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En bonnes feuilles de la revue Panoramiques dont le prochain numéro à
paraître
La conception classique de l'enseignement considère
- que les élèves doivent apprendre un corpus de connaissances, de l’ordre propre à la structure de chaque discipline, défini dans un document appelé programme, - que ce savoir est transmis par des enseignants dont la fonction essentielle est d'avoir une formation de haut niveau dans la (ou les matières) qu'ils sont censés enseigner.
Cette conception est attaquée et remplacée par une autre où
Une des notions centrales, nouveauté devant être acceptée en tant que telle puisqu'elle est nouvelle est la pédagogie de projet qui se présente sous diverses formes : actuellement TPE (travaux personnels encadrés) pour le lycée, Parcours Diversifiés ou Travaux Croisés pour les collèges et matrice de l’emploi du temps en primaire depuis le triomphe du tiers temps pédagogique. Il est urgent de retrouver l’origine historique de ces nouvelles pédagogies qui naissent aux Etats-Unis. Leur mise en œuvre a produit des dégâts considérables ; le niveau scolaire aux Etats-Unis est des plus lamentable du monde. Certains chercheurs américains défendent le modèle français sans s'apercevoir qu'il est en train de rejoindre à grandes enjambées ce que le modèle américain a de pire. Il serait peut-être temps de s'appuyer sur ce que les premières victimes du modèle américain, c'est-à-dire les Américains eux-mêmes, ont produit de meilleur dans le domaine de la critique de l’enseignement. Le système d'enseignement : un impact à long terme - Si l'on pense que l'on ne peut pas apprendre la multiplication avant l'addition, la grammaire latine avant la grammaire française, la littérature et l'histoire sans savoir lire et sans avoir une idée arithmétique de la chronologie et des nombres négatifs, l'utilisation d'une calculette sans savoir calculer, c'est-à-dire si l'on pense qu'il y a un ordre logique dans l'apprentissage des notions et que cet ordre logique dépend de l’interdépendance des matières fondamentales, alors il faut focaliser son attention sur les contenus de l'enseignement primaire. Il faut le faire en ayant en tête qu'une contre-réforme (2) de l'enseignement, si elle était appliquée à la rentrée 2001 en CP ne produirait ses effets dans le supérieur qu'en 2017 . - Les plus grands bouleversements dans le cursus et dans les méthodes pédagogiques datent des années soixante-soixante-dix avec la victoire de la pensée structurale et constructiviste, des mathématiques modernes, de la méthode globale, celle de la promotion du "texte en soi" et du tiers temps pédagogique Leurs effets complets sur l’ensemble de l'enseignement n’apparaissent qu’après-coup, soit trente ou quarante années plus tard: en effet , lors de la mise en place de ces nouveautés , la majorité du corps enseignant enseignait certes les nouvelles progressions mais dans l'esprit et en pratique les contenus et les méthodes anciennes. Il faut donc attendre que les élèves de cette période, c'est-à-dire ceux qui avaient cinq ans en 1970 deviennent à leur tour enseignants pour que le corps enseignant perde ce souvenir, c'est-à-dire environ quinze ans plus tard, soit 1985-1990. Et il faut attendre encore une bonne dizaine d'années, pour que les élèves ayant eu cinq ans pendant cette dernière période abordent enfin le lycée avec les compétences qu'on leur connaît et dont ils ne sont pas responsables. Car des pans entiers de connaissances fondamentales - c'est-à-dire sans lesquelles les connaissances ultérieures ne sont que des simulations de connaissances - ont ainsi disparu. Qui saurait comprendre le sens et répondre à cette question figurant dans un manuel de CM 2 en 1940 : "Je cherche le prix de 5 m de drap à 8 Fr le mètre. Quel nombre dois-je choisir comme multiplicande ? Comme multiplicateur ? Pourquoi ? ". Qui plus est , la réponse devait être