Crime contre la culture
Marianne, 24 au 30 septembre 2001
Par Robert Redeker.
Des états généraux de l'école doivent être mis sur pied de toute urgence. Des réformes, et vite ! La survie de notre école républicaine est à ce prix. 
L'inquiétude en résonne jusqu'aux cabinets du Ministère de 
l'Education Nationale. Un peu partout dans le pays, dans la multitude 
essaimée de collèges et de lycées, et même dans des écoles primaires, des 
professeurs résistent aux réformes récentes, des coordinations 
s'organisent, de nombreux parents d'élèves  fait nouveau ! - prennent 
conscience du crime contre la culture qui est en train de se commettre au 
nom de la pédagogie, et se regroupent eux aussi.
Ils résistent, au grand jour pour certains, en cachette pour d'autres. Les actes professoraux 
d'insoumission se multiplient, entretenant le souffle de la liberté à 
l'école. La révolte des parents d'élèves - pourtant habilement quadrillés 
par des associations liées au PS - contre les réformes issues de la loi 
Jospin sera sans doute la grande de surprise à venir dans l'Education 
Nationale. Ces multiples jacqueries antipédagogistes pourraient bien se 
fédérer surtout si, comme le souhaitent les membres du collectif Sauver les 
lettres, elles parviennent à mettre sur pied des Etats généraux de l'Ecole - 
à compter de ce jour, la refondation républicaine de l'école deviendrait 
possible.
Sauver les lettres est le nom d'un collectif de professeurs 
réfractaires, disposant d'un site internet (http://www.sauv.net); c'est 
aussi désormais le titre d'un livre, constitué par une série d'entretiens 
menés auprès de ces professeurs par notre collaborateur Philippe Petit 
(1), et une postface, aussi 
sombre que belle, écrite au noir stylet de la révolte, signée Danièle 
Sallenave. Les professeurs qui ont travaillé à ce livre auprès de Philippe 
Petit, navigateurs du désastre, font le point, avec la précision des 
relevés de marine. On trouve en effet à la lecture de cet ouvrage toutes 
les qualités que Joseph Conrad attribuait aux "notifications aux marins" : 
claires, concises, dépouillées, s'interdisant de sombrer dans le récit 
d'imagination, celles-ci "ouvrent cependant des horizons, elles sondent des 
profondeurs" (2).
Sauver les lettres : désespoir et espoir d'un enseignement, d'une idée du 
peuple, d'une construction et d'une destruction du peuple. Rien ne semble 
plus perdu en effet, aujourd'hui, dans l'école, que les lettres : 
l'enseignement de la littérature dans les classes du lycée est devenu 
méconnaissable. D'autres disciplines, parentes - l'histoire, la 
philosophie - sont elles aussi en voie de liquidation ; des pans entiers de 
l'enseignement humaniste et humanisant s'écroulent chaque jour sous les 
coups de boutoir destructeurs portés par les rénovateurs pédagogistes. Une 
secte, devenue toute puissante, celle des pédagogistes (on aurait tort de 
décorer ses affiliés du beau nom de pédagogues), s'est appliquée, telles 
les compagnies religieuses intrigant autour de Louis XIV, à prendre le 
pouvoir au Ministère, à influencer les partis de gauche, à noyauter les 
syndicats, à infiltrer l'administration, afin de ruiner l'école, qui était 
pourtant la fierté du régime républicain à la française. Qui était aussi la 
fierté du peuple. Le programme du parti pédagogiste a été résumé par 
Jean-Claude Michéa: "l'enseignement de l'ignorance" 
(3).
A l'enseignement de la littérature, base des humanités, les dernières 
réformes, toutes inspirées des délires de cette secte, ont substitué une 
technologie d'analyse "des textes littéraires". L'ensemble de ce dispositif 
consiste à aborder en classe la littérature comme si elle n'en était pas, à 
transformer l'enseignement de la littérature en exercices de communication 
dont "un texte littéraire" ne fournit que l'occasion. Il est vrai, pour 
reprendre le vocabulaire de ces professeurs révoltés, qu'on a changé 
l'école en "une garderie géante" ressemblant à un "vaste atelier 
communicationnel d'animation périscolaire".
Cette trahison s'appuie sur la 
quasi disparition de l'enseignement du français à l'école primaire : si en 
1968, un élève de CP et de CE1 bénéficiait encore de 15 heures 
hebdomadaires de cours de langue française, il ne bénéficie plus en 2001 
que de 9 heures et, suivant la présence ou pas des langues folkloriques 
dans son emploi du temps, il ne bénéficiera plus que de 5 ou de 7 heures de 
cet enseignement en 2002.
