Contributions / Sotie (sans issue)
Texte paru sur la liste Lettres et Débats en octobre 2000.
Toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé serait purement fortuite.
Reçu d'Antoine le 11/11/00 :
SOTIE (sans issue)
Alexandra est une jeune collègue qui a été reçue 4ème au CAPES (méritoire pour une fille d'agriculteurs très modestes!) il y a quelques années et s'est distinguée à l'IUFM par un rapport de stage très intéressant. Elle était alors en zone d'éducation prioritaire et son année s'est bien passée.Nommée en poste fixe depuis deux ans, elle me rapporte une scène courante dans un collège de banlieue banal qui n'a rien d'une ZEP médiatique.
Tableau n°1
La Prof . Cool, tu veux bien arrêter de donner des coups de pieds dans la cloison.
Cool . J'ai pas donné un coup de pied, j'ai donné un coup de poing. L'autre i'm prend la tête avec sa perceuse.
La Prof . As-tu fait tes exercices ?
Cool . Non, j'ai rien compris. Toute façon, j'ai perdu le livre. Et pis j'm'en fous, ça sert à rien. (Sur sa trousse en toile militaire, on peut lire, au milieu des tags divers : Nique ton prof !)
La Prof . Veux-tu venir me voir à la fin du cours, pour qu'on remette de l'ordre dans ton classeur et qu'on voie ce que tu n'as pas compris dans la leçon précédente ?
Cool . Putain, lâchez- moi un peu ! Regardez Mickaël, il a rien foutu non plus. Pourquoi c'est toujours moi ! Sérieux, ça me prend la tête, grave ! Lâchez moi les baskets, bordel ! Arrêtez d'me gaver !
La Prof . Ne sois pas grossier ou je mets un mot dans ton carnet.
Cool . Vas-y ! J'm'en bats les couilles de ton mot. Ca sert à quoi ? (Il balance le carnet par terre)
C'est quoi ton problème ? T'es une mal baisée ou quoi ? (Regards circulaires vers les camarades, bluffés ou atterrés qui ne peuvent croire que tant de hardiesse ne débouche sur un châtiment exemplaire. "Cette année, au moins on va pas s'emmerder, va y avoir du rififi", se disent certains, émoustillés
La Prof . ... ... ...
(Complètement désemparée, elle se demande s'il est judicieux pour son autorité de faire appel au Principal. Ou de demander qu'on aille chercher le Conseiller d'Education. La vérité, c'est qu'Alexandra-on ne dira plus la prof- est au bord des larmes. Ce n'est pas tant l'agression... Elle s'est déjà fait insulter dans le métro. C'est la perspective proprement anéantissante, dont elle vient d'avoir la vision brutale et concrète, qu'à raison de cinq heures par semaine et pendant 35 semaines elle devra essuyer ce type de conflit épuisant. Le tout multiplié par 38 ans, un Cool en remplaçant un autre. Cette lutte, ce combat de Sisyphe la consume et la mine déjà, comme déjà la consume l'intuition que personne ne cherchera vraiment à l'aider. Rapport de force, bien loin de tout rapport de droit, elle vient de réaliser, face à ce type sans scrupule qui se gratte négligemment l'entrejambes en la regardant d'un air goguenard, l'essence de leur confrontation. Le fait est là, physique. Si dans le bahut la Loi est une fiction labile et nébuleuse, une abstraction impotente soutenue d'aucune capacité à contraindre quiconque à faire ou à accepter ce qu'ils ne désire pas faire, alors vous pensez bien, dans une classe...)
Interrogations rhétoriques
Cet élève, qui a le potentiel pour bousiller une classe et entend bien mener à terme sa mission, comment le sanctionne-t-on ?
1) Exclusion définitive du collège ? Mais vous n'y pensez pas. Il faut pratiquer une politique d'inclusion et d'ouverture. Tout sauf le conseil de discipline. D'ailleurs le Principal ne toucherait pas sa prime de bon fonctionnement. Pas de vagues, si on veut des crédits. De toute façon, c'est pas plus ou moins supprimé, ces conseils de disciplines ?
2) Exclusion de quelques jours ? L'élève serait ravi et il plastronne déjà à l'idée d'être en vacances une semaine et de narguer ses camarades.
3) Punition écrite? Exercices supplémentaires ?(les lignes à copier sont interdites depuis longtemps) Il ne les fera pas. Il vous rendra le numéro de l'exercice écrit mécaniquement puis dessinera innocemment, sur la même feuille, un index tendu, sans même penser à mal pour une fois.