rédigée dans un français compréhensible. - Il est également évident que les progressions et les méthodes "d'avant 1960" et surtout la manière dont elles ont été appliquées à partir des années cinquante ne sont pas à considérer comme un idéal intangible en particulier pour la fin du secondaire: la preuve en est que les " traditionalistes " n'ont pas su se défendre contre les modernistes et que l'on a très peu de références de cette époque mais, par contre, ces références sont fondamentales (3) . Mais de là à en déduire qu'il fallait casser tout le savoir issu de l’expérience accumulée par des générations d'enseignants, il y a un pas à ne pas franchir. Ces anciennes méthodes ont su apprendre à lire, écrire, compter à des générations entières sur de vastes continents. La volonté d'attaquer " l’école de Jules Ferry ", d'ailleurs seulement sur ses aspects positifs, n'a abouti qu'a ce que des notions fondamentales enseignées jadis en classe de CM2 et de Fin d'Etudes Primaires ne le sont, maintenant qu'en première S. Je pense ici en particulier à la notion de nombre premier, mais ceci est peut-être une révélation pour la plupart des lecteurs. (4) Projet contre contenu: Tout commence aux Etats-Unis Les Etats Unis comptaient déjà en 1985( Source : Literacy Profiles of American's Young adults - Kirsch et Jungenblut NY), résultats confirmés dans les enquêtes suivantes : Il est donc assez naturel de chercher, chez ceux qui luttent contre cet état de fait car ils en ont été les premières victimes, les explications qu’ils donnent à ce phénomène. Les sources récentes les plus importantes pour comprendre cette question sont essentiellement: Le " projet " n'est pas réellement une nouveauté dans l’éducation et la formation puisqu'il apparaît avec les projets d'architecture dès le XVIeme siècle à l’Académie San Luca de Rome sous le pontificat de Grégoire XIII, se développe à l’Académie Royale d'Architecture Française dont le "Prix de Rome" est un exemple et s'étend peu à peu dans les formations d’ingénieurs tout au cours du XVIII siècle… Il consacre la victoire de la liaison entre la théorie et la pratique, qui est une des facettes de la liaison naissante entre la science et l'industrie, contre la vision scolastique dénoncée notamment par Comenius, celle d’un savoir exclusivement livresque. En ce sens , même si le mot n'est pas employé, le chef d’œuvre des corporations est bel et bien un projet. Au XIXème et jusqu'au début du XXème, le mouvement ouvrier combat, au nom de la formation d'un homme complet et de la formation polytechnique, pour la participation au travail productif et industriel simultanément à la fréquentation de l’école. Mais les victoires du mouvement ouvrier sur la limitation du travail des enfants font que cette possibilité même disparaît et condamne l’école à être coupée de toute activité réellement productive si ce n’est sous forme de simulacre. (8) La réelle nouveauté intervient à la fin de la Première Guerre mondiale lorsque la pédagogie de projet va se présenter avec plusieurs caractéristiques toutes différentes : La psychologie du vide La pensée pédagogique américaine de la fin du XIX° siècle et du début du XX° siècle est dominée par deux personnages : En 1918 (12), paraît Project Method de W.H. Kilkpatrick (13) qui " psychologise " entièrement la pédagogie de projet et amène directement ce que Hirsch , W.G. Quirk appellent l’ " Anti content Mindset " (14). L’influence de Kilkpatrik va être considérable (15) et le Teachers’ College imprimera 60 000 exemplaires de sa brochure jusqu’au début des années trente (16). Cette influence déterminante s’explique aussi par la création des IUFM locaux , les Education Schools qui se créent ainsi, gagnant leur autonomie par rapport aux universités, en prétendant que l’objet central de l’enseignement n’est pas le contenu de la matière enseignée mais la méthode. (17) Si les " progressistes " français oublient en