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Le livret de cons…(Luc Richer)

Le Livret personnel de compétences est une fiche où les professeurs évaluent pour chaque élève s’il a acquis ou non un certain nombre de méthodes, s’il a acquis ou non des connaissances et s’il sait ou non les utiliser. Par exemple, pour ce qui concerne la maîtrise de la langue française, on va évaluer si l’élève est capable de mener oralement un exposé en public (dans l’ensemble des compétences intitulé « Dire »), s’il est capable de rédiger un court texte dans une langue conforme aux règles de syntaxe et d’orthographe en vigueur (dans l’ensemble intitulé « Écrire »), ou encore s’il est capable de dégager le sens d’un écrit à partir de ses informations explicites et implicites (dans l’ensemble intitulé « Lire »).

N’allons pas toutefois supposer que pour ces exemples les professeurs de lettres feront seuls l’évaluation. Non, dans l’esprit initial, tous les professeurs d’une même classe peuvent évaluer tous les points dans toutes les rubriques du Livret. Or, pour chaque élève, pas moins de 140 compétences sont à évaluer. Comme tous les professeurs sont censés intervenir, il faut donc nécessairement convoquer en fin d’année une réunion collégiale, afin d’établir pour chacun des 25 élèves d’une classe  si les 140 compétences de son Livret sont acquises ou non. A supposer que la discussion collégiale ne dépasse pas une minute par compétence à examiner, il faudra donc 140 minutes pour évaluer un élève, soit deux heures et demie, soit 58 heures pour les 25 élèves d’une classe, autrement dit trois semaines de réunion à temps complet. Autant dire qu’il est matériellement impossible de procéder à l’évaluation finale sérieuse d’un élève avec ce Livret, sauf à arrêter tous les cours début mars pour un collège comptant quatre classes de 3e, en supprimant les vacances de printemps (les conseils de classes de 3e doivent en effet être bouclés début juin pour des raisons liées à l’orientation des élèves). Et c’est bien là une aberration : on impose aux professeurs une tâche collégiale d’une lourdeur sans précédent, tout en la rendant infaisable.

Mais, dira-t-on, ce livret existe bel et bien, et sa validation est nécessaire à l’élève pour qu’il obtienne en fin de 3e son D.N.B. Alors comment fait-on?

Eh bien on fait n’importe quoi. Certains collèges valident tout le monde d’office (c’est encore la solution la moins chronophage), si bien que tel élève qui n’a fourni aucun effort depuis son entrée en 6e et qui ne sait quasiment rien faire se voit tout à coup capable de raisonner juste, de rédiger sans le moindre accroc, de communiquer dans deux langues étrangères avec aisance, et de mettre en place un protocole scientifique impeccable (sans parler de tout le reste). Ce que voyant, d’autres collèges, d’abord soucieux d’étudier au moins les cas les plus difficiles afin de ne tout de même pas valider le pire, s’alignent et valident finalement à leur tour et à tours de bras, pour ne pas pénaliser les élèves de leur établissement (esprit d’équité), ou pour ne pas perdre de moyens dans le cadre de la décentralisation, c’est-à-dire de la concurrence entre collèges (culture du résultat). En fin de compte, chaque collège est contraint d’agir comme il peut pour ne pas paraître plus sévère que les autres, ou pour ne pas sembler faire moins bien. On se retrouve alors avec une évaluation qui, n’évaluant plus rien, n’a plus aucun sens, et qui est néanmoins prise en compte dans le cadre d’un diplôme national, le Diplôme national du Brevet. Quant à l’appareil administratif, il a pris ses précautions: dans tous les cas, et donc bien sûr dans celui où les professeurs refuseraient de se prêter à la mascarade, c’est finalement le chef d’établissement qui décidera seul de valider ou non les 140 compétences de l’élève.

Ainsi, telle gérante de magasin qui engage un stagiaire le découvre incapable de calculer un pourcentage, et si elle le cuisine un peu il lui révèle que la Seine se jette dans la Manche à Marseille. « Pourtant, s’étonne-t-elle, il a son Brevet!… »

Voilà comment le Livret de compétences contribue à laisser un diplôme prétendument national dépendre de pratiques locales ahurissantes, comment de la sorte on lui ôte toute valeur au mépris des élèves, de leurs parents, du mérite et de la simple vérité, et comment finalement on le mène à disparaître, la société réelle se rendant bien compte à terme que le produit n’a rien à voir avec l’étiquette.

Quant aux perspectives, elles sont magnifiques: c’est cet outil délirant, le Livret de compétences, qui doit un jour proche remplacer totalement l’évaluation par notes. Or il n’y aura que deux moyens de le faire fonctionner : 1) Chaque professeur évaluera les compétences dans la discipline qu’il maîtrise, puis la réunion collégiale finale constatera la présence de points rouges (non acquis) dans le Livret de l’élève, qui ne sera alors pas validé. Cette pratique paraîtra évidemment trop sévère, car il est quasiment impossible pour un collégien ou une collégienne encore en apprentissage de maîtriser les 140 compétences du Livret. 2) Le logiciel fera pour chaque élève la synthèse de ses réussites et de ses échecs ; si l’élève a validé 50% des compétences, son Livret sera validé.

Personnellement, je parie qu’on adoptera cette solution.  50%. Soit 10/20.

Luc Richer