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Le silence qui règne à certains moments dans la classe, le silence qu’on aime entendre - pas celui des petits matins d’hiver où ils ne sont pas encore réveillés, encore somnolents de leur trajet en car scolaire, de leur petit déjeuner pris trop tôt, ou pas pris du tout, de leur nuit écourtée par les heures tardives passées devant la télévision ou les jeux vidéo - le silence de l’attention captée, le silence de l’intelligence intriguée, le silence qui n’a pas d’âge, celui qui nous gagne, enfant ou adulte, professeur ou élève, lorsqu’on se trouve soudainement face au mystère, ce silence - là, c’est celui pour lequel nous aimons tous notre métier. Ce silence - là vaut toutes les sacro-saintes participations ; car il est des participations bruyantes et sans vie, au milieu d’un délire enthousiaste de mains levées, celles de " moi je ", des réponses hâtives données sans écouter la question, comme si l’enjeu était, ainsi qu’aux jeux télévisés, de répondre le premier en mettant le hasard de son côté, et des silences où la vie et le cœur d’une classe battent à tout rompre. Mon complice en classe, ma " jauge ", ne prend guère la parole : Céline prend la question pour ce qu’elle est : l’indice d’un noeud dans la réflexion : si elle fronce les sourcils, d’un air dubitatif, je sais que la question est arrivée trop tôt ; si son visage s’éclaire, c’est bien : je n’ai manqué aucune marche dans la démonstration. Elle laisse aux autres le soin de lever la main, de hausser la voix, de bomber le torse : l’aventure de l’esprit lui suffit ; ce n’est pas pour elle une question de qualification par rapport à moi, par rapport aux autres. Céline a de très bonnes notes aux oraux, sans aucun besoin de se qualifier en " participant davantage ". Pourrais-je encore longtemps offrir à Céline ces longs moments de silence dans lesquels se construit la pensée, et qui l’émeuvent tant ? dans lesquels je vois son intelligence en travail sans qu’elle ait besoin de l’exclamer ? Devrai-je céder bientôt à l’effervescence, au zapping, au frou-frou, qu’on nous recommande à présent, comme si l’essentiel, pour s’ouvrir au monde, à l’inconnu, au plus grand que soi, au plus compliqué que soi, consistait simplement à l’ouvrir ? Et lorsque le silence de cette qualité gagne l’ensemble des élèves, la classe alors vit en tant que classe, en tant qu’ensemble d’élèves rassemblés pour réfléchir, pour comprendre, dans une fierté collective de n’être plus tout à fait les mêmes qu’à l’instant précédent, d’être soudain grevés du poids du monde. Car je veux enseigner non pour alléger, mais pour alourdir, non pour rassurer, mais pour inquiéter. Eloge de l’inquiétude Agressive parfois, inquiète toujours, il est une question qui ne manque pas de surgir, généralement dans ces beaux moments de silence : " Mais Monsieur, qu’est-ce qui nous prouve que l’auteur a pensé à tout ça en écrivant son roman ? ". Cette question là nous embarrasse. D’abord parce qu’elle arrive toujours dans un moment de grande attention, de grande tension intellectuelle de la classe, de communion qu’on aimerait prolonger indéfiniment, et qu’il faut brusquement l’interrompre pour y répondre. Ensuite parce qu’on sait que c’est une question grave, une sommation, à laquelle on ne peut pas ne pas répondre. Impossible de dire " ce n’est pas le moment ", " nous sortons du sujet ", " n’interrompez pas le fil de l’explication ". Enfin parce qu’au fond, c’est la question qu’on rêve d’entendre, puisqu’elle consiste à demander : " Monsieur, qu’est-ce que la littérature ? qu’est-ce que l’art ? Y a-t-il vraiment entre Baudelaire et nous une distance si incommensurable que je ne puisse m’imaginer " qu’il ait pensé à tout ça " ? C’est proprement, pour l’élève qui la pose, la question du mystère de l’art. Mais cette révélation est rarement accueillie, par l’élève qui la manifeste, comme quelque chose d’agréable : je n’enseigne pas dans La Légende Dorée, mais dans la banlieue Nord de Paris. C’est souvent une question agressive, quasiment une protestation. Cette année, c’est Cédric, en 1ère STT d’adaptation qui me l’a posée, dans des formes et sur un ton qui n’ont rien à voir avec celui de Voragine. Cédric n’est pas