L'autorité des professeurs
Pourquoi les professeurs
sont-ils devenus la cible principale des réformateurs ? Que veut-on
détruire en supprimant leur fonction ?
Je reprendrai quelques idées d'Hannah
Arendt tirées de "Qu'est-ce que l'autorité ?" et de "La
crise de l'éducation" (1)
Arendt écrit dans "Qu'est-ce que
l'autorité ?" : "Une crise de l'autorité constante
a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle.
Cette crise de nature politique a gagné des sphères pré-politiques
comme l'éducation et l'instruction des enfants".
Elle écrit encore : "s'il
faut définir l'autorité, ce doit être en l'opposant à
la contrainte. Par la force et la persuasion par argument".
Or, que constate-t-on dans les pratiques
actuellement mises en œuvre dans l'école française ? Sous
le masque de la persuasion, c'est-à-dire sous le masque d'un pseudo-égalitarisme,
se cache une contrainte inouïe - obligeant les maîtres à
mal enseigner et les élèves à mal apprendre. Tout cela
est dissimulé derrière des pratiques, vestiges des rituels scolaires
vidés de leur contenus efficaces de transmission, d'exercices et d'apprentissage.
La disparition de l'autorité est
le symptôme d'une rupture délibérément voulue avec
le passé. Il y a un lien entre la disparition de la tradition et celle
de l'autorité, souligne Arendt : "Avec la tradition, c'est
la mémoire qui est abolie. La perte de l'autorité équivaut
à la perte des assises du monde".
On comprend alors pourquoi il devient nécessaire
de s'en prendre aux professeurs, car ils représentent l'autorité.
Dans "La crise de l'éducation", Arendt écrit: "dans
le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme
de l'autorité".
C'est donc parce que lautorité du
professeur se fonde sur son rôle de "responsable du monde" qu'il devient
nécessaire de le discréditer, en discréditant les connaissances.
Le rôle de transmetteur
est discrédité, réduit à une fonction purement théâtrale,
symbolisée par le cours magistral qui, selon un rapport de l'Inspection
générale, empêcherait la libre parole des élèves.
Les professeurs deviendraient ainsi les responsables de l'appauvrissement spectaculaire
du langage oral, dans une période où l'on vante constamment l'expression,
mais où la seule expression admise est celle des médias, tumultueuse
et redondante.
"On a beaucoup médit de l'enseignement
verbal, a écrit Wallon , dans un article consacré au cinéma
éducatif (2), mais au fond toutes nos conceptions,
toutes nos sciences au cours de la civilisation se sont constituées à
l'aide de raisonnements, à l'aide déformules, qui sont des formules
verbales".
Discréditer le maître écrit
Arendt, c'est en définitive discréditer tous les adultes. Car
l'autorité du professeur se fonde sur son rôle de responsable du
monde, comme s'il était un représentant de tous les adultes.
Dans la conception que défend Meirieu,
l'école a pour fonction d'unifier la pensée. Il ne s'agit donc
plus de persuasion par argument, mais bien de contrainte par la force. En portant
atteinte à l'autorité des professeurs, les pédagogistes
et autres réformateurs de l'école aggravent la crise de l'autorité
dans ce pays.
Arendt écrit :
"la pédagogie est devenue une science de l'éducation
en général au point de s'affranchir complètement de la
matière à enseigner. En outre, cela a conduit à
négliger complètement la formation des professeurs dans leur
propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. En conséquence
cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer
d'affaire par leurs propres moyens mais que désormais l'on tarit la
source la plus légitime de l'autorité du Professeur, qui, quoiqu'on
en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent"
La destruction des habitudes
morales à l'école
La destruction de l'enseignement
élémentaire, qui a pour conséquence la destruction des
automatismes de base chez la plupart des élèves s'est faite
en même temps que la destruction des habitudes morales.
L'éducation morale à l'école
s'appuyait sur la discipline, considérée comme la manière
de donner des habitudes morales aux enfants. La lecture de L’Education
morale de Durkheim (3) aide à comprendre ce qui
fut la conception du rôle de la morale à l'école laïque
et qui n'a plus cours à présent.
Un des principaux objets de l'éducation
morale est de "donner à l'enfant le sentiment de sa dignité
d'homme dit Durkheim. Le rôle de la morale est de déterminer
la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel.
La moralité est un vaste système d'interdits".
