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C'est un exercice obligé: tout ministre de l'Education nationale doit associer son nom à une réforme. Pour Ségolène Royal, ministre délégué à l'Enseignement scolaire, ce pourrait être la lecture. "Des mesures concrètes... visant à renforcer l'efficacité de l'école élémentaire sont en préparation", dit-on au ministère. Quand ? "Avant la rentrée prochaine". Rien n'a pour l'instant filtré, mais "Ségolène réfléchit, Ségolène consulte".
Elle aura fort à faire. Les chiffres ont de quoi faire frémir. Selon la dernière étude menée en mai 1996 par la Direction de l'Evaluation et de la Prospective du ministère, seuls 17 % des élèves entrant au cours élémentaire deuxième année (CE2) ont des "compétences remarquables" en lecture, ce qui signifie, selon la DEP, qu'ils "comprennent un texte en mettant en relation des informations qu'il contient" ! A contrario, près des deux tiers en sont incapables, soit qu'ils ne sachent ni lire ni écrire (15 %), soit qu'ils aient tout juste les "compétences de base" (reconnaissance des mots courants, déchiffrage des mots inconnus, compréhension d'un texte simple). "S'ils savent déchiffrer, souvent en ânonnant, résume un instituteur, ils n'ont pas l'aisance nécessaire pour comprendre réellement ce qu'ils lisent." Pour les enfants entrant en sixième, le "passif" est tout aussi lourd : quatre élèves sur dix sont dans l'incapacité de tirer des informations ponctuelles d'un écrit. Beaucoup ne comprennent même pas de quoi parle le professeur, pour la simple raison qu'ils ne savent pas déchiffrer ! "Le handicap ne cesse d'augmenter", constate Xavier Darcos, inspecteur général de l'Education nationale, ancien directeur de cabinet de François Bayrou et ancien conseiller éducation d'Alain Juppé. Encore ne s'agit-il que de statistiques officielles...
Ségolène Royal réussira-t-elle où ses prédécesseurs ont échoué ? Que d'efforts, en effet, ont été déployés depuis plus de vingt ans. Christian Beullac, déjà, avait décrété "l'année de la lecture" en... 1979. En 1985, Jean-Pierre Chevènement affirmait fortement (relayé par François Bayrou en 1993) : "Au primaire, les enfants doivent apprendre à lire, à écrire et à compter." Mais les ministres passent et les statistiques demeurent, comme si tous les généraux de l'Education nationale étaient tétanisés dès qu'il s'agit de livrer la bataille de la lecture. Il faut lire l'essai de Liliane Lurçat, La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs (Editions F-X. de Guibert). Cette psychologue de renom, chercheur au CNRS, brise la loi du silence : "L'école a été confisquée par des fonctionnaires qui s'arrogent le droit de décréter ce qu'est la culture, ce que sont les savoirs et ce que sont les enfants."
Depuis les années vingt, sous l'influence du Groupe Français d'Education Nouvelle animé par Paul Langevin et Henri Wallon, ces "pédagogues" n'ont eu de cesse d'anéantir l'enseignement traditionnel (l'école de la rigueur fondée sur l'étude progressive des matières, jugé par eux trop élitiste et trop bourgeois. C'est tout un système qui s'est mis en place à leur initiative. Dans un but de "justice sociale" pour permettre l'égalité des chances, la transmission des savoirs devait être remplacée par le "spontanéisme pédagogique" : l'enfant ne devait plus apprendre mais découvrir par lui-même.
"Plus qu'une coterie, une secte", affirme Liliane Lurçat en égrenant la longue liste de ses actuels "membres" : l'Institut National de la Recherche Pédagogique, l'Association Française pour la Lecture, certains Centres de recherche et d'action pédagogiques, divers UFR des sciences de l'éducation et l'Observatoire national de la lecture (ONL). Pour ces "autorités morales de la lecture" l'échec d'un enfant serait le fait d'éléments extérieurs à l'école. Les "déficiences physiques ou psychiques, environnement socio-économique ou culturel défavorable..... sont largement responsables des problèmes rencontrés par les futurs lecteurs" ,estime en effet l'ONL dans son rapport. Parmi ces facteurs "discriminants" : le nombre d'élèves dans une classe, le temps passé par ces enfants devant la télévision et les jeux vidéo, des parents qui ne lisent jamais... Liliane Lurçat ne nie pas les conséquences du "divertissement hors de l'école" : "La fatigue accumulée par le manque de sommeil, les discontinuités de l'attention qui en sont la conséquence, retentissent sur les attitudes scolaires, elles ont un effet non négligeable sur les résultats des enfants". Mais ils ne peuvent expliquer seuls le développement d'un échec scolaire "massif et systématique". Une prise de position partagée, en privé, par de nombreux instituteurs de l'enseignement public. "Qu'on ne me fasse pas croire qu'en 1930 un paysan de l'Aveyron avait un environnement culturel favorable à la lecture entre les travaux des champs et des parents souvent analphabètes", remarque un enseignant de Nice. Alors ? Pour Liliane Lurçat, il n'y a aucun doute. "Les facteurs scolaires sont sciemment occultés. L'échec doit être mis en relation avec la destruction systématique de l'enseignement élémentaire", entreprise depuis quelques décennies par la coterie qu'elle dénonce. Depuis la guerre, la pensée de cet influent lobby a imprégné tous les rouages de l'Education nationale, jusqu'à produire la méthode de lecture globale. "Inventée au départ pour les sourds", rappelle Liliane Lurçat. L'enfant part de mots entiers puis doit les mémoriser grâce au support de l'image. Cela donnait donc "Le cha n'em pa l'o" (le chat n'aime pas l'eau), première phrase enseignée par un manuel appliquant la méthode dite globale il y a une quinzaine d'années. Des errements qui appartiennent au passé ? C'est ce que l'on croit souvent. C'est aussi ce que prétendent les pédagogues et les linguistes "officiels" chez qui la "croisade" de Liliane Lurçat n'a déclenché que mépris, ironie soupirs. Le débat sur les méthodes ? Une vieillerie. "Plus personne ne pense que c'est là le fond du problème, explique un inspecteur de la région parisienne, et personne n'a envie d'y revenir." Depuis 1985, expliquent-ils, l'Education nationale n'impose plus aucune méthode. Les enseignants ont une totale liberté de choix entre les méthodes syllabique et semi-globale (voir encadré). La globalité serait totalement tombée aux oubliettes en raison de sa très mauvaise réputation chez les parents d'élèves.
