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Requiem pour le bac

Par Elizabeth Lévy.

Marianne, 24 au 30 juillet 2000.

Tout est bon pour mener 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat. Y compris remonter les notes, si nécessaire. Sous prétexte d'égalité des chances, ne brade-t-on pas la qualité au profit du nombre ? Pas sûr que les jeunes bacheliers en soient reconnaissants demain.

[Légende de la première photo : Les mesures de clémence sont plus en plus encouragées. Pourtant, un certain nombre de professeurs sont décidés à faire de la résistance.]

" Pas d'oraux du bac le lendemain de la Fête de la musique. " Ce mot d'ordre lancé à la mi-juin par le ministre de l'Education nationale peut passer pour une de ces aimables fantaisies dont Jack Lang - inventeur de ladite fête - a le secret. Or il est peut-être, sinon symptomatique, à tout le moins allégorique, des périls autrement plus sérieux qui menacent " le roi des examens ". Ce " Fais la fête d'abord ! " ministériel révèle une curieuse hiérarchie des priorités, qui voit une soirée de divertissement investie d'une dignité supérieure à celle d'une épreuve supposée non seulement sanctionner sept années d'enseignement secondaire, mais surtout ouvrir les portes de l'Université. Examinateurs et élèves semblent d'ailleurs avoir choisi de " sécher " la Fête plutôt que leur épreuve.

Pour nombre de professeurs - la proportion est difficile à apprécier tant le pluriel indifférencié est inadapté à la corporation enseignante -, la déclaration du nouveau ministre n'est que l'une des étapes d'un calvaire qui les oblige à délivrer un baccalauréat au rabais dans le seul souci de parvenir au taux de réussite magique de 80 %. De fait, on peut repérer de multiples indices de la dégradation. Choix des sujets, définition des barèmes, instructions d'indulgence serinées aux correcteurs : tout conduit à un baccalauréat dont la facilité finira par ne plus cacher l'inutilité.

Objectif : amener le bac au niveau de la moyenne des élèves

" Il ne s'agit plus que de remplir les objectifs du Gosplan " : le point de vue de Catherine, professeur de lettres en région parisienne, est à l'évidence largement partagé. Difficile, en effet, de ne pas voir que, ayant échoué à " amener 80 % d'une génération au niveau du bac ", l'Education nationale s'est résignée à " amener le bac au niveau de la moyenne des élèves ". Opération réussie puisqu'on enregistre depuis trois ans des taux de réussite de 79,1 % (1998), 78,9 % (1999) et 79,5 % (2000). À noter, de surcroît, que si on intègre les redoublants à ce calcul, on parvient à un taux de près de 95 % : en clair, rater le bac sur deux ans est un exercice assez compliqué…

Pas de panique. Tel est donc, fort logiquement, le mot d'ordre le plus répandu à la veille de l'examen. " C'est une comédie, affirme Jean-Claude Michéa, prof de philosophie à Montpellier et auteur d'un remarquable essai sur l'école (1). Pendant l'année, élèves et parents viennent déjà marchander les notes. Et depuis quelques années, on attire tellement notre attention sur les nombreux recours contre des notes jugées trop basses par les candidats que nous sommes portés à noter entre 9 et 11. Il peut sembler présomptueux d'apprécier la difficulté des sujets proposés. On est donc contraint de s'en remettre aux appréciations des enseignants…. et au sens commun, pour avancer l'hypothèse d'un niveau d'exigence de plus en plus bas, tant pour les connaissances que pour la capacité à réfléchir et à s'exprimer par écrit. "

Sur le site du Collectif anti-Allègre, un professeur niçois commente ainsi le sujet de maths : " En pleine surveillance, je découvre le sujet du bac S. Je l'attaque puisque j'ai droit à mes 80 copies de correction. Probabilités : cinq minutes. Géométrie : on y est en vingt minutes. J'attaque le problème : un boulevard. En quarante minutes, j'ai tout fait, alors que je devrais au moins y consacrer le double. je commence à me demander si je ne suis pas un génie. Malheureusement, mon collègue qui va corriger la même épreuve a mis à peu près le même temps que moi. Et, deux génies dans le même bahut, c'est impossible. Les probabilités sont formelles. "

[Encadré : "On attire tellement notre attention sur les recours contre des notes jugées trop basses par les candidats que nous sommes portés à noter entre 9 et 11."]