ce qu’on appelle un bon élève : il prend rarement des notes, assiste au cours quand ses activités annexes, ses petits trafics, ses histoires de coq de bande, ne l’occupent pas ailleurs. Le voici, ce jour-là entraîné dans le vertige baudelairien des Aveugles, découvrant vers à vers les abîmes de la parabole : Cédric a peur, parce qu’il voit reculer les limites du monde. Cette question vient d’ailleurs rarement des bons élèves, parce qu’ils ont d’emblée intégré, accepté, la distance entre ce qu’ils sont et ce qu’ils désirent devenir intellectuellement ou socialement. Le plaisir est déjà, pour eux, celui de l’obstacle surmonté. Ils ont cette part d’amour propre, de vanité, de Surmoi, qui leur fait aimer la difficulté comme objet à maîtriser plutôt qu’à contourner. Mais pour Cédric, si Baudelaire " a pensé à tout ça ", cela signifie qu’il existe un monde émouvant, où l’émotion ne vient pas de l’immédiateté, du reconnaissable, du familier, mais de l’inconnu, de l’infini distance entre notre pauvre représentation du monde et celle de Baudelaire. Ce que Cédric découvre ce jour-là non sans un certain effroi, c’est tout ce qui sépare l’art du folklore. Mais cet effroi-là ne me fait pas peur ; au contraire, il me rassure parce qu’à ce moment Cédric et moi sommes très proches : le dépit effaré qu’il manifeste est un sentiment que je connais, quand, au concert les larmes me viennent non parce que ce que chante la cantatrice est triste à pleurer, mais parce que j’ai conscience de vivre un moment de perfection, d’absolu, dont je sais qu’il ne peut être qu’éphémère, et qu’il m’est donné par une voix humaine, et que moi aussi je suis un être humain, et que pourtant jamais ma voix ne pourra produire aucun son comparable à celui de la cantatrice, dussé-je y passer ma vie. Cedric, c’est évident, est ennuyé par la découverte qu’il vient de faire. Il le manifeste par une certaine agressivité. Mais c’est justement dans ces moments là qu’il s’ennuie le moins au lycée, dans ces moments d’arrachement dramatique à lui-même, contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos psycho-pédagogues, adeptes du cocooning intellectuel. Je trouve d’ailleurs cette confusion entre la forme réfléchie et la forme transitive extrêmement symptomatique : ce qui embarrasse un élève sécréterait forcément de l’ennui. Tout ce qui sortirait l’élève de lui-même, de ses références, de son univers, tout ce qui lui interdirait l’attitude narcissique dans laquelle le matraquage consumériste le plonge complaisamment, serait une atteinte inacceptable à l’épanouissement de sa personnalité. Si enseigner doit maintenant consister à ramener tout malaise, toute inquiétude, à un ennui qu’il s’agit de dissiper et de distraire, c’est alors la fin de cinq siècles de culture humaniste, et d’efforts prométhéens pour " bâtir ces pierres vives " à partir d’une attitude de doute raisonné sur soi et sur le monde. Car je me demande bien à quoi je pourrais servir, s’il ne s’agit que de renvoyer l’élève à lui-même, à ses valeurs, à son actualité, à ses références. A-t-il besoin de moi pour lire l’Equipe, ou le Midi Olympique? pour commenter la photo d’un défilé de mode où parade Claudia Schiffer, comme le proposent certains manuels? Suis-je un animateur de folklore, qui doit, pour le rassurer, sans cesse renvoyer l’élève à son propre monde et à ce qu’il connaît, ou un professeur dont le devoir est d’enseigner, de signaler, qu’il existe un monde au delà des bandes dessinées, des magazines de sport et des séries télévisées, que ce monde là est radicalement autre, non familier, qu’il est une transgression permanente de nos habitudes, et que sans cette transgression assumée, il n’y a point de salut, ni intellectuel, ni social ? On tient d’ailleurs à ce propos deux discours contradictoires : d’un côté, on nous dit qu’il faut parler aux jeunes le langage de leur temps, avec leurs références, si l’on ne veut pas se couper d’eux. C’est donc, implicitement affirmer l’obsolescence de notre patrimoine culturel : on comprend alors que la réforme des concours de recrutement prévoit la suppression de toute épreuve qui testerait le niveau culturel des futurs professeurs. De l’autre, on nous dit que la contemplation d’une image de magazine