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UN PROGRAMME POUR RIEN ?

Par Henri Mitterand

Paru dans Europe n°863, mars 2001, © Europe.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.

 

      Rien n'est perdu. J'ai vu au Français des salles emplies de quasi-teenagers faire un triomphe à Dom Juan de Molière ; une salle presque aussi jeune applaudir frénétiquement un concert Mahler à l'Opéra-Bastille. Encore faudrait-il préserver cette jeunesse de sa réduction en chair à pâté par les hachoirs de la nouvelle cuisine didactique.

      Un nouveau programme ministériel a paru pour l'enseignement du français en seconde et en première. Il ne manque pas de bonnes intentions générales - répétées de réforme en réforme : maîtriser la langue, connaître la littérature, s'approprier la culture. Certes, il n'est pas très à l'aise lui-même avec « la maîtrise de la langue », se réfugiant trop souvent derrière l'approximation et le charabia. Qu'est-ce que « la constitution d'une culture par la lecture de textes de toutes sortes (?), en particulier d’œuvres littéraires significatives » ? Comment un texte méritant le nom d’œuvre et le qualificatif de littéraire pourrait-il ne pas être significatif ? Et puisqu'il s'agit de signification, comment dégonfler, pour donner du sens aux mots, cette bulle phraséologique : « Par là, il [l’enseignement du français] permet aux lycéens de construire une perspective historique sur l'espace culturel auquel ils appartiennent « ? Beaucoup de propositions à l'avenant. Il est vrai que le genre programmatique est difficile.

      Mais l'essentiel n'est pas là. Il réside dans le contenu des présupposés, des choix d'orientation, et des consignes.

      Soulignons-le d'emblée. Les auteurs, après avoir d'abord élargi à l'infini l'éventail des lectures souhaitables (des « textes de toutes sortes ») et n'avoir assigné aux œuvres littéraires qu'une place « particulière » au sein d'une textualité hétéroclite et débordante, semblent effrayés de leur audace, et restreignent rapidement leur champ, en focalisant principalement leur attention sur la littérature : « Les œuvres littéraires, par leurs effets esthétiques et par les idées qu'elles portent, représentent des objets d'une richesse particulière. » C'est maladroitement dit, mais la déclaration est salutaire. Et les suggestions fournies dans la section « mise en œuvre » lui restent fidèles : « La lecture est privilégiée [ ... ] On fait donc lire aux élèves au moins six œuvres littéraires et de nombreux extraits. » Félicitons-nous-en. Mais relevons tout de même une certaine gêne. Que sont devenus les « textes de toutes sortes « ? Ils ont pratiquement disparu en cours de route, sauf peut-être à réapparaître implicitement à propos de l'argumentation. Subrepticement - et à la suite de quelles négociations au sein du « comité des programmes « ? - « l'art littéraire », donné d'abord comme une marge « particulière » de l'exercice du discours, a fini par réoccuper le cœur de la cible.

      Cela ne manque pas d'incohérence. D'un côté, si l'on a en bouche le terme de « culture », on ne doit pas tricher avec la littérature, en tous ses genres, en toutes ses formes : elle constitue la base de toute culture, offrant à l'individu les clés de l'histoire, de la philosophie, de la politique, de la morale, de l'esthétique, de la connaissance de soi et des autres, et même de la science - et aussi, bien sûr de la langue, dont la maîtrise n'est pas seulement la « condition » de l'accès aux textes, comme l'écrivent les auteurs du programme, mais aussi sa résultante.

      D'un autre côté, si l'on a en tête « la demande sociale » au sens immédiatement et restrictivement utilitaire du terme, c'est-à-dire une formation pratique à l'usage véhiculaire des formes du discours (comprendre un énoncé de problème, un paragraphe d'histoire, un mode d'emploi, un récit de fait-divers ; écrire une lettre ou une note, soutenir une conversation usuelle, présenter un exposé professionnel, etc.), on ne peut pas tricher avec la nécessité d'un enseignement ordonné de toutes les « sortes » de production textuelle. Or, dans le programme nouveau, ceci est un trou noir. L'enseignement proprement littéraire suffira-t-il aux deux objectifs ? Ce n'est pas du tout sûr. Inversement, les élèves qui auraient le plus directement besoin d'un entraînement élémentaire et diversifié au langage sont-ils en mesure d'accéder immédiatement à la lecture de Stendhal ou d'Apollinaire ? C'est encore moins assuré. On a l'impression, à lire le programme, qu'il ne sait pas exactement ce qu'il veut, et qu'à vouloir ménager deux besoins nettement différenciés, il ne satisfera ni à l'un ni à l'autre. La solution se tient probablement ailleurs que dans la rédaction d'un programme commun.

*

      Le dit programme est bâtard sur un autre point. C'est son second paradoxe. Il a choisi, en fin de compte, de faire porter l'accent sur les textes littéraires. Mais sa conception de la littérature est comme polluée par l'ombre du souci techniciste qu'il s'est pourtant résolu a mettre sous le boisseau en cours de route. Cela produit un effet très curieux de boiterie. Les symptômes sont multiples.