Il faut surtout pointer la quasi-disparition de la dissertation, seul exercice qui sanctionne la capacité de l'élève à structurer une pensée de façon synthétique. Ainsi, en lettres et en histoire-géographie, des sujets en apparence ambitieux cachent en fait une évolution lente vers des épreuves de QCM (questions à choix multiples). En lettres, une dissertation figure bien parmi les trois sujets proposés. Encore faut-il préciser que l'exercice doit exclusivement porter sur la thématique inscrite au programme qui a perdu quasiment tout caractère généraliste. Cette année, il s'agissait, en section littéraire, d'étudier, outre les Châtiments, les rapports maître/valet dans la comédie du XVIIIe siècle à travers une pièce de théâtre et, dans les autres séries, un roman naturaliste. Les élèves de la série L ont été invités à composer à partir d'une citation du metteur en scène Jean-Pierre Vincent, intéressante au demeurant. Seulement, parmi les très rares impétrants qui choisissent la dissertation (environ 10 % selon les correcteurs interrogés), beaucoup ont tendance à restituer purement et simplement un cours.

On comprend donc que les deux autres sujets, qui comportent des questions précises, attirent la majorité : en effet, l'exercice d'écriture à proprement parler ne représente qu'une partie de la note, 10 points pour l'étude de texte qui a eu la préférence massive des élèves, 16 points pour le commentaire composé, assez peu choisi. Pour le premier, l'étude d'une fable de La Fontaine, l'Homme et la couleuvre, le candidat pouvait ainsi assez facilement parvenir à la moyenne. Ainsi, la première question, notée sur trois points, consistait à recenser dans les trente premiers vers les termes " appartenant au champ lexical de la justice " et les raisons pour lesquelles ils étaient employés. Résultat : " Nous avons été obligés de donner 5 ou 6 sur 10 à des élèves qui n'avaient rien compris au sens général du texte ", confie Isabelle, prof en région parisienne.

Quant au commentaire composé, il portait sur un texte dans lequel Amin Maalouf décrit les sentiments d'un amant qui fait sa demande à sa belle. " joli texte dont le thème peut parler à des adolescents, mais sur lequel il n'y a absolument rien à dire ", remarque un enseignant du Sud-Ouest.

[Encadré : Sujets et corrections : Bavures en série

Toute erreur dans l'énoncé d'un sujet conduit à accorder des points aux élèves qui, partant sur une fausse piste, se sont totalement trompés, comme à ceux qui ont détecté l'erreur. Autrement dit, à toutes les copies. De fait, on peut difficilement pénaliser les candidats pour les erreurs de l'administration. On peut cependant s'interroger sur le nombre élevé d'erreurs alors que les sujets sont désormais nationaux (DOM-TOM exclus). En économie, dans une composition sur Schumpeter, un correctif au corrigé indique qu'il fallait " lire incompréhensible au lieu de incompressible, mais les élèves ne sont évidemment pas à sanctionner ". En allemand première langue, une grave faute d'impression a été signalée. Selon le proviseur d'un lycée de la région parisienne, on a enregistré cette année au moins un incident par jour à propos des sujets. Enfin, on ne s'étendra pas sur les multiples incidents minimisés par l'administration. Ainsi, une enseignante de la région de Toulouse qui a surpris des élèves en train de tricher durant la préparation d'un oral d'histoire-géographie subit de fortes pressions pour ne pas rédiger de rapport. Il lui a aimablement été rappelé que sa responsabilité pourrait être engagée puisqu'elle n'avait pas bien surveillé ses élèves. De même, plusieurs bizarreries organisationnelles ont été signalées : élèves convoqués dans leur lycée, correcteurs choisis parmi les enseignants qui n'avaient pas de terminales cette année, correcteurs appelés, au moment de la réunion des jurys, à statuer sur des élèves dont ils n'avaient pas eu les copies, et même des professeurs convoqués dans une matière qui n'est pas tout à fait la leur. Ainsi, un professeur de physique-chimie qui n'avait pas de terminale cette année a été convoqué pour corriger des épreuves du bac en génie mécanique : ce qui revient à demander à un professeur d'espagnol de faire passer des oraux de portugais sous prétexte que les deux langues sont proches.]


Jusqu'où les correcteurs iront-ils dans l'indulgence ?