4) Un "contrat" ? Il signera tout ce que vous voulez, pauvre idiot. C'est peau de lapin , ton truc.
5) Une gifle ? Parce qu'il a fini par coller une main aux fesses d'Alexandra. Si vous voulez finir à l'osto et avoir droit à trois lignes dans Yvelines-Sud...De toute façon, le plus drôle , c'est que vous n'avez pas le droit de frapper ce gaillard d'1m89 qui fait changer de couloir au conseiller d'éducation. Lequel est accablé d'une cécité intermittente qui lui permet d'ignorer les voies de fait commises par cet individu, notamment sur ses camarades. En vérité, notre conseiller d'éducation, ce saint homme plein de componction, ce chaste ermite qui poursuit la paix et la solitude, tâche par toutes sortes de petites bassesses et vilenies de lui seul connues, de faire en sorte que Cool devienne son pote. Quitte à trahir un ou deux profs, la tranquillité n'a pas de prix, n'est-ce-pas ?
6) Vite, le règlement intérieur ! Que prévoit-il ? Quelle sanction ? Rien de bien effrayant qui pourrait faire perdre à Cool ses très mauvaises habitudes. Non, il est pas né, celui qui pourra empêcher Cool d'écouter son rap en classe (vous savez, celui où on fume des flics parce que ce sont des poulets) ou de lancer au prof de techno d'origine maghrébine(qui porte une grosse barbe) et qu'il vient de croiser dans un couloir : "M'sieur, vous ressemblez grave à rabbi Jacob!" Le pauvre collègue vacataire en est encore tout abasourdi...
Soyons sérieux, il n'y a vraiment rien qui puisse entamer le caïdat tranquille de notre ami.
7) L'administration. Enfin une personne morale et non physique ! Une institution ! Un garant ! La Justice ! Ouais, l'administration combien de divisions ? L'administration, c'est d'abord le sourire perpétuel du principal, un personnage extrêmement évanescent, déjà au bout du couloir alors que vous venez de le croiser. Désolé mais il faut ne lui dire que des choses po-si-tives. Tous les élèves qui ont des problèmes peuvent aller le voir dans son bureau...C'est un garçon très pudique qui jette sur toutes les activités criminelles qui pourraient offenser la vue du rectorat, un manteau de Noé salvateur.
Quant à l'adjointe, elle, elle gronde les sixièmes, des fois. Et elle a vraiment pas l'air contente.
Tableau n°2
Le pédagogue sympa. "Eh bien moi, je vais vous le dire, ce que doit faire mon amie dans son collège normal, avec son administration normale, son principal charmant. Elle doit appliquer les nouvelles pédagogies et en particulier, comme elle enseigne le français, travailler en séquences. Bon sang, mais c'est...bien sûr ! Et travailler en équipe avec les collègues !"
Il téléphone à Alexandra pour le lui dire. Il la trouve abattue, elle qui est pleine d'ardeur au travail et de générosité. Il lui communique sa découverte. Manque de chance, depuis sa sortie d'IUFM, elle lui dit qu'elle applique mot à mot les instructions des inspecteurs. Elle voulait même développer un "logiciel de citoyenneté". Faire un site internet avec ses élèves(en dehors des heures de cours) en introduisant l'utilisation du camescope numérique, en collaboration avec le prof de techno. Elle a l'air de ne plus y croire. Elle est très fatiguée. Elle ne comprend pas qu'une classe entière soit sacrifiée pour un seul élève, certes charismatique, mais
qui met en péril l'équilibre de la classe. Elle se demande si elle ne va pas faire une dépression. Quelle molasse, toujours à s'écouter!
Alors il a un éclair de lucidité et il lui dit : "Ecoute, tu n'es tout simplement pas faite pour l'enseignement. Tant que cet élève ne t'a pas agressée physiquement tu dois le "gérer" et l'intégrer à ta pédagogie différenciée. Et ne laisse pas aux autres le soin de régler ton problème à ta place. Un bon prof doit accueillir tous ses élèves sans exception. Arrête de geindre, fais ton autocritique et embraye sur une psychothérapie remboursée par la MGEN."
Tableau n°3
Le sociologue. Mais vous ne voyez pas que le grand méchant loup de votre histoire, celui qui n'a aucune raison de préférer l'état de droit à l'état de fait, parce qu'il a la force pour lui, ce n'est ni l'élève, ni le prof (quoique...) mais la société de marché capitaliste qui fait du rapport de force un étalon universel Voudriez-vous que l'école ne reflétât point l'horreur économique ?
