À lire : « Le désastre de l’école numérique » (Philippe BIHOUIX et Karine MAUVILLY, Seuil, 2016)
Philippe Bihoux est un Centralien ayant travaillé comme ingénieur conseil ou à des postes de direction. Karine Mauvilly est une journaliste ayant enseigné en collège public, diplômée de Sciences po.
Ce livre s’appuie sur de nombreuses références, soit des articles scientifiques, soit des rapports gouvernementaux, soit des discours de politiques : il est donc solidement argumenté. Il a été écrit en réponse au Grand plan numérique pour l’école décrété en 2014 sans concertation des professeurs, des parents, des éditeurs papier ou des librairies, et qui s’applique dans une école déjà grandement engagée sur la voie du numérique.
Les auteurs commencent par définir les termes d’ « école numérique » : équipements et usages de l’informatique à l’école (ordinateurs, tableaux blancs interactifs, cahiers de textes électroniques, logiciels de saisie de notes, matériel pour expérimenter…). Puis ils justifient le titre de leur ouvrage, en se référant à l’étymologie du mot disastro en italien : « mauvaise étoile »
Selon eux, ce « désastre » est dû à la fascination collective et de nos gouvernants pour la nouveauté technique, la terreur de ne pas être « dans le coup d’un monde qui bouge », et à la naïveté face aux boniments des vendeurs de ces matériels. Il est aussi dû à l’échec de décennies de réformes du système scolaire. La technique se promet aujourd’hui de panser toutes les plaies du système scolaire et social.
Une première partie, historique, montre que l’illusion de techniques salvatrices pour l’école et les apprentissages des élèves n’est pas nouvelle, et que tout nouveau médium a été paré des mêmes vertus magiques. Les arguments utilisés pour prôner le numérique à l’école sont les mêmes que ceux utilisés pour promouvoir la lanterne magique, puis les films, puis la radio, la télévision etc. Pour toutes ces techniques, c’est toujours la voie de l’équipement qui a prévalu sans que l’on ait réfléchi au préalable aux contenus pédagogiques, sans expérimentation antérieure.
Dans une seconde partie, les auteurs montrent que le choix pédagogique du numérique est irrationnel. Ils s’appuient sur le rapport PISA 2015, montrant que la fréquence d’utilisation d’ordinateurs à l’école est corrélé à une chute de compréhension en écrit électronique, que des pays en tête des classements internationaux sont soit très numérisés (Singapour) soit peu (comme la Corée du sud), cela indiquant que la numérisation ne semble pas être un facteur de réussite des élèves, voire peut en être un frein. En fait, on montre toujours des corrélations dans d’autres enquêtes mais pas des causalités démontrées, et par ailleurs ces corrélations sont contradictoires.
Un des arguments serait la motivation engendrée et la mise en activité de l’élève. Les auteurs s’appuyant sur des résultats d’études montrent que ce qu’on appelle la « motivation » (c’est-à-dire l’attraction ou l’intérêt pour le support utilisé dans l’apprentissage) et l’appropriation réelle des contenus ne vont pas de pair et que la mise en activité de l’élève, pour être efficace, doit produire des contenus à partir des informations : pour cela point n’est besoin d’ordinateurs, des textes support papier produisent le même effet !
L’argument d’accès à des ressources plus riches et récentes grâce à l’internet est une escroquerie : toutes les ressources nécessaires à un élève du secondaire se trouvent dans des livres.
L’argument de l’égalité des chances invoquée oublie que l’équipement ne suffit pas mais qu’il faut savoir l’utiliser : la « fracture numérique » s’est déplacée de l’équipement à l’utilisation. L’exemple prôné de la classe inversée en est une illustration frappante, puisque tous les élèves ne regardent pas ou ne regardent pas de la même façon la vidéo proposée.
Ce que le numérique diminue : le fait d’écrire à la main augmente la mémorisation ; les élèves sont déresponsabilisés avec l’introduction depuis 2010 du cahier de textes numérique reportant sur le professeur le travail de saisie de données, alors que l’on sait de plus que le fonctionnement d’un réseau informatique dans un établissement scolaire peut être aléatoire.
En conclusion de cette partie, les auteurs ne rejettent pas l’idée d’éduquer au numérique mais pas avec le numérique. « C’est une bonne maîtrise des fondamentaux qui permettra d’être plus performant dans toutes les matières, y compris en informatique ». La numérisation ne lutte pas contre les inégalités puisqu’elle suppose un suivi parental plus appliqué.
Dans une troisième partie est démonté l’argument écologique invoqué pour substituer le numérique au papier : l’extraction des matières premières (règne du non-renouvelable), la fabrication des composants et équipements ; l’utilisation des objets connectés nécessitant un surplus non négligeable de courant électrique, ne sont pas du tout écologiques. Nous nous berçons donc d’illusions sur l’immatérialité du numérique et transmettons sans le savoir ce mythe à nos enfants.
La quatrième partie s’attaque aux impacts sanitaires de ces objets numériques. L’augmentation de la myopie, le temps de sommeil diminué, la perte de moral, l’addiction aux écrans sont des conséquences de l’utilisation massive du numérique. Une conséquence très controversée serait la cancérogénicité possible des électro-fréquences. Rappelons que le cerveau se construit encore chez nos élèves, jusque dans le secondaire….Il faut distinguer les effets des électro-fréquences à court et à moyen terme et les auteurs précisent qu’ en 2013 l’ANSES a pour la première fois utilisé le terme « d’électrosensibilité ». On nous rappelle qu’il vaut mieux une connexion filaire qu’une connexion WiFi..
La cinquième partie explique qu’il y a trahison sociale et financière. Lorsque l’argent public est utilisé de façon dispendieuse sans créer d’emplois de plus, lorsque l’école public s’inféode aux intérêts du secteur privé (voir la signature par Najat Vallaud Belkacem d’un partenariat avec Microsoft en 2015) et quand une élite universitaire, protégée dans ses tours d’ivoire, assène ses solutions sans en mesurer les conséquences en termes d’emplois pour les professeurs en accélérant le remplacement de l’humain par la machine, il y a trahison. D’autant plus que la fabrication de tous ces objets suppose une exploitation des hommes dans les pays qui extraient les matériaux et de ceux qui assemblent les composants.
La sixième partie s’interroge sur les conséquences anthropologiques de la numérisation de l’école car on touche à la transmission des savoirs et des valeurs d’humain à humain, à l’intérêt de l’effort. C’est en effet un étrange projet de connecter en permanence l’enfant à l’école à tout moment et en tout lieu (ceci est écrit dans le rapport Fourgous sur le numérique qui vantait l’intérêt pour un élève de pouvoir en attendant dans une gare, par exemple, de se connecter et ainsi parfaire son anglais ou toute autre matière !), comme le téléphone mobile qui relie le salarié à ses dossiers, à son chef …
En conclusion des propositions sont faites pour une école sans écrans.
Pour en savoir plus, une interview vidéo de l’un des auteurs, Philippe Bihouix.
Compte rendu de lecture par Florence Costa-Chopineau.