"L'enseignement de la morale s'identifie
à l'esprit de discipline". C'est au cours de la seconde enfance,
à l'âge de l'école primaire que se "situe l'instant
critique de la formation du caractère moral. Au-delà de la seconde
enfance, si les bases de la morale ne sont pas constituées, elles ne
le seront jamais".
L'expérience actuelle nous montre
qu'il en est des bases de la morale comme des automatismes de base qui sous-tendent
les apprentissages fondamentaux. Si les automatismes ne sont pas installés
au cours de la seconde enfance, les difficultés d'apprentissage deviendront
durables. Ce phénomène est observé massivement au collège,
en même temps que les désordres de la conduite individuelle et
collective.
Ceux qui n'ont pas automatisé la
lecture, l'écriture et les quatre opérations à l'école
primaire, n'acquièrent pas ces activités comme des automatismes
au collège. Il en va de même pour la discipline scolaire et les
habitudes morales. Non acquises à l'école primaire, elles deviennent
très difficiles à acquérir au collège.
L'analyse de Durkheim permet d'isoler
une des causes scolaires du développement des phénomènes
de foule au sein de l'école.
La morale écrit-il, "repose
sur une organisation régulière de la vie à l'école.
L'esprit de discipline c'est la modération des désirs et la
maîtrise de soi".
Pour donner une éducation morale
à l'école, on doit s'appuyer sur deux particularités
psychologiques de l'enfant, "le goût de la répétition,
qui permet de lui faire prendre des habitudes régulières et
la réceptivité de l'enfant à la suggestion impérative".
Comme beaucoup de penseurs de son temps,
Durkheim considérait que la grande réceptivité de l'enfant
à la suggestion pouvait être assimilée à la suggestivité
du sujet hypnotisé. La conséquence de cette grande suggestivité
des enfants est la facilité avec laquelle on peut les manipuler.
Ce danger était bien perçu
par Durkheim qui insiste sur la nécessité de protéger
la liberté de l'enfant. Car il ne cache pas la nature redoutable du
pouvoir que donne à l'adulte cette grande suggestivité de l'enfant.
La limite que Durkheim impose aux débordements abusifs des adultes
est la force de la règle.
A l'école, l'enfant apprend le
respect de la règle. Il apprend à faire son devoir par le biais
de tout un système de règles qui déterminent sa conduite.
L'ensemble de ces règles constitue la discipline scolaire. Cette discipline
est la morale de la classe.
La vraie fonction de la discipline est
d'être un élément de l'éducation morale, car une
classe indisciplinée est une classe qui se démoralise.
Durkheim fait partie de ceux qui ont réfléchi
aux problèmes posés par la psychologie des foules. La foule
est, écrit-il, "une société instable et chaotique",
c'est la raison pour laquelle l'immoralité s'y développe
si souvent. Or une classe sans discipline est comme une foule.
Si le maître n'a pu acquérir
l'autorité nécessaire, alors la suractivité se dérègle.
C'est la démoralisation qui s'installe. La règle cesse d'elle-même
si elle n'est pas impersonnelle. Le maître doit donc la présenter
non comme une œuvre personnelle mais comme un pouvoir moral qui lui est supérieur.
Violence et barbarie : la
déculturation
Wallon a défini
la sensibilité de prestance (4). C'est une forme
de sensibilité qui répond à la présence d'autrui:
"sous l'insistance d'un regard, sous l'impression d'être pour autrui
un objet d'attention, il peut arriver à chacun de perdre contenance.
(…) Les aspects de cette intolérance pour l'attention d'autrui sont
de trois sortes : la simple opposition, ou négativisme, l'angoisse,
la peur ou la colère. "
Quand le regard d’un passant est pris
pour une agression cela peut déclencher une réaction de fureur
et de violence. La peur et l'angoisse ressenties créent comme un renversement
de la situation. Le sujet regardé devient l'agresseur, mais il transforme
son acte violent en acte de légitime défense.
Dans ce cas, la barbarie prend le dessus.
La perte du sens de l'urbanité devient à notre époque
un phénomène inquiétant. Ce sens est lié à
la civilisation, il naît de l'habitude existant depuis des siècles
d'avoir des relations pacifiques dans la cité.
On assiste en même temps à
un phénomène généralisé de déculturation.