Cool est de toute façon une victime du système et de sa violence symbolique. Vous iriez à l'abattoir sans ruer, vous ? N'oubliez pas que Dolto nous a enseigné que l'adaptation scolaire est un signe majeur de névrose. Cool est un élève merveilleusement sain !
Candide. Oui, oui, dis-je au sociologue. Vous avez raison. D'ailleurs, vous savez, monsieur le Principal, celui qui sourit tout le temps, il est comme vous et moi : il lit Libé. C'est un garçon décidément très distingué, jeune, et tellement moderne. Il mériterait d'être proviseur.
Cela dit, en attendant la fin du capitalisme destructeur et de l'école reproductrice, on fait quoi pour Alexandra ? Et pour les élèves d'Alexandra qui rigolent au lieu de travailler, pas mauvais bougres pour la plupart et qui vont dans le mur et qu'on a remisé dans une classe de niveau qui ne dit pas son nom (si, si ça existe , ne jouez pas les innocents !). Ils veulent élire Cool chef de classe parce qu'il est "trop con" et "on s'éclate trop avec lui!". Vous voyez le tableau...
Le sociologue. Vous voulez entrer dans une logique du bouc-émissaire ? C'est pratique. On retranche la branche pourrie ? On fait de la purification sociologique et ethnique ? On crée des voies de garages ? des ghettos ? des maisons de correction ? Des camps de rééducation ?
Le facho dégueulasse. Exactement. Faut nettoyer. Pourquoi pas des maître-chien dans les établissements (venus du privé, bien sûr) . Un conseiller d'éducation redevenu surveillant général, plutôt qu'un fumiste mou du guidon titulaire d'une thèse de troisième cycle en sciences del'éducation. Un adjudant de la coloniale qui chausse du 46, voilà la solution ! Il n'y a pas de pouvoir sans exercice légitime de la violence!
Candide. Non point la violence. Ce n'est pas la police qui fait défaut quoique nous voudrions tous des élèves policés. Nous ne voulons pas de maître-chien. Nous voulons des adultes solidaires qui prennent leurs responsabilité et fasse respecter la loi consentie par une majorité. La loi est ce qui rend possible la liberté de chacun. Mais la loi doit avoir pour elle la FORCE. Dès que la force est contestée naît la violence. La loi du plus fort, la loi de la jungle s'épanouit sur l'impotence où la faillite de la force légitime. Sinon , comme le dit Rousseau, le pacte Social devient un vain formulaire. Pour éviter cela "quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre."
Le pédago sympa. Mais justement, Cool n'a jamais signé le moindre contrat. Il faut l'associer à votre pacte social.
Candide. Sans doute peut-on l'associer, comme vous dites, à une réflexion sur le règlement intérieur. Les élèves ont certes voix au chapitre. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit de mineurs qui ne sont pas censés avoir ratifié le Pacte Social qui est au fondement de la société et à l'origine de toutes les lois et tous les règlements. Cool est un sujet de droit mais pas encore un citoyen. Il n'a pas encore vocation à discuter les articles du Pacte social. Mais comme tout individu, il doit pouvoir être contraint par le Souverain.
La violence opprime mais la force contraint. Dans le cas qui nous intéresse, je constate une carence manifeste de la force. Sauf à préférer le chaos, la guerre de tous contre tous, on doit pouvoir redonner de la force à la Force. Et je parle bien de force physique, puisqu'en dernière analyse il n'est de force que physique. Même si cette force trouve son crédit dans une abstraction( la volonté générale), elle doit pouvoir se concrétiser dans un pouvoir physique.
Le sociologue. Votre dissertation de bac de philo est nulle et non avenue. Nous ne sommes plus à l'époque de J.J Rousseau. Cool est un élève insupportable, violent, ingérable ? Eh bien le système ne sécrète que les individus qu'il mérite. Certes la société et l'école sont bien malades pour engendrer toute cette souffrance. Car Cool est avant tout un élève qui souffre et à qui la société refuse à l'avance toute reconnaissance et donc toute valeur subjective et objective. L'exclusion sociale est la forme concrète de l'enfer. La société et l'école ne respectent pas Cool, pourquoi Cool les respecterait ?
Le psychologue. Il me semble que vous oubliez de prendre en compte le profil psychologique de Cool. N'oubliez pas que le père médecin(désolé pour le sociologue qui pariait pour un technicien de surface au chômage) et la mère infirmière se sont séparés récemment. Cela a beaucoup perturbé Cool qui vit, à présent, seul avec sa mère...
