« Titus n’aimait pas Bérénice » : pourquoi lire et étudier les classiques?
Titus n’aimait pas Bérénice[1], de Nathalie Azoulai, est d’abord une transposition de la tragédie de Racine : une Bérénice moderne vit un déchirement quand son amant Titus l’abandonne au profit de sa femme légitime, Roma. Mais très vite le livre parle d’autre chose : de Racine, de la littérature en général et du dialogue qui se noue par-dessus les siècles entre écrivains et lecteurs.
L’œuvre de Racine fait irruption dans le chagrin d’amour de la Bérénice du XXIème siècle comme un moyen de consolation. On comprend alors que la force de l’œuvre littéraire n’est pas celle d’un divertissement qui ferait oublier les peines, ni celle d’un savoir moral plein de sentences de sagesse. La magie de la littérature opère parce qu’elle offre des mots communs à tous ses lecteurs : devant le chagrin de cette nouvelle Bérénice, les autres personnages, dit N. Azoulai, « citent Racine pour dire nous aussi nous avons été malheureux et nous avons les vers de Racine qui nous rassemblent ». La connaissance de la littérature donne non pas tant un savoir qu’une possibilité de partager des émotions avec d’autres.
L’autre intérêt de ce livre est d’aborder ce qu’a pu être la formation linguistique de Racine et son travail littéraire. Et, au-delà de l’enseignement à la fois austère et audacieux qu’il a reçu à Port-Royal, c’est tout le plaisir de l’étude de la grammaire, de la traduction, de la lecture et de l’écriture qui est développé au fil des premiers chapitres du roman. Ensuite seront également décrits avec bonheur le travail de la déclamation théâtrale et l’art de faire passer par la voix les contradictions tragiques. S’interrogeant sur le mystère de la sensibilité de Racine, l’hypothèse de la narratrice consiste en une mise en abyme dans laquelle elle imagine que ce serait la lecture – et la traduction – de la douleur de Didon chez Virgile qui auraient nourri son imaginaire. L’idée abstraite d’intertextualité est ainsi développée de façon originale sous la forme d’un récit d’apprentissage (le jeune Jean s’exerçant à la traduction et lisant des livres interdits à Port-Royal) et d’une énigme (qui était cet homme qu’on croit connaître et qui s’appelait Jean Racine ?)
On pourra certes trouver que ce roman ne va pas assez loin dans la compréhension de l’œuvre de Racine, qu’il néglige des aspects pourtant analysés par la critique, qu’il oppose à tort l’inspiration de ses tragédies à l’enseignement que Racine a reçu à Port-Royal et les spécialistes resteront peut-être sur leur faim.
Néanmoins ce livre réussit à transformer en aventures la lecture et l’écriture, en dramatisant le travail d’interprétation auquel invitent les œuvres littéraires, ainsi que la manière dont une conscience (celle d’une lectrice) s’en approprie une autre (celle d’un écrivain) à travers tout un système d’échos.
Quant à tous ceux qui, comme nous, n’ont pas renoncé à enseigner la langue et les grands textes, ils y trouveront une belle illustration de leurs pouvoirs et du bonheur de les étudier.
Mireille Kentzinger
[1] P.O.L. éditeur, 2015