Un cadavre » publié par les Surréalistes à l’occasion de la mort…d’Anatole France : «  Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc l’année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l’idiot, le traître et le policier. Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va. Pour y enfermer son cadavre, qu’on vide si on veut une boîte des quais de ces vieux livres « qu’il aimait tant » et qu’on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière. »