La littérature qu'on veut assassiner
L'affaire semblait entendue. L'École devait suivre son temps, s'adapter à son nouveau public, nourri de télé, de zap, de rap et de jeux vidéo. Elle devait laisser aux nostalgiques l'imparfait du subjonctif et l'accent circonflexe, le récit de Théramène et les langueurs de Proust. Il faut être moderne, que diable! C'était compter sans les lecteurs, les vigilants, les amoureux de la littérature.
Une pétition parut le 4 mars dernier dans Le Monde. Le journal était réticent, soucieux lui aussi d'être moderne, attentif à dénoncer le conservatisme du corps enseignant. Les signatures affluèrent. Des classes affichèrent le texte, des élèves se sentirent concernés. Des contre-pétitions virent le jour. Un débat s'ensuivit, qui remit en cause quelques évidences : les collégiens et les lycéens ne forment pas un " public ", l'Ecole ne sert pas à préparer de futurs consommateurs, flattés dans leur goût, mais des citoyens appelés à raisonner, à choisir, à décider.
On voulut rapporter la discussion à quelque vieux schéma: c'était la querelle des Anciens (défenseurs de l'explication de texte et de la dissertation) et des Modernes (épris de diversité culturelle et de création contemporaine). Ce sont les élèves eux-mêmes qui, dans les manifestations, rappelèrent que plus les collèges s'adaptaient, plus se constituaient, à côté, des filières élitistes, " inadaptées ", c'est-à-dire formatrices. A poursuivre ainsi, c'est le principe d'un enseignement public qui était menacé. Le ministre d'alors y laissa son maroquin et un grand-prêtre de la modernité la direction de l'Institut national de la recherche pédagogique.
Le lobby conservateur n'était pas celui qu'on croyait: non pas les profs qui se battent sur le terrain pour apprendre à lire et à écrire, mais les conseillers, consultants, commissionnaires de tout poil, installés dans les allées du Pouvoir, persuadés de leur bon droit et jamais à court d'une réforme, d'une circulaire, d'une instruction ministérielle. Il suffit de lire le numéro de L'Ecole des lettres consacré aux Nouveaux programmes de français pour y voir dénoncer, page après page, la réduction élististe du français à la littérature, le conservatisme de la grammaire et de l'orthographe.
Michel Jarrety qui fut à l'initiative de la pétition du Monde a réuni un colloque dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, au mois de mai. Le livre qui en émane rappelle que, M. Allègre renvoyé à ses études, la menace demeure contre l'enseignement de la littérature. Il rassemble vedettes (Patrick Grainville, Alain Finkielkraut, Régis Debray) et inconnus (profs de collège et de lycée, premiers acteurs et premiers témoins du drame), spécialistes de la littérature française (Antoine Compagnon, Danielle Sallenave ou Michel Zink), historien (Jean-François Sirinelli) ou philosophe (Denis Kambouchner).
La quinzaine d'intervenants ne parle pas d'une seule voix. Les témoignages alternent avec les propositions, les analyses avec les ironies polémistes. Les collèges ne résoudront pas les dysfonctionnements de la Société, mais, en redevenant école de la difficulté, empêcheront peut-être qu'ils ne s'aggravent. Il s'agit d'acquérir un savoir pour pouvoir le transformer, de maîtriser une norme grammaticale et orthographique pour être libre d'en jouer. il est juste temps avant Fahrenheit 451.
Propositions pour les enseignements littéraires. Sous la direction de Michel Jarrety. Ed. PUF, 98 F.
Michel Delon
Magazine littéraire N°390, septembre 2000
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