est une excellente propédeutique à l’art : qu’au lieu de rebuter, " d’ennuyer " un élève en lui montrant un Titien ou un Rubens, il faut d’abord apprivoiser son oeil en lui faisant contempler Claudia Schiffer, qu’il voit tous les jours à la télévision. Qu’au lieu d’assommer l’élève avec des pleines pages d’auteurs classiques, il vaut mieux en glisser un, quasi clandestinement, au milieu d’un article de journal, et même de quelques " brèves ". Que pour l’apprivoiser à la poésie, on peut le mener, sans qu’il s’en rende compte, d’une chanson de Higelin à Rimbaud. Finie la pédagogie terroriste du " ça passe ou ça casse ", nous entrons dans l’enseignement culturel homéopathique. Emile chez Carrefour Mais cette démarche-là, au fond, ne diffère guère de la première : elle témoigne du même désir d’accomplir une " révolution culturelle " qui fasse table rase du patrimoine que nous pensions essentiel de transmettre. Si une brève de comptoir, un article du Midi Olympique, sont mis sur le même plan qu’une fable de La Fontaine, ce n’est certainement pas pour persuader les élèves de l’importance de La Fontaine ; mais conforter le lycéen qui comprend l’humour subtil de : " Dis, Papa, c’est loin l’Amérique ? Tais-toi et nage ! " ( Bertrand-Lacoste p. 16), se captive au récit d’un match de rugby, que le Midi Olympique et l’almanach Vermot sont d’avantageux équivalents des Fables de La Fontaine, puisqu’ils sont drôles et captivants, et en plus leur parlent de ce qu’ils connaissent. Fini, alors l’écrasement des enfants sous le poids de la culture bourgeoise : libéré de notre tutelle, l’adolescent peut enfin être lui-même. Je n’arrive pas à déterminer la part de naïveté et la part de rouerie dans ce raisonnement. Je comprends que Rousseau, l’autodidacte, ait pu attribuer l’originalité de sa pensée et de son style au fait que lui seul, contrairement aux autres écrivains des Lumières, ait échappé à la férule des collèges jésuites, et qu’il en ait conçu une sorte d’orgueil. Nul doute qu’en laissant Emile passer son enfance loin de toute école et de tout enseignement " ennuyeux ", Rousseau pense construire un modèle d’éducation dont il est persuadé qu’il lui a si bien réussi. Mais Cédric n’est pas Jean-Jacques. Cédric porte des chaussures Nike à 700 frs, un survêtement Lacoste, un blouson Cerrutti; dès qu’il sort de classe, il plaque sur ses deux oreilles déjà couvertes d’un bonnet Nike les écouteurs de son Sony, pour aller téléphoner dans le couloir avec son Motorala, histoire de savoir comment vont les affaires pendant qu’il est en classe à s’angoisser sur Baudelaire. Renvoyer les adolescents que nous avons en face de nous à leur monde, c’est les aliéner encore un peu plus au matraquage publicitaire, aux marchands, au marché. Les livrer à eux-mêmes, en prétendant les délivrer du poids aliénant de la culture, c’est les livrer à d’autres forces bien plus destructrices et dépersonnalisantes. Car si la culture classique peut devenir - en partie - l’instrument de formation et d’expression de la personne, le conditionnement auquel les soumet le marché n’est, lui, qu’une instrumentalisation d’un moi, créé sur mesure, aussi volatil que les modes et les marques. Enseigner le passé, pour éclairer le présent sans s’y soumettre C’est pourquoi le refus d’enseigner l’immédiat est la seule garantie de liberté que nous puissions offrir aux jeunes gens qui nous sont confiés. Cela n’empêche pas de parler du présent, loin de là : lorsque le Nègre de Surinam, dans Candide, explique que c’est au prix de son esclavage et de ses mutilations que " nous mangeons du sucre en Europe ", l’effet de malaise généralisé, dans la classe est garanti, lorsque je demande aux élèves de me dire où, et par qui, sont fabriquées leurs chaussures Nike et leurs blousons Lacoste... Mais éclate alors la grandeur de Voltaire dans la valeur universelle de sa remarque. Depuis quelques années, au contraire, le parti pris de puiser dans le présent, dans l’actualité, a montré combien cette attitude marquait la fin de la distanciation laïque dans laquelle nous nous efforçons de tenir notre enseignement. Bien sûr, les choix faits dans la culture passée sont orientés idéologiquement ; bien sûr, il importait à la troisième