général les origines américaines peu reluisantes de la pédagogie de projet , il est un aspect dont ils ne soufflent mot, l’admiration qu’a éprouvée le fascisme italien en la personne de Gentile, ministre de l’Education de Mussolini pour les thèses du Teachers’College et de Kilkpatrick. E.D. Hirsch, qui dédie son livre à " deux prophètes ", William Bagley (18) et Antonio Gramsci , note (19) : " En 1932, l'intellectuel communiste Antonio Gransci, écrivant de prison ( incarcéré par Mussolini), fut l'un des premiers à détecter les conséquences paradoxales de la nouvelle éducation "démocratique" qui mettait l'accent sur "l’ouverture sur la vie" et d'autres approches naturalistes par rapport au travail de fond et à la transmission des connaissances. Le ministre de l'éducation du Duce, Giovani Gentile, était, au contraire de Gramsci, un adepte enthousiaste des idées nouvelles en provenance du Teachers’ Collège, Université de Colombia (Etats-Unis). Les observations de Gramsci étaient si prémonitoires que j'ai reproduite l'une d'elle comme épigraphe de mon livre: " La nouvelle conception de l’école est dans sa phase romantique qui a exagéré de façon malsaine le remplacement des méthodes "mécaniques" par des méthodes "naturelles"..; Auparavant les élèves acquéraient au minimum un certain bagage de faits concrets. Maintenant , ils n’ont même plus ces connaissances de base à mettre en ordre…. Le plus paradoxale est que ce nouveau type d’enseignement se prétend démocratique alors qu’en fait, son avenir est non seulement de perpétuer les différences sociales mais de les transformer en casse-tête chinois " ". L’admiration du fascisme italien pour la pédagogie de Kilkpatrick n’est pas étonnante car la pédagogie du vide qui réduit l’apprentissage à son process est bien du domaine de la manipulation car le contenu est bien la seule protection relative contre celle-ci. D’autre part, il y a une convergence étroite entre cette process pholisophy et le fascisme italien qui s’est toujours présenté comme étant l’émanation du mouvement permanent revendiquant de ne pas avoir de… programme. AGIR Au moment où nous n’avons plus de choix, car les Sciences de l’Education, mélange homogénéisé de Coca et d’huile de ricin sont véritablement devenues dominantes, on peut se poser la question de l’action. Si ces deux liquides partagent le refus des contenus de base de l’enseignement, il faut définir le contenu qui devrait être à la base de l'enseignement E.D. Hirsch l’a fait par exemple avec le " Core Knowledge ", mais on voit, en suivant les évolutions de 2+2=4 par exemple, que l’Amérique a des difficultés pour se réclamer d’un contenu domestique car la destruction y est ancienne et massive . Aussi s'appuie-t-elle de plus en plus sur les contenus traditionnels qui persistent dans les vielles nations qui ont su résister au modèle américain. Ainsi 2+2=4 a publié des articles prenant en exemple les mathématiques russes et un des livres les plus chaudement recommandés par cet organisme est le livre de Liping Ma intitulé Knowing and Teaching Elementary Mathematics , étude des capacités et des méthodes des instituteurs chinois. La France a une école qui a été une des meilleures du monde, il est de son devoir de participer à cet effort des Américains qui combattent dans la tête du monstre, comme disait le Black Panther Party, contre la dégénérescence de l’Instruction en Education, tout d’abord en relayant le contenu de leurs positions. Mais, en ce cas, il ne suffira pas de se réclamer bruyamment de " l’Ecole laïque de Jules Ferry ", il faut en garder l'héritage et les points forts. Contre la tradition de l’" American exception " (20), E.D. Hirsch, par exemple, se réclame textuellement de l’existence de programmes nationaux en France. Contre le localisme, il faut être capable, pour nous-mêmes et pour le reste du monde, d’extraire de l’école de Jules Ferry ce qu’elle avait de meilleur. Michel Delord.