Candide. Tout cela est vrai. Je crains qu'il n'y ait guère de solutions dans l'immédiat. Il est assurément impossible de contraindre Cool à quoi que ce soit. Dépêchons nous de communiquer la bonne nouvelle à Alexandra : Il faut hâter la révolution, reconstruire la société et la famille après une psychothérapie collective. Il faut que la lutte des classes se résolve au profit du prolétariat laborieux, que les forces aveugles du capitalisme (qui contient heureusement en germe, comme chacun sait, une contradiction qui le mène à sa perte) fassent place à la justice universelle et à l'égalité des chances, que la haine et la volonté de puissance soient extirpés du coeur humain, que l'homme cesse de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain et d'exploiter son travail sans dédommagement, que les Droits de l'homme... que...,que..., que... etc...
Epilogue
- Alexandra a fait une dépression. Elle porte le deuil de ses illusions, sur l'esprit de solidarité des collègues, entre autres. Elle n'a pas encore assez d'énergie pour envisager une reconversion. Elle rêve vaguement d'un métier sans âme, mais paisible, où sa fragilité nerveuse (le psy l'assure qu'elle est originelle et non acquise, une vieille névrose qu'elle aurait réactivée) ne serait pas constamment en butte aux agressions.
- Après des pressions administratives, Cool est parti dans le privé. On ne s'en prend quand même pas impunément au rétroviseur de la 206 cabriolet neuve du principal. Mais Alexandra avait déjà déserté son poste.
- Mickaël entretient soigneusement le souvenir de Cool, en se montrant à la hauteur. Il fait lui aussi des émules.
- Le pédago sympa, qui est maintenant formateur IUFM, ne comprend toujours pas comment une fille "formidable" comme Alexandra n'a pas su trouver une pédagogie différenciée qui permette d'établir un dialogue fructueux avec les élèves en réussite différée.
- Le collègue de techno maghrébin figure en troisième position sur la liste FN pour les élections municipales. Le racisme, il connaît, et il ne supporte pas que l'on dise que le FN est un parti raciste. N'a t-il pas découvert un odieux "j'encule ta race" écrit au marqueur sur son bureau ? Le Principal avait minimisé et fait opportunément remarqué qu'on ne pouvait pas attribuer toutes les "bêtises" à Cool.
- Sur les vingt-quatre élèves d'Alexandra, quatorze sont allés, contre toute attente, en seconde générale, six ont été admis en BEP et les autres ont redoublé . L'adjointe a mis très habilement les redoublants au pied du mur en leur proposant un "marché" : "Vous vous tenez à carreau pour avoir un bon dossier et des appréciations positives. Sinon le lycée professionnel ne vous prendra pas."
"C'est pas grave m'dame, lui a rétorqué Mickaël, vu qu'on veut aller en seconde."
- Les collègues d'Alexandra qui n'ont pas demandé leur mutation, parce qu'il ont compris que leur établissement n'a rien, hélas, d'exceptionnel et qu'ils craignent de tomber de Charybde en Scylla, finissent par se faire une sorte de cor à l' âme comme on se fait un cor au pied. Ils se sont fait une spécialité de supporter l'insupportable, ce que l'on appelle une névrose d'adaptation. Après tout il n'y a que 3 ou 4% de Cool dans l'établissement, même si ça fait tache d'huile... Bon, il y a un prix à payer, c'est sûr : Le prof d'arts plastiques qui déteste tout le monde a la peau qui devient toute blanche. Mais ce n'est pas un cancer.
Soyons cependant positifs : il n'y a pas que des esprits chagrins dans l'établissement. Il y a même un prof de musique qui dit :"On n'est pas si mal à Anatole France. Bien sûr on pourrait améliorer la vie scolaire, mais c'est quand même un établissement qui tourne."
Conclusion.
Comme le disait Talleyrand, il n'y a pas de problème au monde qu'une absence de solution ne finisse par résoudre.
PS. Je laisse à mon lecteur, dans cette polyphonie cacophonique, le soin de mettre les smileys qui conviennent là où il le jugera utile. J'abjure volontiers l'humour, l'exagération , la dérision de cette sotie et je conviens que le procédé malhonnête(ou littéraire) qui consiste à faire parler plusieurs personnes sans qu'on puisse toujours repérer clairement qui exprime les idées de l'auteur soit de nature à hébéter l'intelligence de quelques uns, par les temps qui courent...
Antoine Desjardins, octobre 2000
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