Marcuse, disciple de Freud, avait déjà perçu et décrit
ce phénomène en s'appuyant sur le concept, inspiré de
Freud, de désublimation (5): "La rationalité
technologique est en train de liquider les éléments oppositionnels
et transcendants de la culture supérieure. Ces éléments
sont victimes du processus de désublimation qui est prépondérant
dans les secteurs avancés de la société contemporaine".
La déculturation s'accompagne d'une
déshumanisation de la sexualité. Marcuse la qualifie
de "désublimation répressive". Il écrit :
"il y a des formes répressives de désublimation. Une
semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel,
ici, comme dans la désublimation de la culture supérieure, elle
constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie
qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination".
La déshumanisation de la sexualité
est imposée brutalement. On exerce des pressions dans le but de déchaîner
ce qui était interdit et sévèrement contrôlé.
La sexualité est déshumanisée à présent
jusqu'au sein de l'école, au nom du réalisme biologique et de
la liberté du choix des partenaires.
La déshumanisation de la sexualité
dans la société, dans les médias et dans l'école,
peut avoir des effets incontrôlables. On voit se développer des
pratiques barbares consistant às'emparer de jeunes adolescentes, à
se les partager comme un butin de guerre, à les violer collectivement.
Ces rapts et ces viols collectifs apparaissent dans un contexte d'exhibitionnisme
sexuel incessant, de stimulation continue des désirs et de valorisation
d'expériences de toutes sortes.
Le retour à la barbarie observé
dans certaines cités, et sous des formes plus camouflées dans
différents milieux sociaux, est une forme extrême de la destruction
de la culture. On peut narguer impunément l'Etat et la police. On peut
s'en prendre à des adolescentes que personne n'ose plus, ne veut plus
et ne sait plus protéger. La liberté des malfrats se généralise,
la domination sur le reste de la population s'aggrave.
Le plan Langevin-Wallon vu par
Wallon
Les réformes
proposées après la deuxième guerre mondiale dans le cadre
du plan Langevin-Wallon ont été justifiées par l'inadéquation
d'un système scolaire où "la coupure entre l'enseignement
primaire et supérieur est devenue contraire aux exigences du présent"
écrit Wallon (6).
On reprochait à l'enseignement
primaire d'être "dogmatique, figé, routinier". "L'autonomie
relative des différents enseignements : primaire, secondaire, technique,
et les compétitions que cette autonomie relative pouvait engendrer
à l'intérieur du système scolaire ont paru inconciliable
avec l'unité culturelle du pays". On a mis en avant "le droit
de tous les enfants à une véritable culture intellectuelle ".
"Une autre condition de la réforme
est de supprimer la cloison qui vouait l'enseignement primaire à être
un enseignement utilitaire pour les masses, et l'enseignement secondaire un
enseignement culturel pour l'élite."
A l'ancien découpage : premier
degré, classes populaires, second degré classes bourgeoises,
on a opposé la division en cycles qui répondraient à
des étages de l'évolution intellectuelle.
Dans le premier cycle, "âge
maternel" caractérisé par des "activités
dispersées à motifs immédiats". Ensuite âge
de l'école, six à onze ans. C'est la période de la vie
où peuvent être acquis "les différents automatismes
indispensables aux opérations de la pensée et qui doivent être
communs a tous les enfants".
Le second cycle, ou "cycle d'orientation",
destiné à tous les enfants de onze à quinze ans,
devait être la période "des options" où
les enfants auraient pu révéler "leurs préférences
et leurs dispositions dominantes".
Le troisième cycle, de quinze à
dix-huit ans, aurait été celui de "la détermination
vers les sections théorique, professionnelle et pratique".
Quelles étaient, selon Wallon,
les particularités de l'enseignement primaire, qui était quasiment
autonome ? "Enseignement pour le peuple, il a été soigneusement
tenu à l'écart de l'enseignement secondaire et il a fonctionné
en circuit fermé. Sauf exception individuelle, on était élève
de l'un ou de l'autre et pas successivement de l'un et de l'autre. Aucun palier
commun, pas d'ouverture de l'un sur l'autre, des examens qui ne se correspondent
pas. La formation des maîtres est pour les deux radicalement distincte.
(...) Que ce système ait eu ses avantages, ce n'est pas douteux. Ainsi
concentré sur lui-même, l'enseignement du peuple s'est imprégné
d'esprit populaire, ce qui n'était sans doute pas dans les intentions
du législateur. Il a pu éviter l'évasion de ses meilleurs
éléments vers d'autres situations universitaires. Il n'a pas
eu à recueillir les laissés-pour-compte des autres enseignements."