Aujourd'hui et depuis quinze ans, soulignent-ils, dans l'enseignement public comme dans le privé sous contrat d'association, instituteurs et enfants ont à leur disposition des méthodes dites "semi-globales" (600000 exemplaires vendus chaque année). Deux élèves sur trois apprennent aujourd'hui à lire soit avec Ratus (un rat vert fanatique de moto, Hatier), soit avec Gafi, (un fantôme qui distrait Mélanie la chipie, Arthur le gros dur ou Rachid le timide, chez Nathan). "Cela permet toutes les démarches pédagogiques", expliquent Jean et Jeannine Guion, les "créateurs" de Ratus il y plus de dix ans. Pourtant, les ingrédients de la méthode globale sont encore là : l'absence de progression, la découverte par l'éveil (l'enfant part de mots chargés de "valeur affective" pour les découvrir et les analyser). Dans Abracadalire, autre méthode éditée par Hatier, les titres des parties de la première leçon sont révélateurs : "j'écoute", "je lis", "je retiens", "je fais fonctionner", "je découvre des phrases" et... "je peux aussi écrire". Dans Pas à Page (Nathan), l'enfant est invité à "inventer des phrases". "Le jeu des devinettes continue", reconnaît un instituteur des Yvelines. Qui plus est, la part belle est faite aux "nouveaux savoirs", fruit des travaux sur les "chemins cognitifs" de l'enfant. Au programme : dessiner le plan de son école, construire un brigand avec des bouts de bois, décrire un crapaud accoucheur ou la gestation chez la vache, découvrir la publicité... C'est la fameuse "école de la vie", c'est-à-dire la concentration sur l'enfant tel qu'il est, la prise en compte de ses intérêts, de son "parler jeune", de ses repères "télé", de sa culture "vivante". La méthode "traditionnelle" continue, quant à elle, d'être vouée aux gémonies. Si des instituteurs l'utilisent, c'est sous le manteau, sous peine d'être mat notés par les inspecteurs. "Dans beaucoup de cas, avoue notre institutrice de Nice, les inspecteurs ont été formés à la méthode globale ou ont participé à son élaboration. Pas question de les contredire !"
La méthode Boscher, inventée par un couple d'instituteurs bretons dans les années vingt, qui a formé des générations d'écoliers, est bannie des établissements scolaires. Les "tenants officiels" de la pédagogie n'ont pas de mots assez durs pour la stigmatiser. "Des phrases bébêtes", juge une responsable du SNUIPP, principal syndicat des instituteurs, proche du PCF "Boscher, il n'y a rien à comprendre. Je la condamne à 100 % , affirme de son côté Carole Thiffet, agrégée de lettres et maître de conférences à l'IUFM de Versailles, car c'est elle la responsable de l'échec scolaire." Peut-il en être autrement quand Jean Fourcambert, chercheur en sciences de l'éducation à l'INRP et membre de l'ONL, estime que Jules Ferry a développé une "logique de soumission". "Le comportement alphabétique étant devenu superflu, l'école doit, écrit-il , rompre avec ses pratiques historiques" ! Si l'ONL se garde bien d'attaquer telle ou telle méthode, il ne cache pas ses préférences. "Plutôt que d'accabler l'apprenti lecteur sous des exercices interminables de lecture et de copies de syllabes, que ces syllabes partagent ou non un même phonème, une même lettre, c'est à l'intelligence de l'enfant, à sa capacité de compréhension de principes abstraits, qu'il faut s'adresser." Le discours est de la même eau au SNUIPP, où l'on explique avec le plus grand sérieux qu'il faut "réaliser des opérations d'ingérence avec l'enfant et décoder les sous-entendus". Comprenne qui pourra ! "La recherche scientifique doit être appréciée sur ses progrès, l'école à ses fruits. Or le ver a mangé le fruit", affirme Liliane Lurçat. "Inattention, incapacité à se concentrer, manque d'orthographe" sont les doléances quireviennent le plus souvent. "On continue de tromper les enfants", constate de son côté Marie-Brigitte Lemaire, une pédagogue qui a mis au point (et exporté en Belgique, pays qui a dû subir lui aussi les ravages de la globalité) une méthode gestuelle (Jean qui rit) alliée au B.A.BA. Fantasme d'"odieux conservateurs" ? Des rapports officiels ont dressé un même constat d'échec. Dans une étude menée auprès de deux cent trente-sept CP et CM 2 en 1994, le groupe enseignement primaire de l'Inspection Générale a dénoncé l'insuffisance du temps consacré à la lecture, l'absence d'articulation entre déchiffrage et compréhension, une lecture zapping en diagonale à partir de textes trop brefs, peu de lecture à voix haute (qui permet de décrypter le sens) ; et "rares sont les maîtres qui reviennent sur le sens du texte" ! Deux ans plus tard, dans son rapport annuel, l'Inspection Générale de l'Education Nationale soulignait que les enfants utilisent de moins en moins leur mémoire. Pourquoi ? Plus de récitation en début de cours, plus de listes de vocabulaire à apprendre, remplacées par des questionnaires à choix multiples.