L'approche pédagogiste de la littérature, par laquelle l'élève, plutôt que 
de lire est sommé de  classer, d'étiqueter, de trier (le fameux "tri de 
textes"), de s'orienter dans un "document" comme un rat dans un labyrinthe, 
trahit le comportementalisme borné de ses promoteurs. On peut 
illustrer celui-ci par les mutations de vocabulaire : les 
pédagogistes, de plus en plus suivis par l'administration de l'Education 
Nationale, ne disent plus "élève", ce qui, sonnant trop "républicain", 
suppose d'élever, d'instituer, ce qui suppose un savoir à transmettre, ce 
qui suppose un idéal humain, mais ils disent désormais "apprenant", terme 
qui indique une fonction.
L' "élève" était un vrai nom, un substantif habité 
par une philosophie, à l'instar du mot "instituteur", qui lui répondait à 
merveille, remplacé par "professeur des écoles" : la mort de l'élève, au 
profit de l'apprenant, fait système avec la mort de "l'instituteur" au 
profit du beaucoup plus vague "professeur des écoles". Elever et instituer, 
deux verbes rayés du vocabulaire de l'administration scolaire.
L' "apprenant", comme disent les pédagogistes en leur jargon, n'est qu'une 
fonction : le nom d' "élève" était orienté vers l'avenir, il comportait une 
idée d'accomplissement, tandis que celui d' "apprenant" désigne un individu 
à l'avenir incertain cloué au présent, d'où la substitution de ce participe 
présent substantivé au substantif. De même - les enjeux de vocabulaire étant 
les enjeux réels de pouvoir - la "production de textes" a, dans cette 
optique, remplacé l'écriture : on ne dit plus qu'un élève écrit, on dit 
qu'il produit des textes.
Cette conception de l'enseignement des lettres développe une désastreuse 
pédagogie du soupçon. D'une part, elle discrédite la littérature aux yeux 
de l'élève, lui arrachant son aura. Une telle stratégie de la méfiance 
devant les écrivains ne peut, chez la plupart des élèves, qu'entraîner le 
dégoût de la lecture. Il est probable que le but poursuivi par les 
instructions officielles et les pédagogistes soit le suivant : rendre 
impossible le réenchantement du livre par l'élève, la magie et le bonheur 
de la lecture. Les effets de la terrible loi du soupçon que les 
pédagogistes font peser sur la littérature se manifestent : interdire à 
jamais, chez le futur adulte qu'est l'élève, le plaisir de la littérature. 
La clique pédagogiste rêve de rabaisser l'élève au rang du valet de chambre 
hégélien : de même que pour ce dernier il n'existe pas de grand homme, de 
même le grand écrivain ne doit pas exister pour l'élève. Clarté du message : 
Flaubert, Proust, Stendhal, ne sont que des écrivants, des producteurs de 
textes. L'effet en est également d'interdire la pensée ; on 
inculque à l'élève un regard technique sur les livres, attirant son 
attention exclusivement sur les procédés de construction dont on lui 
suggère qu'il est capable de les reproduire à son tour. Or, la pensée 
nécessite un fonds inépuisable d'émerveillement - Aristote, il y a bien 
longtemps, l'a signalé - présent dans tous les livres forts, que cette 
pédagogie désenchantante s'ingénie à évacuer. Ainsi, ce criminel 
enseignement du soupçon, promu par les sectes pédagogistes qui se sont 
emparées de l'école, est une trivialisation de la littérature qui instaure 
chez ses victimes un double interdit : de lire et de penser.
Partout, des consciences se lèvent pour dénoncer cette infamie, taxée par 
Danièle Sallenave de "forfaiture généalogique". Lucide, Sauver les lettres 
est un appel : avec lui, les esprits assoiffés de liberté, désireux de 
refonder l'école, possèdent enfin le livre de l'anti-résignation.
Robert REDEKER, professeur de philosophie, collaborateur aux Temps modernes
(1) Sauver les lettres, Des professeurs accusent, postface de Danièle Sallenave, Textuel, 144 p., 95 F.
(2) En dehors de la littérature, de Joseph Conrad, Paris, Critérion, 1992.
(3) L'enseignement de l'ignorance, de Jean-Claude Michéa, Climats, 2000.
  
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