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A lire : de Magyd Cherfi, Ma Part de Gaulois, Actes Sud

Un livre qui comporte peu de « scènes d’école », puisque l’essentiel se déroule dans la cité des quartiers nord de Toulouse où vivent l’auteur et sa famille à la fin des années 70 ; un livre plutôt sur le « hors champ » de l’école donc, et c’est ce qui en fait le prix.

Au départ, le rêve insensé d’une mère dans ce quartier où les espoirs de réussite scolaire sont presque inexistants : que son fils, l’auteur, obtienne le bac. Cet hybris maternel va faire de Magyd Cherfi un amoureux de la langue et de la littérature françaises, l’écrivain public et l’animateur socio-culturel de tout le quartier, mais aussi un paria aux yeux de beaucoup d’autres garçons de la cité. Dans un premier temps en effet, la réussite scolaire a des effets catastrophiques sur « le vivre ensemble », et « le lien social » : le jeune Magyd doit faire ses devoirs sous la férule maternelle pendant que tous les autres jouent au football, et comme la contrainte se transforme en plaisir et qu’il se met à aimer lire Flaubert, Zola, Maupassant, il se fait régulièrement traiter de « pédé », voire casser la figure par un grand frère qui prend ombrage d’un poème écrit pour la petite sœur ; pire, il se met à parler une langue que les autres ne comprennent pas ou refusent de comprendre. Si les dialogues, souvent drôles, occupent une bonne part du livre (un peu construit comme une suite de saynètes), nous ne sommes jamais dans la complaisance devant le « pittoresque » de « l’argot des banlieues » : la fracture linguistique devient un gouffre, source de frustrations et de violence.

Mais d’autres liens se créent car l’auteur monte une association de soutien scolaire avec quelques copains et une éducatrice, association dont le rôle excède largement son but initial, puisqu’elle permet aux filles habituellement enfermées à la maison de sortir de chez elles, de s’exprimer grâce au théâtre, à la danse, à l’écriture… On peut y entendre la petite Nadia réciter le poème de Heredia Les Conquérants :

                Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

Fatigués de porter leurs misères hautaines,

De Palos de Moguer, routiers et capitaines

Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

 

Ou comment un poète parnassien à des années-lumière des « jeunes de banlieue »  parle quand même d’eux et de leurs rêves ! Le livre est plein de ces petits miracles : sans faire étalage d’érudition, c’est bien dans la littérature que l’auteur trouve les mots pour parler de son monde.

La critique de l’école n’est pas absente du livre, mais jamais l’auteur ne remet en question les lectures imposées par l’institution scolaire, pourtant difficiles et parfois très éloignées de la réalité qui constitue son quotidien : la littérature est un patrimoine que tout le monde a le droit de s’approprier et c’est peut-être la seule promesse que l’école républicaine ne trahit pas. La littérature dépayse, déracine et vous transforme en quelqu’un d’autre, c’est ce qui explique à la fois les réactions violentes qu’elle suscite chez les non-lecteurs, mais aussi son pouvoir de séduction et sa force libératrice.

Le savoir apporte l’inconfort intellectuel et moral : le malaise quand les copains parlent systématiquement des « Français » comme étant les Autres, la révolte devant le sort réservé aux filles, le sentiment de trahison quand on commence à avoir ses propres rêves et à ne plus vouloir jouer le rôle de porte-parole des opprimés… Premier bachelier arabe du quartier, l’auteur doit trouver seul sa voie entre ses aspirations personnelles et les ambitions (souvent légitimes) que les autres projettent sur lui, accepter la distance qui se creuse avec les copains d’enfance tout en refusant le mépris envers ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir une mère obsédée par le bac, et pour tout cela, la lecture est à la fois la source du problème et la solution.

Quand on est un peu fatigué du énième reportage qui vous explique que le bac n’est qu’un simulacre de rite de passage cher et inutile, de la énième déclaration selon laquelle il faut rapprocher l’école de l’entreprise, de la énième réforme qui diminue les heures d’enseignement disciplinaire, il est réconfortant de lire un livre qui sans jamais idéaliser l’école, fait entendre la voix de ceux pour qui l’obtention d’un bac A5 « section de branleurs inaptes à l’effort » justifie qu’on sacrifie un agneau (!), de celles qui pour lire Stefan Zweig sont prêtes à prendre des coups qui les mèneront à l’hôpital, bref de tous ceux pour qui le savoir est vital parce qu’ils éprouvent au quotidien le malheur de ceux qui en sont privés.