république, dans sa croisade, de valoriser la raison classique, et d’occulter, par exemple, le courant baroque. Mais la tentation augmente à mesure qu’on cherche à puiser dans l’actualité et non dans le patrimoine. Alors, la bassesse et la flagornerie n’ont plus de limites. La palme revient ici à l’éditeur Bertrand Lacoste (encore lui), qui décide de consacrer trois pages à un " jeune auteur ". Pas un classique poussiéreux, qui fait fuir la jeunesse ; un de ces auteurs récompensés par un prix dont on parle chaque année à la télévision et à la radio, un de ces auteurs vraiment actuels, dont on voit le livre enguirlandé de rouge à la vitrine automnale des libraires. Enfin le manuel n’est plus en décalage avec la vie : les noms qu’on y trouve portent l’estampille " vu à la télé ". Qui choisir ? Echenoz ? Pennac ? Orsenna ? Delherme ? Voilà des noms que l’élève sera certain de retrouver dans tous les Points Hachette de France. Bertrand Lacoste pourtant n’est pas inféodé aux star system : il choisit un " jeune auteur ", beaucoup moins médiatique, dont on apprend pourtant qu’il a déjà écrit six romans : Philippe Le Guillou. Pourquoi Philippe Le Guillou ? Parce que Phillipe Le Guillou est inspecteur de français dans la plus grosse académie de France, et que si sa notoriété littéraire n’a pas l’éclat des noms que j’ai cités, sa carrière administrative fait de lui un homme qu’un éditeur scolaire a tout intérêt à flatter. Voilà donc trois pages de service de presse offerts gracieusement par Bertrand Lacoste à Gallimard et à son jeune poulain. La dizaine de lignes qui ouvre le roman est entourée d’une photo du jeune inspecteur (pardon du jeune auteur), de trois articles élogieux, d’une lettre louangeuse de Julien Gracq, d’une photo du même Gracq prise il y a quarante neuf ans ( car le jeunisme ambiant exige, si l’on ne veut pas rebuter nos élèves, de ne montrer que des figures jeunes : qu’iraient-ils penser s’ils s’apercevaient que c’est un vieux ringard qui encense Le Guillou ? Un livre qui plaît à un vieux, voilà qui risque d’être bien ennuyeux...). Enfin, Gracq, dont les élèves ne savent rien sinon qu’il a refusé le Goncourt, est convoqué pour faire ici jugement final d’autorité, alors que rien ne permet à l’élève d’en connaître l’univers, d’en apprécier la qualité et l’originalité littéraire. Laconique, Bertrand-Lacoste explique aux élèves qu’il s’agit d’un " illustre aîné ", et cela doit bien suffire à asseoir le jugement du jeune lecteur, quant à l’indubitable qualité des romans de Philippe Le Guillou. Après deux siècles d’enseignement fondé sur l’obsession constante que seul l’esprit d’examen pourrait arracher nos élèves au préjugé, voici le retour du règne de l’opinion. Curieusement, d’ailleurs, l’actualité qu’on offre à voir aux élèves, loin d’être présentée dans son foisonnement contradictoire et complexe, apparaît comme terriblement univoque : ainsi, dans le même manuel, sur dix neuf articles de presse, quinze sont extraits du Monde. C’est faire une bien grande place au " journal officiel "... Au moins, lorsque nous évoquons la Restauration, le recul nous permet de dire en toute liberté que les articles du Moniteur ne devaient pas être pris pour des articles de foi, et qu’il existait de véritables empoignades idéologiques et littéraires, loin du consensus moralisateur (on dit maintenant " citoyen ") que dégage le choix d’articles du Monde. Si l’on veut vraiment plonger les élèves dans un présent bien vivant, pourquoi pas, alors, leur proposer des articles de Golias critiquant les Journées Mondiales de la Jeunesse, des éditoriaux de Philippe Val dénonçant l’hypocrisie du pseudo effet Zidane, et même, pour une fidèle représentation des déchirements du présent, des articles du Figaro s’indignant du laxisme des pouvoirs publics dans la répression contre la jeunesse délinquante ? Mais ce serait alors retomber dans la pédagogie du malaise, celle qui nous est chère parce qu’elle fait des élèves nos égaux, des êtres d’inquiétudes, au lieu que la pédagogie moderne nous demande de les rabaisser en les rassurant, puisque on s’inquiète d’eux à leur place, en haut lieu. Encore une fois, loin d’être une garantie d’objectivité, le recours systématique au présent est un recours brutal