L'erreur de Wallon réside, à
mon avis, dans l'appréciation suivante : l’école primaire
était destinée à donner une instruction "purement
utilitaire". Cette appréciation réduit considérablement
l'apport de l'école primaire dans les domaines de l'histoire, de la
morale et des leçons de choses. Son erreur réside également
dans l'opposition qu'il établit entre l'utilitaire et le culturel,
comme si l'apprentissage des éléments et celui des rudiments
d'histoire, de géographie, et de science n'étaient pas intrinsèquement
constitutifs de l'acculturation.
Avoir bien appris à lire, à
écrire et à compter ne signifiait pas qu'on accumulait les chances
d'une promotion sociale. Cet aspect fondamental de l'enseignement élémentaire
a cependant été détruit pour tout le monde, puisque l'enseignement
primaire est à présent commun. Dans quel but ?
C'est cet enseignement
qu'il faudrait revaloriser en premier lieu, il s'appuie sur l’existence d'une
discipline. Il faut revaloriser la pédagogie des automatismes: lire,
écrire et calculer. L'installation et la conservation des automatismes
se fonde sur un enseignement méthodique, appuyé sur les exercices
et la répétition. On ne doit pas l'interpréter comme
une automatisation de la pensée, mais bien au contraire, comme la condition
de son émancipation.
Il permet aux enfants de se forger efficacement
les outils intellectuels indispensables à leur autonomie intellectuelle,
afin qu'ils puissent non seulement déchiffrer, mais lire en comprenant
ce qu'ils lisent et écrire pour conceptualiser leurs expériences
et leurs pratiques. En réalité, l'enseignement primaire tel
qu'il fut conçu est un enseignement indispensable à tous
les enfants, car il permet d'acquérir efficacement des connaissances
dont on conservera l'usage tout au long de la vie. L'enseignement des éléments
se pratiquait de la même manière dans les autres établissements.
1. Hannah. Arendt, La crise de la culture,
Gallimard, 1973
2. Henri Wallon, "Le cinéma éducatif", Bulletin
de la Société Française de pédagogie, n°106,
1954
3. Emile Durkheim , L'éducation morale, PUF,
1974.
4. Henri Wallon, Les origines du caractère,
PUF, 1949.
5. Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution
à Freud, Les Editions de Minuit, 1968.
6. Henri Wallon, " Où en est la réforme
de l'enseignement en France ? ", Cahiers laïques, 5,
sept-oct 1951
Réflexions sur l'école
actuelle
L'école d'aujourd'hui
comporte beaucoup d'activités non scolaires. Le temps consacré
aux apprentissages de base est réduit, en même temps qu'est rejetée
la méthode de l'école élémentaire, fondée
sur une transmission systématique et progressive des connaissances.
L'imprécision des démarches,
l'absence de rigueur pédagogique favorisent la confusion et l'incompréhension,
tandis que les automatismes de base : lire, écrire, et calculer,
ne sont pas installés chez beaucoup d'enfants qui ne bénéficient
pas du soutien familial. Ils sont mal installés chez beaucoup d'autres
enfants, dont les connaissances sont lacunaires à des niveaux très
élémentaires.
On a limité le temps consacré
aux apprentissages de base. Or ceux-ci nécessitent des exercices souvent
répétés pour que les connaissances soient bien assimilées.
En calcul par exemple, la répétition des opérations permet
leur automatisation. On a considérablement réduit les apprentissages
par cœur. On n'apprend plus de résumés d'histoire et de géographie.
Ce changement va de pair avec une nouvelle
gestion du temps scolaire, qui est haché par la multiplication des
petites vacances et par les activités de type culturel et sportif.
L'illettrisme actuel (alors qu'on croyait
avoir éliminé l'illettrisme en 1914) (1) est
un produit de la destruction des méthodes éprouvées.
Il touche un nombre important d'adultes (2) qui ont quitté
l'école sans savoir lire. Il touche aussi les élèves
des collèges qui vivent une situation d'échec depuis les débuts
de l'école primaire.
Mais on refuse de voir le lien entre l'échec
des enfants et l'inadéquation des méthodes utilisées.