L'épreuve d'histoire- géographie mérite aussi un commentaire. Certes, deux dissertations continuent à figurer parmi les trois sujets proposés aux élèves. Mais, en proposant de composer sur deux pays déjà " tombés " l'année dernière - et sur lesquels la plupart des élèves ont fait naturellement l'" impasse " - on a poussé plus de 90 % des candidats vers l'étude de documents, épreuve pour laquelle il est précisé que l'élève ne doit pas avoir à mobiliser de connaissances extérieures. Certes, la question posée ne manquait pas d'allure puisqu'il s'agissait d'expliquer " comment est organisé l'espace économique mondial ". " Le problème, explique Emmanuel Garcia, professeur dans l'Essonne, c'est que le sujet est tellement ambitieux qu'on doit se contenter de trois fois rien. Autrement dit, on a bien affaire à des QCM camouflées. "

[Légende de la deuxième photo : À la lecture des résultats, certains élèves peuvent jubiler. Combien de fois entend-on : "Les profs, on les a bien eus. J'ai eu 5 en philo toute l'année et là, au bac, j'ai 13 !"]

L épreuve d'histoire - cette année, la mineure - révèle une conception identique. Les deux documents proposés (le discours de De Gaulle lors du putsch d'Alger, ou une carte de l'Europe en 1942) ne manquaient certes pas d'intérêt. Seulement, on demande aux élèves de répondre à quatre questions sur une page manuscrite, ce qui revient à consacrer environ 75 mots à chaque question.

Soyez indulgents. Telle est la consigne réitérée aux correcteurs, par oral ou par écrit, dans des documents ou reviennent sans cesse les mots " accordez ", " acceptez ", " valorisez ", " " Le correcteur doit admettre que, pour la plupart des sujets, plusieurs réponses sont possibles, peut-on lire dans le corrigé d'histoire géographie établi par l'Inspection académique régionale. Il en évaluera donc la pertinence avec toute l'ouverture d'esprit qui s'impose. " Un peu plus loin, on apprend que le texte officiel affectant 12 points à l'épreuve majeure (cette année la géographie) et 8 points à l'épreuve mineure ne doit pas être considéré comme un barème et qu'une deuxième partie bien réussie peut faire atteindre la moyenne. Eh sciences physiques, il a été décidé cette année, quelques jours après l'épreuve, de la noter sur 21,5…

[Encadré : "Le correcteur doit admettre que, pour la plupart des sujets, plusieurs réponses sont possibles " y est-il stipulé dans les directives de l'Inspection académique !"]

Mais ce flot d'indulgence ne se tarit pas une fois les copies distribuées aux correcteurs, qui subissent nombre de pressions. Pour chaque centre d'examen, le service chargé de l'organisation du bac choisit des " enseignants modérateurs " - des correcteurs, pas des notes ! -, réunis par des inspecteurs pour commenter les corrigés. " Ces modérateurs, à qui on donne oralement les instructions qu'on dose écrire, sont ensuite censés rapporter l'évangile dans chaque centre d'examen, note l'un d'eux. À l'arrivée, si on suit ces consignes, il faut accorder des points à chaque minuscule connaissance, à toute ébauche d'idée. " Dans certains centres, les correcteurs se sont donc vu signifier que ceux dont les notes s'écarteraient de plus de 2 points de la moyenne portée sur le livret du candidat devraient… réviser leur copie. En lettres, comme en philosophie, où il existe pourtant une " inspection résistante ", il est fortement conseillé de ne pas retirer plus de 2 points à un candidat pour déficience orthographique.

Du coup, tout se joue sur l'environnement et les rapports de force. Si certains professeurs, sans doute de plus en plus nombreux, intériorisent, par lassitude, les consignes de laxisme, d'autres, comme au lycée Henri-IV, " s'assoient sur les corrigés ", selon l'expression d'un enseignant. Pour combien de temps ?


Va-t-on assister au suicide de la secte du Temple scolaire ?