à la propagande la plus directe. J’en veux pour dernière preuve le choix des sujets de bac. Celui de l’an dernier était extrait d’un livre de Luc Ferry. Luc Ferry est président de la commission des programmes. Une telle confusion entre pouvoir politique et influence pédagogique n’est pas possible si on prend comme garde fou le recul du temps. L’aliénation aux valeurs bourgeoises que représente le patrimoine historico-culturel est maintenant remplacée par l’aliénation au présent, bien plus arbitraire : aliénation aux marchands, à l’immédiat, à l’idéologie en cours, au pouvoir politique. La référence au passé même si elle n’est pas innocente (mais peut-on imaginer un discours innocent ?) est au moins un rempart à la tentation de l’endoctrinement par les marchands et les maîtres du moment. Art ou folklore ? Les manuels sont envahis de chansons, d’articles de presse traitant de l’actualité sportive, de publicités, de photos de films récents et même d’extraits de la presse " people ". Ils fournissent ainsi au professeur, pour bâtir son cours, un corpus qui renvoie l’adolescent à son propre univers, à ses habitudes, à ses références. Lorsque figure un texte littéraire, c’est pour sa capacité à s’intégrer à cet ensemble. La littérature est alors disculpée de sa barbarie radicale : soigneusement sélectionné , le texte littéraire peut se glisser à l’intérieur du cours de français à condition qu’il abandonne toute altérité, et parle lui aussi, à l’adolescent, de son monde et de ses habitudes. Comment d’ailleurs, situer, définir ce corpus offert aux élèves, dont on a vu l’hétérogénéité augmenter au fil des réformes ? Un manuel des années soixante présentait, de façon homogène - et parfois arbitraire ou orientée - un florilège raisonné du patrimoine littéraire des siècles passés. L’élève qui ouvrait son Lagarde et Michard savait qu’il entrait dans un monde compact et opaque, suranné et saturé de signes alphabétiques, de mots et d’images dont il avait conscience qu’il les rencontrait dans ces tomes parce qu’il ne les rencontrait pas dans sa vie de tous les jours. Et qu’en entrant au lycée, il conquérait le droit qu’on l’initie à l’étrange, au passé, à l’inouï, à tout ce qui ne formait pas son quotidien. Et, conforté bien sûr par le poids de la tradition et des partis pris idéologiques, les choix des concepteurs de manuels et de programmes étaient soumis à cet axiome : élever le niveau culturel d’un élève, c’est lui offrir en pâture, quelque chose qui l’émeuve, c’est à dire qui le déplace et le transporte hors de lui, un peu plus loin, à l’écart de là où il était quand le cours a commencé. Accepter, prendre plaisir à cette é-motion provoquée par l’inouï, c’est proprement l’effet produit par l’art. Tout à fait inverse est le plaisir qu’on prend au folklore : chansons et contes nous font plaisir et nous rassurent parce qu’ils sont le lieu commun de tout le monde, parce que leur pauvres rimes, leurs mélodies simplistes et répétitives, leurs images codées, font que tout le monde non seulement s’y retrouve, mais peu les reproduire et se sentir, en quelque sorte, acteur de sa propre culture, pour employer le langage psycho pédagogique en vogue. Nul doute que c’est un ciment culturel et social essentiel, puisqu’il perpétue ce fond commun indispensable, cette communauté, cette connivence de passé et de références sans lesquelles il est bien difficile d’empêcher une atomisation complète du corps social. On a donc vu, au début des années quatre vingt,, avec la mode de la narratologie issue des travaux de Propp, le folklore faire son entrée dans les manuels. Le but, à l’époque, était double : montrer que tout récit peut être l’objet d’une étude raisonnée ; aérer le corpus purement littéraire - qu’on commençait à trouver trop ambitieux pour le public auquel on ouvrait les portes des lycées - par des intermèdes plus simples et plus familiers aux élèves. Fonction rassurante : comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, l’élève qui analysait les fonctions du récit dans une chanson de son enfance pouvait se dire qu’après tout, la littérature, ce n’était pas la mer à boire, puisqu’il connaissait cela depuis sa plus tendre enfance. Mais plus récemment, le souci folkloriste