On a détruit les méthodes de l'école élémentaire
au nom d'arguments idéologiques et scientistes qui se sont imposés
dans tous les lieux de formation des futurs maîtres.
Illettrisme et science de la lecture
Le développement
de l'illettrisme est lié à l'application autoritaire et généralisée
des dernières théories à la mode dans la "science
de la lecture". On a imposé des idées absurdes, selon lesquelles
on ne doit pas distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure
de la lecture. La négation du rôle de la transmission des connaissances
dans l'apprentissage et son remplacement par des pratiques aventureuses ont
perverti l'acte pédagogique.
Des formes spécifiques d'échec
sont alors apparues, concernant en particulier l'apprentissage de la lecture
et de l'écriture : l'échec des enfants mal instruits.
La responsabilité des adultes est
grande, quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et d'apprécier
ce qu'ils doivent leur faire connaître. Elle est grande aussi quand,
dans les lieux de formation, on initie les futurs maîtres à l'idée
étrange selon laquelle l'enfant pourrait construire seul ses savoirs.
Le recteur Michel Migeon (3)
avait été chargé par Jospin, alors ministre de l'Education
nationale, de rédiger un rapport sur la lecture. Il écrit :
"l'optique constructiviste de l'appropriation des connaissances s'oppose
à celle d'une transmission de celui qui sait à celui
qui ne sait pas". Il affirme encore : "Apprendre à lire
est un apprentissage régi par les règles du constructivisme".
Le constructivisme devient ainsi l'expression
du spontanéisme pédagogique, puisqu'on l'oppose catégoriquement
à la transmission des connaissances. L'enfant est abandonné
à sa spontanéité. Le constructivisme est la forme moderne
de l'abandon pédagogique des enfants.
La Rénovation Pédagogique
Ces thèses ont
pris le contre-pied des pratiques mises au point lors de la Rénovation
Pédagogique, entre 1850 et 1880.
Ces années marquent le passage
de la pédagogie de l'Ancien Régime à celle des écoles
primaires d'Octave Gréard, de Jules Simon et de Jules Ferry (4).
Octave Gréard est l'un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation
Pédagogique. Il a substitué à l'enseignement mutuel un
système "inspiré du modèle de l'enseignement secondaire.
Les écoles ont été organisées de manière
uniforme. L'enseignement est donné par le maître à l'ensemble
de la classe, c'est le mode simultané qui remplace le mode mutuel.
Une classe rassemble désormais
des élèves possédant un certain niveau dans toutes les
disciplines. L'enseignement est collectif. L'école est organisée
en trois cours possédant chacun un programme d'enseignement précis,
les cours élémentaire, moyen et supérieur.
La conception de l'enseignement est concentrique,
et non plus successive. Dès le cours élémentaire,
on introduit toutes les disciplines, y compris l'histoire et la géographie.
L'enseignement concentrique repose sur les vertus de la répétition,
mise en cause dans l'école actuelle.
Les pédagogues du XIXe siècle
préféraient les classes homogènes. Gréard
introduit la notion de redoublement. Pour garantir l'homogénéité
du niveau des élèves, on fait redoubler ceux qui n'ont pas acquis
le programme d'une classe donnée. L'homogénéité
et le redoublement sont à présent rejetés .
L'école des sciences de l'éducation
L'école française
est devenue l'école des sciences de l'éducation. Dans cette
école, sociologues et pédagogistes rejettent la singularité
de la personne au nom de déterminismes liés principalement au
milieu d'origine des enfants. Le milieu d'origine serait la cause principale,
voire l'unique cause des inégalités dans la réussite
scolaire. Par conséquent, l'enfant n'est pas pris en considération
en tant que personne singulière, avec ses aspirations et ses compétences
propres.
Dans les Instituts universitaires de formation
des maîtres (IUFM), on prétend former des professionnels de l'enseignement,
sans tenir compte des disciplines à enseigner. En réalité,
la pédagogie n'est pas séparable des connaissances à
transmettre, elle prend des formes différentes selon les disciplines.
A l'inverse, le pédagogisme sépare la pédagogie
des disciplines enseignées (5). Il veut se situer
au-dessus des disciplines, auxquelles il substitue un arsenal de techniques
et de procédés.
L'école de masse
L'école de
masse a succédé à l'école unique. L'école
unique est le thème lancé en 1921 par les Compagnons de l'université.