Si vous ne pensez pas, pensez bien : on ne saurait conclure ce rapide survol sans relever les incitations à diriger les élèves vers un prêt-à-penser unanimement admis. Toute référence à l'exclusion ou à l'exaltation des différences est donc un bon point. " Normal, constate Olivier, professeur de lettres dans la région Midi-Pyrénées. Plus l'écrit devient étrange et étranger, plus tout ce qui est écrit, notamment dans les journaux, prend un caractère quasiment divin. Conséquence, on est conduits à privilégier une sorte de pensée magique où les bons sentiments l'emportent sur la réflexion. "

Une promenade rapide à travers les manuels ou les annales confirme bien la prégnance de cette idéologie soixante-huitarde mal digérée, associée à un certain mépris pour les connaissances livresques. Ainsi, des élèves sont invités, pour préparer l'oral, " à faire la critique de jeux télévisés ou d'émissions de variétés d'aujourd'hui en se fondant sur des exemples précis " - faut-il coller un 0 à ceux qui dont pas la télé ? A d'autres, on propose de " rédiger une lettre ouverte aux chefs d'Etat afin de les convaincre de travailler pour la paix ". Et on imagine les réponses terrifiantes que certaines copies ont dû apporter à la question : " Rédigez un plaidoyer en faveur d'un droit de votre choix. " Le droit d'avoir des droits avant de s'interroger sur leur contenu : difficile de trouver plus beau symbole d'un enseignement qui marche sur la tête.

" Nous ne sommes pas pour la secte des adorateurs du Bachot, peut-on lire sur le site de "Sauver l'école". Nous faisons simplement un constat de bon sens : le bac est la clef de voûte de notre système d'enseignement. Il définit, dans chaque filière, le niveau et la nature des études secondaires, et il est, en principe, un certificat d'aptitude à la poursuite d'études supérieures. Avant de faire s'effondrer cette clef de voûte au nom de l'obligatoire prosternation devant la "Réforme", nous demandons tout bêtement à savoir par quoi elle sera remplacée, et pour réaliser quel projet. "

L'introduction des TPE (travaux personnels encadrés), dont la note comptera pour l'examen et dont les professeurs savent bien que, Internet aidant, ils ne contiendront pas, sauf exception, une goutte de travail personnel, manifeste peut-être la volonté en haut heu de faire évoluer le baccalauréat vers un contrôle continu. Mais peut-être faut-il surtout voir là un signe de résignation face à un échec que chacun peut constater. Dès lors que la valeur du baccalauréat est quasiment réduite à néant, pourquoi reconduire l'organisation d'une machinerie aussi coûteuse ?

[Encadré : Des modérateurs, à qui on donne oralement des instructions qu'on n'ose écrire, sont ensuite censés rapporter l'évangile dans chaque centre d'examen.]

Certes, le fameux taux de 80 % fait pour l'instant l'objet d'un inébranlable consensus social qui, chaque année, réconcilie la France avec son système éducatif. Seulement, la réalité n'a pas grand-chose à voir avec ce flamboyant drapeau de la démocratisation de l'enseignement. Pas besoin d'être grand clerc pour deviner que ce sont les privilégiés, ceux qui vivent entourés de livres, qui pâtissent le moins de la dégradation.

Autant dire que le consensus risque de voler en éclats le jour où on ne pourra plus éviter d'instaurer un examen à l'entrée des universités. Car cette réduction a minima du niveau d'exigence imposé aux bacheliers a, fort logiquement, abouti à peupler le premier cycle de l'université d'étudiants incapables ou peu soucieux d'y apprendre quoi que ce soit. Le marché, sur ce point, ne ment pas, qui a déjà sanctionné la mutation. Là où elles exigeaient le bac il y a une quinzaine d'années, les entreprises recrutent aujourd'hui des étudiants nantis d'un Deug (bac + 2), voire d'une licence (bac + 3). Ce qui revient à prendre le bac pour ce qu'il est : un certificat de présence au lycée.



Et le bac fut réduit au rang de certificat de présence au lycée

Dans ces conditions, au lieu de se désoler d'une dégradation considérée comme inévitable, peut-être faudrait-il entendre le cri lancé par une élève de seconde, dans une fiche de lecture sur le roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451 : " J'ai adoré ce livre car j'ai toujours haï l'école et la lecture, écrit- elle. je voulais juste être un peu cultivée sans me donner trop de mal et ce livre m'a appris ce que je serais sans ces deux choses que je hais, c'est-à-dire l'inverse de ce que je voudrais être. Ce livre est plus important maintenant qu'à n'importe quelle époque car le gouvernement réduit le niveau scolaire pour pouvoir nous manipuler. " La résistance au faux égalitarisme bon marché que l'on tente de faire passer pour l'égalité des chances viendra peut-être, finalement, de là où on ne l'attend guère.

Élisabeth Lévy

(1) L'Enseignement de l'ignorance, éd. Climats, 1999, 137 p., 70 F.

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