Jean Romain vient de publier une «Lettre ouverte à ceux qui croient encore
en l'école». Plaidoyer pour une école qui élève les élèves.
Propos recueillis par Charly Veuthey
Coopération. Pourquoi trouvez-vous que l'école va mal ?
Jean Romain. Les structures scolaires qui se mettent en place aujourd'hui ne
sont que des bouées de sauvetage pour adolescents à la dérive. On est en
train de casser un vieux métier humaniste, celui de professeur, qui consiste
à enseigner quelque chose à quelqu'un, au profit d'un nouveau métier
humanitaire. Cela modifie radicalement les choses.
Les enfants n'ont pourtant jamais paru aussi vifs.
Ils sont en effet très éveillés, très habiles pour intégrer les nouvelles
technologies, par exemple. Mais il leur manque une profondeur. On peut
facilement utiliser et intégrer les nouveautés, dans une méconnaissance
totale de cette profondeur, du sens de la vie. C'est ma principale critique.
Mais elle n'est pas adressée à l'école uniquement.
A qui est-elle donc adressée ?
L'école est une caisse de résonance de la société. Et si je place l'oreille
contre cette caisse, j'entends ce qui est la quintessence même de la
modernité: ce qui allège a remplacé ce qui sauve.
Qui est responsable de cette évolution ?
Pour l'école, ce sont les «turbocapitalistes», la gauche émotionnelle et les
«pédagogistes».
Les « pédagogistes » ?
Ce sont des gens qui ont fui l'école et qui disent ce qu'il faut faire. Ils
organisent leurs discours autour de trois arguments: à l'école il y a trop
d'école, la culture est antidémocratique, et la raison qu'on y vante n'est
pas capable à elle seule d'extirper le mal de l'homme. Ces gens-là ont été
critiques, ont décidé qu'il fallait changer l'école, c'est bien. Mais ils
l'ont vidée de sa substance. Et là ils ont eu tort.
Quelle est cette substance ?
Il faut recommencer à enseigner, reprendre le risque de l'autorité et
réapprendre à lire, réapprendre à écrire, réapprendre à calculer. On en est
arrivé à un point où, quand ils étaient à l'école primaire, mes enfants se
promenaient avec leur maîtresse et je leur apprenais à lire. C'est le monde
à l'envers! Recommençons à enseigner, remettons la matière au centre, parce
que c'est la matière enseignée qui va faire grandir, qui va élever - c'est
l'étymologie du mot - un élève.
L'école donne-t-elle toujours à chacun sa chance ?
La mondialisation, contrairement à ce qu'on en dit, n'augmente pas la
concurrence. Certains produits fondamentaux pour la marche de nos sociétés -
comme l'informatique - sont détenus par des gens de moins en moins nombreux.
Les «turbocapitalistes», tenants de la mondialisation, le savent et ils ont
une influence sur l'évolution de l'école. Ils savent en effet qu'il suffit,
en définitive, de former extrêmement bien 20% des élèves pour produire toute
la richesse de la société. Les autres doivent consommer. On ne voit donc
plus l'utilité d'amener le maximum de jeunes à un haut niveau de
connaissance. Mais les «turbocapitalistes» peuvent compter sur l'aide
objective des «pédagogistes».
Faut-il noter les élèves ?
On ne va pas à l'école en vue des notes, mais les notes sont là pour évaluer
la progression. Elles sont importantes pour l'élève, les parents et le
maître. Ce n'est évidemment pas une note qu'on doit juger, mais un être
humain qui arrive au bout de quelque chose. Les notes apportent toute une
série de repères qui permettent de tirer des conclusions. C'est monstrueux
de croire qu'on gagnera quelque chose en les supprimant.
Les «pédagogistes» rétorquent que c'est une démarche élitiste.
Ils puisent à leur habitude dans le prêt-à-penser: élitiste, réactionnaire,
facho... Mais ce n'est pas vrai. Les notes permettent au contraire de
pouvoir se situer par rapport à un ensemble d'élèves. Il faudra bien, à un
moment donné, imaginer de dire à un élève: «Non, tu te trompes.» Si c'est
élitiste de dire cela à un jeune, alors je ne comprends plus. Les notes, si
elles ne sont pas considérées comme des punitions, mais comme des leviers,
peuvent permettre à un être de se situer. C'est ça qui est fondamental. En
supprimant les notes, on supprime un repère supplémentaire dans un monde qui
en a déjà supprimé beaucoup.
Que pensez-vous des propositions de « Bon scolaire » ?
Evidemment, certains se disent aujourd'hui que si l'école publique ne
transmet plus les connaissances nécessaires, il faut que l'Etat donne à
chaque parent un «Bon scolaire» validable dans l'école désirée, publique ou
privée. C'est une manière de faire extrêmement élitiste de mon point de vue.
Car la sélection qui s'opère alors n'est plus une sélection humaniste, mais
darwinienne. Car sélection il y aura, et elle ne sera plus fondée sur
l'excellence de chacun, mais sur l'héritage: si papa peut me payer cette
école...
Faut-il commencer par l'enseignement de l'allemand ou de l'anglais à
l'école ?
Il faut d'abord savoir en quoi l'anglais appris après l'allemand était
dommageable. Je n'ai pas de bilan qui me dit que ça n'allait pas. Je prône
de commencer d'abord par apprendre le français, ce serait déjà bien. Ensuite
une des langues nationales, et après, l'anglais.
Mais le problème principal est que si l'on veut vraiment apprendre
différentes langues, il faut y mettre les moyens: en terme de finances et de
ressources humaines notamment. Il faut commencer par former les maîtres
primaires. On parle d'immersion linguistique, mais je pense qu'on ne peut
pas faire d'immersion dans trois centimètres d'eau. Il faut agrandir la
baignoire et cela a un coût. Ce n'est pas avec 100 minutes par semaine qu'on
peut parler d'immersion. On se berce d'illusions.
Alors que faire pour remettre l'école sur le droit chemin ?
Il faut d'abord repenser l'école comme un tout: de l'école primaire à la
maturité. Ce ne sont pas trois temps d'enseignement séparés. Au fond,
l'école n'est plus pensée aujourd'hui. Les politiciens n'ont, me
semble-t-il, qu'une seule idée: poser le sceau de leur propre réforme. Et
nous sommes ainsi condamnés à une «réformite» aiguë qui déboussole enfants,
professeurs et parents. Il faut ensuite permettre aux professeurs d'exercer
à nouveau leur métier: enseigner quelque chose à quelqu'un.
« Écrire, c'est agir »
Essayiste, romancier, chroniqueur et professeur de philosophie... Jean
Romain est un homme très actif. Depuis la sortie de La dérive émotionnelle
en 1998, il a poursuivi ses réflexions sur notre époque dans Le temps de la
déraison (2000). Cette Lettre ouverte à ceux qui croient encore en l'école
s'inscrit dans la continuité des deux précédents essais. Côté roman, il a
publié en 1999 Croquemitaine, et ses Chevaux de la pluie (1991) viennent
d'être réédités dans la collection Poche Suisse, aux Editions L'Age d'Homme.
Lettre ouverte à ceux qui croient encore en l'école, Jean Romain, Editions
L'Age d'Homme.