Et on ne compte plus les parents désespérés et blessés. "Ils sont pris dans un cercle vicieux, constate Marie-Brigitte Lemaire, l'enfant va voir un orthophoniste qui l'envoie chez un psychiatre. Puis le psychiatre convoque les parents car le problème de l'enfant vient sûrement d'eux !" Cette Bérézina n'a pas pourtant l'air de troubler outre mesure les "scientifiques". "Le niveau monte", dit Claire Thiffet. "On ne peut nier que l'apprentissage de la lecture ait progressé, ni que les élèves en aient bénéficié. Les évaluations nationales le prouvent", lit-on dans un ouvrage pédagogique (Eléments pour une pédagogie différenciée, Armand Colin). Raison de leur "optimisme" : les deux tiers des enfants rentrant en classe de CE2 savent "à peu près" lire. "A peu près", c'est tout ce qui fait la différence entre la réussite ou l'échec. "On sait ou on ne sait pas lire" , tempête Liliane Lurçat. "Les enfants très doués ou moins doués mais d'un milieu plutôt, favorisé s'en sortiront toujours, constate un instituteur. Pour les autres, ils auront besoin d'un sérieux soutien familial s'ils veulent savoir lire un jour." La meilleure preuve de cet échec n'est-elle pas le succès toujours renouvelé de la "vieille" méthode Boscher ? Exclue des écoles, elle se vend à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires chaque année dans les grandes surfaces ! Un tour de force réalisé sans aucune publicité, car, explique Belin, son éditeur, "il n'est pas question de communiquer sur une méthode dépassée qui ne fait qu'accroître l'angoisse parentale".
Un expert contre la méthode globale Entretien : Le Dr Ghislaine Wettstein-Badour* juge néfastes les méthodes globale et semi-globale.
Dr WETTSTEIN-BADOUR : La compréhension du message nécessite de très nombreuses opérations qui mettent en jeu de multiples aires et circuits cérébraux. Déjà en 1981, avec l'attribution du prix Nobel de médecine à l'Américain Roger W. Sperry, on avait acquis deux connaissances essentielles en matière de langage : Que se passe-t-il concrètement lors de l'utilisation d'une méthode globale ou semi-globale ?
Dr WETTSTEIN-BADOUR : On propose à l'enfant des phrases ou des mots qui sont lus. On pense qu'il les mémorisera. Or, les mots n'étant pas des images, le cerveau ne peut les retenir dans leur ensemble. Il va donc exécuter seul le travail de décodage qui le mènera à découvrir les lettres et leur présence sonore. Si les enfants présentent une anomalie d'identification des sons ou des formes, ils se trouvent alors confrontés au maximum de risques d'échec. Propos recueillis par Denis Lansel * Ghislaine Wettstein-Badour : Disciple du Prix Nobel de médecine R. W. Sperry, Mme Badour, elle aussi médecin, est spécialiste des problèmes des jeunes en âge scolaire. Auteur d'un ouvrage sur la recherche médicale au secours de la pédagogie, elle préconise le retour à la méthode syllabique classique, plus conforme, dit-elle, au fonctionnement du cerveau.
Scanné par Michel D. " On me présente comme un disciple de SPERRY qui a eu un prix Nobel de médecine en 1981 pour ses travaux sur le fonctionnement du cerveau. C'est très flatteur mais ce n'est pas exact. Simplement mon premier ouvrage de 1992 comprenait deux parties : la première était une synthèse des résultats connus à l'époque des travaux des chercheurs au premier rang desquels se trouvaient évidemment ceux de SPERRY, la deuxième était une synthèse de mes travaux de praticien et les conclusions pratiques qu'on pouvait en tirer à partir de l'observation au fil des ans de plusieurs centaines d'enfants en échec face à l'écrit. "
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