des manuels a pris une dimension beaucoup plus alarmante. Car il ne s’agissait plus de renvoyer les jeunes à un fond culturel commun qui leur devenait de plus en plus étranger (l’an dernier, en seconde, seuls quatre élèves sur trente connaissaient au moins un conte de Perrault), mais à ce qu’on appelait leur propre culture de jeunes : la pub, le foot, les marques, les groupes. Mais le propre de ce folklore dégradé est qu’il est exactement l’inverse de ce qu’on attend d’un folklore : la pérennité. En effet, capter cette clientèle pour qu’elle consomme de façon effrénée suppose un renouvellement constant qui interdit justement toute sédimentation. Et c’est en les isolant dans leur éphémère être jeune qu’on les coupe de toute possibilité de lien avec le reste du corps social. Du coup, renvoyer les jeunes à leur propre univers pour éviter de les déstabiliser et des les émouvoir, c’est se condamner à participer à ce zapping permanent qui les oblige à acheter au prix fort l’illusoire sentiment d’appartenance à une communauté. Le cours de français devient alors un espace folklorique où se ressassent, en textes et en termes choisis, l’ensemble des habitudes et des pratiques d’une communauté. L’élève, " au centre du système scolaire ", se sent en cours comme chez lui : le cours devient, comme ses signes vestimentaires, ses références musicales, sa culture de l’actualité sportive, un lieu commun qui le conforte dans ce qu’il croit être son identité et son appartenance à une communauté. Pour nos réformateurs, la priorité de notre tâche éducative consiste à renforcer, pour éviter la dérive sociale, le sentiment d’appartenance à un groupe ; tout doit alors être mis en œuvre pour gommer ce qui, au fond, distingue le folklore de l’art, et fait de l’approche de la littérature l’ouverture vers une béance inquiétante qui, régulièrement, provoque le malaise des élèves. Mais ce folklore dégradé est incapable de remplir la fonction qu’on lui assigne traditionnellement, et que remplissait naguère la famille. Plaisir de l’élucidation C’est pourquoi j’aime à proposer aux élèves les textes dans l’opacité rebutante qu’ils présentent même pour nous, lorsque par exemple, nous entamons un livre dont l’univers romanesque est totalement différent du précédent, ou lorsque nous franchissons la porte de la première salle d’une exposition, et qu’il nous faut entrer dans un univers de formes et de couleurs. Je veux leur faire partager ce plaisir dangereux du jeu avec le mystère et son élucidation, son appropriation - toujours partielle (la saine angoisse de l’élève qui craint de n’avoir pas tout noté...) - que constitue l’explication d’un texte dont on veut montrer qu’il est beau, non parce qu’il leur ressemble, mais parce qu’il est d’une radicale étrangeté, d’une totale singularité. Jeu dangereux pour l’élève comme pour moi : pour lui, le vertige de sortir du monde fini de ses repères, pour moi la gageure de l’y entraîner sans qu’il se cabre de peur ou de révolte. C’est ce jeu là que j’aime partager avec mes élèves, qui fait de la classe un lieu de nulle part, une utopie excitante qui les sort un moment de leur univers, et qui les grandit à leurs propres yeux, lorsqu’après coup, ils prennent conscience qu’ils peuvent en sortir. La plus haute des solitudes Car la bouillie de culture que préconise la réforme, où tout doit être malaxé au hachoir du lieu commun, sous prétexte de renvoyer l’élève à sa culture et à son " folklore ", est l’amorce d’une ségrégation terriblement efficace. Aux clercs et à leurs enfants la lutte avec l’inconnu et le mystère, l’apprentissage des postures qui leur permettront d’affronter le monde, au reste du troupeau le confortable renvoi des jeunes à leur propre folklore. C’est une ségrégation douce, par anesthésie, par sédentarisation définitive dans le bien être du lieu commun. On voit combien l’idée de mettre l’enfant " au centre " est un merveilleux instrument d’aliénation : le renvoyer à son " folklore ", c’est le renvoyer aux marques et aux tubes de l’été, à tout ce qui est éphémère, à tout ce qui, matraqué pendant quelques semaines, vient effacer la mémoire de ce qui l’a immédiatement précédé. Cette école plonge irrémédiablement l’enfant dans la plus haute des