Le Comité d'étude et d'action pour l'école unique est
créé en 1927. L'école unique a pour objet d'unifier la
scolarité primaire pour tous les enfants.
Ce projet a inspiré les rédacteurs
du plan Langevin-Wallon (1947). Dans ce plan, il est question d'égalité
des droits des enfants: "Tous les enfants, quelles que soient leurs origines
familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement
maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d'autres
limitations que celles de leurs aptitudes".
Dès la fin des années 1950,
le débat sur le Collège unique a fait émerger
l'idée selon laquelle on doit tenir compte de l'hétérogénéité
des élèves, en adaptant l'enseignement à l'ensemble
de la population scolarisée (6). On prend ainsi le
contre-pied des classes homogènes de l'école de la République.
Le projet d'école de masse est
lié à la prolongation rapide de la scolarité pour tous,
sur un modèle uniforme. On en trouve la formulation dans la Loi d'orientation
sur l'Education du 10 juillet 1989, sous le ministère Jospin.
Dans cette loi, il n'est plus question
d'égalité des droits mais d'égalité des élèves :
"Pour assurer l'égalité et la réussite des élèves,
l'enseignement est adapté à leur diversité par une continuité
éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité".
L'école de masse, ainsi nommée par ses promoteurs, accueille
tout le monde. Elle refuse de prendre en considération les particularités
et les compétences individuelles.
L'école de masse
a aggravé la condition scolaire des enfants, livrés à
l'anonymat et à la violence.
Le sens donné au mot égalité
Pour comprendre l'école
de masse, telle qu'elle s'est actuellement développée en France,
on peut se référer au débat public rapporté par
l'historien américain Daniel Boorstin (7) entre Stanley
Hall et Charles W.Eliot. A travers ce débat, on voit comment, à
la fin du siècle dernier, deux conceptions se sont affrontées
pour prendre la direction des nouvelles écoles secondaires américaines.
Stanley Hall avait annoncé : "nous
devons dépasser le félichisme de l'alphabet, de la table de
multiplication, de la grammaire, des gammes, du livre ". Dès 1902,
il passe à l'étude de l'adolescence, ce qui l'amènera
à s'intéresser à la high school.
Pour Eliot, la démocratie consiste
à mettre toutes les disciplines sur un plan d'égalité,
l'étudiant peut choisir ce qu'il veut étudier. Eliot reste cependant
fidèle à l'idée d'une oligarchie fondée sur le
mérite : "Toute éducation démocratique avait
pour devoir non seulement d'instruire l'ensemble de la population mais aussi
d'encourager le développement d'une aristocratie naturelle afin que
la communauté tout entière reçoive les fruits de l'épanouissement
de ses citoyens les plus capables."
Les adversaires d'Eliot ont à leur
tête Stanley Hall et son disciple John Dewey, chef de file de l'Education
Nouvelle. Boorstin écrit d'eux : "Ils se firent
les champions de ceux que Stanley Hall appelait la grande armée des
incapables".
Eliot pensait en termes
de matières d'enseignement, Stanley Hall, John Dewey et leurs disciples
voulaient supprimer la notion même de programme. La high school, écrit
Boorstin, "est le produit achevé de l’Education Nouvelle".
La destruction de l'enseignement aux Etats Unis
On pouvait lire dans
le Figaro daté du 28 novembre 2000 un entrefilet consacré
à l'école italienne. Selon Tullio de Mauro, ministre de l'Instruction,
un tiers de la population adulte italienne peut être considérée
comme analphabète, un autre tiers est au bord de l'analphabétisme.
Jacques Barzun, universitaire américain
actif dans l'action en faveur de l'école et pour le retour à
l'enseignement méthodique et progressif, a écrit : l'illettrisme
fonctionnel touche 60 millions d'Américains (8).
A l'origine de ce désastre, dit-il,
cinquante années de folie dans l'utilisation de la méthode look-and-say,
associée à l'idée que les enfants de pauvres, de
Noirs, d'Hispaniques, ne peuvent pas apprendre. C'est une absurdité
criminelle, écrit Barzun. Ce sont les particularités de l'école
qui bloquent l'apprentissage en lecture, en écriture et en calcul.