      En seconde, par exemple, rien sur la poésie. Ce mot même ne figure pas dans le programme. Certes, dans son étude d'« un mouvement littéraire et culturel du XIXe ou du XXe siècle », la classe aura peut-être l'occasion de rencontrer un poète ; elle n'y est pas vraiment incitée. Mais c'est l'idée même de poésie qui se trouve évacuée, au sens le plus large du mot, qui vaut bien au-delà des limites du vers. Une grande oeuvre en prose a sa poétique, comme y insistait Flaubert : c'est la part de l'imaginaire, du rêve, de la sensibilité, de l'émotion, de l'attention aux langages, aux rythmes, au plaisir de l'écoute intérieure, aux jeux mutuels du sens et des formes - bref au plaisir tout court, au charme, à la jouissance de se laisser immerger dans les courants du sens et de la forme. De tout cela, rien. Le programme reste désespérément muet, ignorant de ces choses, ou volontairement aveugle devant elles, sec, frigide et ennuyeux comme un décret ministériel. On en reste stupéfait.

      Comment inciter et exciter les adolescents à la lecture en oubliant la grande règle moliéresque du « plaire » et du « toucher » (qui n'exclut nullement le « savoir », bien au contraire), les affects du corps et du coeur, la passion, et le pur attrait du raconté, du joué, du déclamé, de l'évoqué ? Voilà des mondes inconnus de la commission des programmes, qui leur substitue un discours mécanique et mécaniste sur « les perspectives d'étude », définies exclusivement dans les termes d'une rhétorique démodée: genres, registres, argumentation, fonctionnement...

      Ah ! la tarte à la crème de l'argumentation, qui défigure depuis plusieurs années l'enseignement du français au collège et au lycée ! Sur sept « perspectives d'étude », deux lui sont intégralement consacrées ; et elle réapparaît encore par le biais des « perspectives complémentaires ». En somme, un tiers du temps. Rien ne se prête mieux au bachotage, et par le fait, au rebours des intentions affirmées, au décervelage affectif et esthétique. Lorsqu'on aura laborieusement repéré les thèses, les arguments, les exemples, les preuves, l'ordre du raisonnement, les « effets sur le destinataire », que restera-t-il, à des élèves accablés, pour les subtilités du sens, les non-dits, les dérives, les contre-effets, les correspondances intratextuelles et intertextuelles, les jeux de la signifiance, les cadences et les tons, les sources multiples du plaisir de lire, et de la réflexion ?

      Que restera-t-il, enfin, pour la lecture, pour l'accès direct au texte, lorsqu'on aura épuisé la perspective n°4 (« le travail de l'écriture », c'est-à-dire l'étude génétique, si délicate et à vrai dire impossible à expédier en quelques questions-bateau comme celles qu'on peut lire dans les manuels directement dérivés du programme) et la perspective n°6 (« écrire, publier, lire aujourd'hui »), qui débouche sur un monde lui aussi extraordinairement complexe, celui de la sociologie littéraire ? Critique génétique et sociologie de la littérature sont des ouvertures intéressantes, mais qui exigent des connaissances et une formation spécialisées (peu connues des programmes de CAPES et d'agrégation), et qu'on ne devrait pas placer sur le même plan, au même niveau d'urgence que l'analyse globale et immanente des œuvres - surtout si celle-ci, comme il serait naturel, ne se châtre pas, et ne se limite pas à des relevés de vocabulaire et de structures argumentatives.

      Tout cela laisse une impression bizarre. Ce programme, écrit pourtant par des esprits distingués, semble sorti d'une planète robotique, où il n'y a plus de place pour l'imagination, pour la fantaisie, pour la sensibilité, disons même pour la sensorialité. Ce sont des consignes énumérées pour des professeurs sans oreille... On n'est plus en classe pour s'amuser, ni pour rêver, ni pour s'enthousiasmer, ni pour découvrir : on y est pour apprendre à « argumenter ». L’œuvre, dans sa singularité absolue ? L'auteur - le grand, pas le faiseur - dans son individualité unique, avec sa place dans l'histoire, ses engagements, son intervention radicale, ses leçons, son génie de la langue ? Aucun intérêt. Aseptisons. Travaillons sur le « mouvement » (quelle abstraction problématique !) et sur le genre. Perspective n°2 (« le récit : le roman ou la nouvelle ») : « Le but est de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité d'un genre narratif » Balzac ? Connais pas. Ô Aristote, Brunetière et Benveniste, que d'« âmes sensibles » on émascule en votre nom !

      On voit la contradiction. « Oui, faisons lire des œuvres, au moins six par an. » Très bien. Et tout aussitôt: Non, étudions des mouvements, « littéraires et culturels » (comme si la littérature n'était pas partie prenante de la culture), des genres, des dossiers de genèse, des statistiques d'édition, des spécimens de blâme et d'éloge, et par-dessus le marché « des textes de toutes sortes ». C'est trop de la moitié, aurait raillé Figaro. Tout cela, disent-ils, pour accéder au sens. Mais qu'est-ce que le sens, au milieu de ce salmigondis ?

      Tant de réunions de commissions et de comités pour accoucher de ces instructions, dont la bonne volonté républicaine et citoyenne n'excuse pas la confusion et l'utopie ! Elles vieilliront vite ou resteront lettre morte, le bon sens et les qualités littéraires des meilleurs professeurs compensant la boulimie et la superficialité des consignes officielles. Il resterait pourtant à organiser un véritable programme de formation initiale et permanente des professeurs de lettres, partant des œuvres et retournant aux œuvres - « calmes blocs ici-bas chus d'un désastre obscur » - et allant droit à l'essentiel, qui est leur compréhension, au plan de l'histoire, au plan de la pensée et au plan de l'art, aidée non seulement des taxinomies de la rhétorique, mais de tous les instruments de la critique moderne, et d'une vision pertinente, équilibrée, des humanités.

Henri MITTERAND


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