solitudes. Elle le coupe du monde qui le précède, car le propre de ce qui lui tient lieu de folklore est l’illusion qu’il lui appartient en propre : " Monsieur, vous ne pouvez pas connaître, c’est une musique de jeunes ". Que peut-il alors partager avec la génération de ses parents ? Quelle communication pourra-t-il établir avec ses propres enfants, si chaque tranche d’âge a l’illusion de produire son propre folklore ? Isolé, sans références durables, prisonnier du matraquage publicitaire et médiatique qui lui fait croire que seule la consommation pourra assouvir son désir légitime et nécessaire d’identification sociale, l’élève choyé par la réforme qu’on nous propose devient le citoyen idéal d’une société livrée au marché, ou les mots " citoyen " et " client " sont devenus synonymes. Du passé faisons table rase Je ne veux pas être complice de cette école là. C’est pourquoi je veux continuer de lester mes élèves du poids angoissant de la culture, pour qu’ils soient trop lourds, trop pesants, pour devenir des baudruches que se renvoient publicitaires, marchands et démagogues. Je continuerai donc à inquiéter mes élèves de STT avec la poésie baroque et Pascal, parce que je ne veux pas être complice de cette lobotomisation d’une jeunesse qu’on coupe sciemment de toute référence historique et culturelle, au nom de la préservation de l’intégrité du Moi de l’enfant qu’on voudrait protéger contre son étouffement par une détermination de la culture bourgeoise. Je veux qu’ils continuent à penser, c’est à dire à peser ; or pour peser, il faut deux plateaux. Comment peut-on juger sans comparer ? Avec quoi juger et comparer le présent, si ce n’est avec le passé ? La suppression de la dimension historique de la littérature dans les nouveaux programmes est bien symptomatique de cette révolution culturelle qu’on veut imposer à la jeunesse : mais si du passé on fait table rase, ce n’est que pour mieux leur fourguer des jeux video et du Le Guillou : car à quoi bon leur faire aimer Mme de La Fayette ? elle est tombée dans le domaine public, ne rapporte plus un sou, et pourrait faire pâlir l’étoile de nos littérateurs d’un jour. Je veux donc qu’au lieu d’une lettre de Gracq encensant Le Guillou, au lieu d’une photo de Gracq entouré de journalistes, on mette le début du Balcon en forêt en regard du début du roman de Le Guillou : qu’on somme les élèves de peser et d’examiner, qu’on les incite à prendre confiance dans leur jugement et non dans notre parole ou dans la parole de Gracq. C’est contre ce travail liberticide d’amnésie que je veux les alourdir de ce qu’on appelait, autrefois, un bagage. Mais le poids est devenu l’ennemi. Les ministres pestent contre le poids des cartables, le nouveau citoyen doit être un voyageur sans bagage, mobile et malléable à volonté. Je ne veux pas me faire le complice de ce totalitarisme rampant, que nous avait pourtant prédit Zinoviev dans Les hauteurs béantes, lorsqu’il affirmait que l’URSS brejnevienne, loin d’être un pays archaïque, était le modèle vers quoi tendrait tous les pays modernes : entre le triomphalisme des chiffres (80% d’une classe d’âge au bac) et la misère de la réalité (20% d’illettrés), la suppression de la culture et de la mémoire, stigmatisées comme instruments d’aliénation d’une caste dirigeante, on constate, hélas, qu’il n’avait pas tort. Le pensum intempestif de la pensée Pourra-t-on longtemps continuer à exiger des élèves un acte de pensée dont on essaye en même temps de leur faire accepter la pénibilité, alors qu’il n’est question autour de nous et autour d’eux, que d’une pédagogie " club Med " ? J’aime bien, aussi, ce genre de protestation : " Monsieur, je n’ai rein compris au texte ". Je réponds alors que si je leur proposais des textes qu’ils comprenaient immédiatement, nous n’aurions rien à faire ensemble, et que c’est justement la partie du texte qu’ils ont le moins compris qui est, à tous les coups, la plus importante, car il s’agit là d’une idée qu’ils n’ont jamais rencontrée, et qui sort donc du lieu commun. Jamais je n’essaie de leur faire croire que penser , réfléchir, est récréatif - jusqu’où prolongera-t-on la pédagogie de la maternelle ? - mais que c’est effectivement un pensum, dont le plaisir retardé ne vient qu’après coup, dans la fierté de l’énigme résolue et de l’obstacle surmonté, comme ces voyages aventureux et pénibles qu’on n’apprécie qu’au retour des vacances. Comme il serait simple, pourtant d’expliquer Les Colchiques en glissant sur " les mères qui sont les filles de leurs filles ", ou de renoncer à tel poème de Des Barreaux sur le Temps, parce que
