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Menaces sur l'enseignement des lettres et du français
Parce que notre conscience ne peut se résoudre à l'apathie, la servilité et la médiocrité, parce que nous sentons que l'Etat, quelles que soient les tartufferies proférées ici ou là, cherche à alléger le" fardeau " d'une éducation nationale de qualité, parce que notre discipline, au carrefour d'une maîtrise de la langue, d'une pensée critique et d'une sensibilité artistique, est aujourd'hui menacée, nous en appelons à une prise de conscience de nos collègues de Lettres, mais aussi des autres disciplines, nous en appelons à des parents d'élèves soucieux pour leurs enfants d'une éducation qui fasse d'eux des maîtres de la parole et de la pensée et non les valets hébétés d'une éducation au rabais. Voici nos revendications qui, loin de tout corporatisme, placent le débat sur un plan idéologique : celui de la formation du citoyen et du choix de société qui en résulte.
Nous nous opposons à la suppression de la dissertation et du commentaire composé, en tant qu'ils sont des exercices de synthèse de la pensée, nécessaires aujourd'hui dans un monde où abonde l'information ; sont d'ailleurs concernées à brève échéance d'autres disciplines telles que la philosophie, l'économie, l'histoire-géographie.
Nous nous opposons à la réduction de la dictée au brevet des collèges, qui semble programmer sa suppression à brève échéance, alors que les étudiants qui préparent les concours aux écoles d'ingénieurs, s'entraînent, eux, à la dictée. C'est le début d'un enseignement à deux vitesses. On a vu récemment une inspectrice déconseiller aux enseignants de fournir un soutien en orthographe en aide individualisée, en classe de seconde, sous prétexte que les élèves ne maîtriseront de toute façon jamais l'orthographe ! Il est même désormais explicitement demandé aux professeurs de collège de ne plus éclairer leurs élèves sur les mécanismes linguistiques et grammaticaux du français : les mythologies de l' " éducation nouvelle ", déjà expérimentées aux Etats-Unis, contribuent à la généralisation de l'illettrisme, dont les statistiques en France sont soigneusement verrouillées par le Ministère de l'Education Nationale.
Nous nous opposons à la dilution de la pensée argumentée dans un texte narratif, au collège comme au lycée, dont la finalité didactique avancée serait de montrer aux élèves qu'un texte n'est jamais purement narratif ni purement argumentatif (sic), mais dont l'intérêt est surtout de simplifier les sujets de réflexion, de les réduire à de simples problèmes pragmatiques, souvent idéologiquement orientés. Un adolescent, au brevet des collèges de l'année dernière, devait convaincre sa maman de lui acheter un téléphone portable... Nous nous opposons donc à la soumission de la pensée, à sa mise en contexte situationnel et énonciatif, afin que l'élève, nous dit-on, n'écrive plus dans le vide, mais vers un lecteur potentiel, dans une situation concrète - alors qu'est menacée par cette réforme l'aptitude de l'élève à mener une pensée théorique et conceptuelle. On attend désormais de lui qu'il ne soit plus que le metteur en scène et l'opérateur d'un vague conflit, qu'il doit conduire vers un vague dénouement consensuel, à l'image de ce qui l'attend dans le monde du travail. Renoncer à la gratuité de la pensée revient à en écorner les enjeux et à la formater dangereusement, dans une perspective critique toujours amoindrie. Alain Viala, président du Groupe Technique Disciplinaire de Lettres, s'assume pleinement lorsqu'il avoue que refonder les programmes est un choix de société et revêt une "dimension explicitement politique"…
Nous nous opposons à un "savoir light" (le ministre parle de flashes !), conséquence d'une réduction des heures de classe de seconde, nous nous opposons à une remise en cause de l'histoire littéraire, récemment réintroduite de façon pertinente pour des lycéens qui ont des difficultés à se repérer dans l'Histoire.
Nous nous opposons à une conception utilitaire et fonctionnelle du français. Le cours de français ne doit pas devenir le forum du monde du travail : notre rôle n'est pas d'apprendre aux élèves à rédiger des lettres de motivation, des C.V. ; notre rôle n'est pas non plus d'être des coordonnateurs, des " metteurs en page ", voire de simples correcteurs, des " travaux personnels encadrés " interdisciplinaires, tapés sur traitement de texte, annoncés pour la prochaine rentrée scolaire.
En bref, le professeur de français n'est pas un bon à tout faire. Une inspectrice a même suggéré aux enseignants de lettres de faire du "suivi comportemental" de l'élève en aide individualisée !
Certes, nous ne sommes pas contre l'introduction d'exercices de création, d'invention au lycée, mais celle-ci ne doit pas se faire au détriment de l'enseignement de la pensée critique, lequel assure la qualité de l'enseignement français. Un affaiblissement des exigences critiques, une homogénéisation des enseignements à l'échelle européenne, se feraient au détriment du réseau mondial d'établissements dont dispose la France, véritable relais pour le rayonnement de la francophonie. Pourquoi des parents portugais ou espagnols, par exemple, continueraient-ils d'envoyer leurs enfants dans l'enseignement français, si ce qui en fait la distinction disparaissait ? Nous craignons que l'écriture de " création " ne se substitue totalement, à moyen terme, à l'écriture dite de commentaire. D'ailleurs, comment évaluer l'écriture d'invention d'un élève au baccalauréat ? Ne s'agit-il pas, subrepticement, de permettre à tout élève, via les consignes notoirement laxistes des jurys de bac, d'obtenir la moyenne, ou presque ?
Si nous sommes favorables à une modification de l'épreuve orale du baccalauréat, qui pose des problèmes depuis des années, qui valide de la part de l'élève un travail de révision peu formateur, si nous pensons qu'il est possible de concevoir cette épreuve de manière plus intelligente, sans en affaiblir les exigences, l'oral ne doit pas devenir une simple paraphrase d'un texte, une simple lecture analytique d'un texte qui se résumerait à un jeu de questions-réponses entre le professeur et l'élève. Le problème central, et la qualité majeure à évaluer chez l'élève, restent sa capacité à dégager les effets de sens de textes esthétiques, moraux, politiques, etc.
Enfin, nous dénonçons la méthode de travail du ministère, l'absence de transparence, le manque de démocratie, le flou délibérément entretenu sur les réformes qui seront prises, de telle façon que les enseignants soient mis devant le fait accompli, à la prochaine rentrée, et qu'ils n'aient plus qu'à obéir.
En somme, transformer le professeur de Lettres en professeur de communication selon un vœu cher à nos " démocrates " techno-populistes, c'est remplacer avantageusement, à l'école, la caporalisation d'antan par la crétinisation via la communication. D'autres disciplines que les Lettres, telles les mathématiques et la philosophie, parce qu'elles sont étrangères depuis vingt-cinq siècles à la vie de tous les jours, constituent elles aussi des cibles à la fois redoutées et détestées. Un pouvoir qui aurait pour but de " rétrécir et disloquer l'esprit des peuples pour se faire obéir " (Gilles Châtelet ) ne s'y prendrait pas autrement.
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Ce texte a été rédigé par les professeurs de Lettres du lycée français de Lisbonne.
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Pour leur écrire : lettres2001@yahoo.fr
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