2. Le titre du dernier texte du mathématicien G. Andrews (non publié), explicite en soi, est : " Mathematics Education : Reform or Renewal ". 3. Parmi ces textes, les références de fond sont : 4. http://www.le-sages.org/prog-prim1882-1923.html 5. Un des leaders de Mathematically Correct, le Mathématicien Richard Askey lui consacre d’ailleurs un article : 6. http://www.mathematicallycorrect.com 8. Trois remarques à ce sujet : 9. http://www.wgquirk.com/content.html 10. Voir le Chapitre " Communautés Statistiques " in Boorstin , Histoire des Américains qui commence par deux superbes citations 11. Cette conception, liée à une vision " physicaliste " de l’accumulation des connaissances assimilées à des objets physiques dont la quantité ne doit pas dépasser un certain " volume " dans le crâne d’un individu, ne peut mener qu’à la notion d’allégement des programmes, ce qui devient catastrophique lorsque cet allégement atteint le domaine des savoir fondamentaux. 12. 1918 est un tournant marqué par la publication des Cardinal Principles of Secondary Education (http://www.nd.edu/~rbarger/www7/cardprin.html): ceux-ci abandonnent comme objectif principal de l’enseignement les contenus à un tel point que, dans un premier jet, il y manquait la référence à la nécessaire maîtrise des " 3 R ", " Reading, wRiting and aRithmetic " comme condition d’entrée au lycée. Elle fut rajoutée dans la version finale (E.D. Hirsch, p 48). Par contre, ils définissaient sept objectifs principaux : " 1. Heatlth. 2. Command of fundamental processes. 3. Worthy home membership. 4 . Vocation. 5 . Citizenship. 6. Worthy use of leisure . 7 . Ethical character. " ( E.D. Hirsch, Cultural Literacy, New-York, Vintage Books, 1988 – Rise of a fragmented curriculum , p.118 ) objectifs qui traduisent le tournant du " subject matter " vers le " social adjustment ". 13. Voir, en général, sur l’historique de la pédagogie de projet : The Project Method : Its Vocational Education Origin and International Development , Michael Knoll, University of Bayreuth in Journal of Industrial Teacher Education , Spring Issue, 1997, Volume 34, Number3. 14. Celle-ci apparaît comme la manière la plus simple de résoudre le problème de la croissance à la Dewey, c'est-à-dire affirmer que " le contenu de la connaissance change si vite qu’il n’est pas possible d’imposer de sujets spécifiques d’études dans un cursus " ( W.G. Quirk loc. cit.) : on voit donc que la critique de " l’empilement des savoirs " ne date pas d’hier. 15. Il faudrait également mentionner le contexte économique , période de transition du " "frontier robber baron" capitalism " au " "scientifically" managed capitalism " qui influence considérablement la pédagogie américaine et en particulier les différentes conceptions de la pédagogie de projet. On trouve des éléments et une bonne bibliographie dans le texte de Mara Holt : Dewey and the "Cult of Efficiency": Competing Ideologies in Collaborative Pedagogies of the 1920s (http://www.cas.usf.edu/JAC/141/holt.html) 16. C. Lasch, La culture du narcissisme, Montpellier, Climats, 2000, p. 166-199, traduction de Michel L. Landa. 17. L’image qu’en donnent les Américains est le nom " La rue la plus large du Monde " donné à la rue qui sépare le Teacher’s College du reste de la Columbia University . En 1929 déjà, Irving Babitt de Harvard notait que les professeurs de pédagogie " sont considérés avec une universelle suspicion dans les universités et qu’il n’est pas rare qu’ils soient considérés comme de véritables charlatans ", ce à quoi, Lawrence Lowell, président de Harvard ajoutait en 1933 que la Harvard School of Education devait être considérée comme " un chaton que l’on doit noyer ". 18. Dédicace du livre de E.D. Hirsch : " Ce livre est dédié aux enseignants et aux principaux des Core Knowledge School et à la mémoire de deux prophètes, William C. Bagley et Antonio Gramsci qui expliquèrent dés les années trente en quoi les idées de la Nouvelle Education conduiraient à une plus grande injustice sociale " . Quant à Kilpatrick, il était si confiant – et avec raisons – de sa mission prophétique qu’il note dans son Journal en 1946, à la mort de Bagley : He has long been a hurtful reactionary, the most respectable [and] vocal of all…His goings marks the end of an era. No one who professes to know education will hence forth stand forth in opposition as he did (E.D. Hirsch – p 122/123) 19. E.D. Hirsch, op. cit., p 6 20. E.D. Hirsch, op. cit., p 92—99, chapitre : " American Exceptionalism and Localism ".
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