La doctrine look-and-say d'enseignement
de la lecture a été popularisée en France et imposée
dans les lieux de formation par les scientistes de la lecture. On part de
l'idée que le lecteur entraîné n'a pas besoin d'identifier
chaque lettre. En France, cette méthode se nomme méthode globale
ou idéo-visuelle. Ce modèle imposé au débutant
est la quintessence de l’anti-méthode, écrit Barzun.
La science est devenue une superstition,
écrit encore Barzun. Il a fallu plus d'un demi-siècle pour
comprendre l'erreur de look-and-say, non pas en partant des défauts
de la méthode, mais en partant d'une autre étude. C'est encore
à la science de la lecture qu'on a fait appel, et non à l'analyse
concrète des raisons de l'échec scolaire.
Le cheminement suivi
a été le même en France. On a attendu huit ans après
que les idées exprimées dans cette autre étude aient
été reconnues aux Etats Unis. C'est alors seulement que certains
scientistes de la lecture ont osé évoquer discrètement
la possibilité d'un retour en arrière en France.
Classes homogènes et classes hétérogènes.
Dès la fin des
années 1950, le débat sur le collège unique en France
a fait émerger la thèse de l'hétérogénéité
des élèves. Il devenait nécessaire d'adapter l'enseignement
à cette hétérogénéité, pour que
l'ensemble de la population fasse les mêmes études, écrit
Guy Berger (9).
L'hétérogénéité
des classes s'oppose au regroupement en classes homogènes pratiqué
dans l'école de la République.
La création des Zones d'Education
Prioritaires (ZEP) est une décision dans laquelle on peut voir l'interprétation
française de l'affirmative action. Ce mouvement est né
aux Etats Unis, à la suite des émeutes noires de 1964-1968.
On accuse la politique d'affirmative
action d'être inégalitaire au profit des anciens opprimés,
écrit Barzun.
Guy Berger reprend cette idée,
afin de justifier la création des ZEP: "les ZEP sont d'une certaine
manière inconstitutionnelles, puisque selon les principes de la Constitution,
le service public offert à tous les citoyens doit être
identique, quel que soit le lieu où il est assuré "
L'égalitarisme à la française
Philippe Meirieu (10),
qui détient un grand pouvoir à la direction des IUFM donc dans
la formation des maîtres, défend la thèse de l'égalité
des personnes. Il justifie la massification car, écrit-il, "le
mixage des enfants de tous les niveaux permet d'unifier les pensées
en une pensée commune". Dans l'école de ses rêves,
il ne doit y avoir ni redoublement, ni orientation précoce, ni compétition,
ni hiérarchisation des élèves en bons, moyens et mauvais,
car ce n'est plus l'école de l'instruction obligatoire, mais c'est
l'école obligatoire.
Meirieu s'inspire de l'esprit des sciences
de l'éducation américaines, avec en particulier le refus de
la transmission. Il dénigre systématiquement l'instruction.
Les deux objectifs qu'il assigne à l'école obligatoire sont
: l'acquisition d'une culture commune et la construction de la Loi.
L'école américaine a été
la terre d'élection du scientisme. Les sciences de l'éducation
se sont imposées comme un pouvoir politique au sein de l'école,
décidant non seulement de la manière d'enseigner, mais également
du découpage des disciplines, et de leur légitimité.
La manière d'enseigner la lecture
imposée par les scientistes a contribué à l'illettrisme
de masse. La gestion des disciplines par les sciences de l'éducation
débouche sur la destruction de secteurs entiers des connaissances dans
l'école publique.
1. Anne Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours
sur la lecture, Centre Georges Pompidou,1989.
2. Jean Pierre Velis, La France illettrée,
Le Seuil, 1988.
3. Liliane Lurçat, La destruction de l'enseignement
élémentaire et ses penseurs, François Xavier de Guibert,
1998.
4. Pierre Giolitto, Histoire de l'enseignement, T.1
L'organisation pédagogique, Nathan, 1983.
5. Liliane Lurçat, Vers une école totalitaire
? François Xavier de Guibert, 2e éd. 2001.
6. Guy Berger, Cahiers Pédagogiques, n°292-293,
mars-avril 1991.
7. Daniel Boorstin, Histoire des Américains,
collection Bouquins, Robert Laffont, 1991.
8. Jacques Barzun, Begin here. The forgotten conditions
of teaching and learning, The University of Chicago Press, 1991.
9. Guy Berger, op. cit.
10. Philippe Meirieu, Marc Giraud, L'école ou la guerre civile,
Plon, 1997.