" Le passé n’est jamais que la mort qui se venge "" De ne pouvoir du temps interrompre le cours " n’est vraiment pas facile à expliquer. Mais je veux voir leurs yeux d’abord ennuyés, puis intrigués, puis agacés, enfin leur ébahissement devant l’idée que leur découvre l’image qu’ils ont élucidée, leur fierté d’être passés par ce travail - au sens obstétrique du terme - qui les a arrachés à leur monde pour venir dans le mien. La victoire n’est pas dans leur ralliement à moi, mais dans la liberté qu’ils conquièrent par cette capacité à s’arracher d’eux-mêmes. S’ils n’ont plus peur de l’inconnu, de l’incompris, j’aurais plus contribué grâce à Apollinaire et à des Barreaux, à en faire des citoyens tolérants, que si j’avais consacré une heure de " vie de classe " à un débat sur " comment supporter son voisin " ou sur " aimez-vous les uns les autres " ou " pourquoi le racisme est vilain ", ou si j’avais étudié un article de J. M. Colombani expliquant les bienfaits d’une société plurielle. Pour une pédagogie de l’arrachement L’acte pédagogique est donc pour moi, c’est vrai, un jeu violent : c’est un acte d’arrachement, de dépaysement, aux antipodes de la pédagogie en pente douce, du cocooning et de la transition vers un but indéfiniment reculé, qu’on voudrait nous imposer. Lorsque les manuels et les textes officiels nous proposent des supports folkloriques comme rampes de lancement, comme propédeutiques aux textes littéraires, ils nient toute la spécificité de l’objet artistique, tout ce qui fait sa radicale altérité. Or, si nous voulons faire entrer les élèves dans l’univers mouvant et inquiétant de l’art, il n’est pas possible de mettre sur le même plan, un objet de communication dont le but est de délivrer un message de la plus grande clarté possible, et une œuvre dont la richesse est inversement proportionnelle aux possibilités qu’on a d’en épuiser les sens. Ce n’est pas par une publicité de Nouvelles Frontières que j’apprivoiserai mes élèves à Segalen. C’est en leur montrant au contraire que l’exotisme de Segalen est poétique parce qu’il n’est pas représentable. Segalen, Apollinaire, Pascal, Des Barreaux...a quoi rêve-t-il celui-là ? S’imagine-t-il encore s’adresser aux quelques 10% d’une classe d’âge qui fréquentaient le lycée du temps de sa jeunesse ? Je voudrais simplement, jusqu'à ma retraite, qu’on me laisse m’acquitter de ma dette. Je voudrais que l’arrachement culturel dont j’ai bénéficié, celui qui m’a fait connaître par l’école tout ce que je ne connaissais pas à la maison, ni dans mon quartier, je puisse continuer à en faire profiter mes élèves. Je voudrais qu’au lieu que cet arrachement profitât, comme autrefois, à quelques enfants d’ouvriers égarés dans un monde bourgeois, il soit vraiment offert à toute une classe d’âge. On pourra alors vraiment parler d’élévation culturelle. Mais s’il ne s’agit que de demander à un bachelier de savoir lire, écrire, compter, et obéir à une injonction morale, c’est une régression culturelle et politique que je n’ai aucune envie de cautionner, puisqu’on exige maintenant d’un adulte de dix huit ans ce qu’on exigeait naguère d’un enfant de quatorze. Mais l’école n’est, trop souvent, que l’école de la république : elle n’en est que le reflet, dans ses bons jours comme dans ses mauvais: l’école fut nationaliste et chauvine entre 1880 et 1914 ; elle a patiemment formaté des citoyens - soldats pour la boucherie qu’elle préparait. La république d’aujourd’hui ne voit de salut que dans les marchés : on comprend alors qu’elle cherche, par son école, à proscrire tout ce qui pourrait opposer citoyen et consommateur, et qu’au fond cette infantilisation est le meilleur moyen pour former l’homme de demain, soumis sans réticence aux fluctuations des modes, des marchés, et de l’emploi. R. Wainer Télécharger ce texte : silence.rtf
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