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La destruction de l'enseignement élémentaire
fait partie de la destruction du monde

par Liliane Lurçat

Conférence du 19 mai 2001 à la Sorbonne.

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L'autorité des professeurs
La destruction des habitudes morales à l'école
Violence et barbarie : la déculturation
Le plan Langevin-Wallon vu par Wallon

Suivi de : Réflexions sur l'école actuelle


      Avant de parler des problèmes liés au statut actuel de l'école primaire, je voudrais aborder quelques thèmes concernant la condition des professeurs, les habitudes morales à l'école et la violence. On peut se demander : pourquoi les professeurs, après les enfants, sont-ils devenus à leur tour la cible des réformateurs ? Pourquoi a-t-on détruit l'éducation morale en même temps que l'enseignement élémentaire ? On peut aussi s’interroger sur le développement accéléré de la barbarie. On pourra alors situer la destruction de l'enseignement des éléments dans un contexte qui permet de la comprendre.

 

L'autorité des professeurs

      Pourquoi les professeurs sont-ils devenus la cible principale des réformateurs ? Que veut-on détruire en supprimant leur fonction ?
      Je reprendrai quelques idées d'Hannah Arendt tirées de "Qu'est-ce que l'autorité ?" et de "La crise de l'éducation" (1)
      Arendt écrit dans "Qu'est-ce que l'autorité ?" : "Une crise de l'autorité constante a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle. Cette crise de nature politique a gagné des sphères pré-politiques comme l'éducation et l'instruction des enfants".
      Elle écrit encore : "s'il faut définir l'autorité, ce doit être en l'opposant à la contrainte. Par la force et la persuasion par argument".
      Or, que constate-t-on dans les pratiques actuellement mises en œuvre dans l'école française ? Sous le masque de la persuasion, c'est-à-dire sous le masque d'un pseudo-égalitarisme, se cache une contrainte inouïe - obligeant les maîtres à mal enseigner et les élèves à mal apprendre. Tout cela est dissimulé derrière des pratiques, vestiges des rituels scolaires vidés de leur contenus efficaces de transmission, d'exercices et d'apprentissage.
      La disparition de l'autorité est le symptôme d'une rupture délibérément voulue avec le passé. Il y a un lien entre la disparition de la tradition et celle de l'autorité, souligne Arendt : "Avec la tradition, c'est la mémoire qui est abolie. La perte de l'autorité équivaut à la perte des assises du monde".

      On comprend alors pourquoi il devient nécessaire de s'en prendre aux professeurs, car ils représentent l'autorité. Dans "La crise de l'éducation", Arendt écrit: "dans le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l'autorité".
      C'est donc parce que lautorité du professeur se fonde sur son rôle de "responsable du monde" qu'il devient nécessaire de le discréditer, en discréditant les connaissances.
      Le rôle de transmetteur est discrédité, réduit à une fonction purement théâtrale, symbolisée par le cours magistral qui, selon un rapport de l'Inspection générale, empêcherait la libre parole des élèves. Les professeurs deviendraient ainsi les responsables de l'appauvrissement spectaculaire du langage oral, dans une période où l'on vante constamment l'expression, mais où la seule expression admise est celle des médias, tumultueuse et redondante.
      "On a beaucoup médit de l'enseignement verbal, a écrit Wallon , dans un article consacré au cinéma éducatif (2), mais au fond toutes nos conceptions, toutes nos sciences au cours de la civilisation se sont constituées à l'aide de raisonnements, à l'aide déformules, qui sont des formules verbales".
      Discréditer le maître écrit Arendt, c'est en définitive discréditer tous les adultes. Car l'autorité du professeur se fonde sur son rôle de responsable du monde, comme s'il était un représentant de tous les adultes.
      Dans la conception que défend Meirieu, l'école a pour fonction d'unifier la pensée. Il ne s'agit donc plus de persuasion par argument, mais bien de contrainte par la force. En portant atteinte à l'autorité des professeurs, les pédagogistes et autres réformateurs de l'école aggravent la crise de l'autorité dans ce pays.

      Arendt écrit : "la pédagogie est devenue une science de l'éducation en général au point de s'affranchir complètement de la matière à enseigner. En outre, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. En conséquence cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d'affaire par leurs propres moyens mais que désormais l'on tarit la source la plus légitime de l'autorité du Professeur, qui, quoiqu'on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent"


La destruction des habitudes morales à l'école

      La destruction de l'enseignement élémentaire, qui a pour conséquence la destruction des automatismes de base chez la plupart des élèves s'est faite en même temps que la destruction des habitudes morales.
      L'éducation morale à l'école s'appuyait sur la discipline, considérée comme la manière de donner des habitudes morales aux enfants. La lecture de L’Education morale de Durkheim (3) aide à comprendre ce qui fut la conception du rôle de la morale à l'école laïque et qui n'a plus cours à présent.
      Un des principaux objets de l'éducation morale est de "donner à l'enfant le sentiment de sa dignité d'homme dit Durkheim. Le rôle de la morale est de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel. La moralité est un vaste système d'interdits".
      "L'enseignement de la morale s'identifie à l'esprit de discipline
". C'est au cours de la seconde enfance, à l'âge de l'école primaire que se "situe l'instant critique de la formation du caractère moral. Au-delà de la seconde enfance, si les bases de la morale ne sont pas constituées, elles ne le seront jamais".
      L'expérience actuelle nous montre qu'il en est des bases de la morale comme des automatismes de base qui sous-tendent les apprentissages fondamentaux. Si les automatismes ne sont pas installés au cours de la seconde enfance, les difficultés d'apprentissage deviendront durables. Ce phénomène est observé massivement au collège, en même temps que les désordres de la conduite individuelle et collective.
      Ceux qui n'ont pas automatisé la lecture, l'écriture et les quatre opérations à l'école primaire, n'acquièrent pas ces activités comme des automatismes au collège. Il en va de même pour la discipline scolaire et les habitudes morales. Non acquises à l'école primaire, elles deviennent très difficiles à acquérir au collège.
      L'analyse de Durkheim permet d'isoler une des causes scolaires du développement des phénomènes de foule au sein de l'école.
      La morale écrit-il, "repose sur une organisation régulière de la vie à l'école. L'esprit de discipline c'est la modération des désirs et la maîtrise de soi".
      Pour donner une éducation morale à l'école, on doit s'appuyer sur deux particularités psychologiques de l'enfant, "le goût de la répétition, qui permet de lui faire prendre des habitudes régulières et la réceptivité de l'enfant à la suggestion impérative".
      Comme beaucoup de penseurs de son temps, Durkheim considérait que la grande réceptivité de l'enfant à la suggestion pouvait être assimilée à la suggestivité du sujet hypnotisé. La conséquence de cette grande suggestivité des enfants est la facilité avec laquelle on peut les manipuler.
      Ce danger était bien perçu par Durkheim qui insiste sur la nécessité de protéger la liberté de l'enfant. Car il ne cache pas la nature redoutable du pouvoir que donne à l'adulte cette grande suggestivité de l'enfant. La limite que Durkheim impose aux débordements abusifs des adultes est la force de la règle.
      A l'école, l'enfant apprend le respect de la règle. Il apprend à faire son devoir par le biais de tout un système de règles qui déterminent sa conduite. L'ensemble de ces règles constitue la discipline scolaire. Cette discipline est la morale de la classe.
      La vraie fonction de la discipline est d'être un élément de l'éducation morale, car une classe indisciplinée est une classe qui se démoralise.
      Durkheim fait partie de ceux qui ont réfléchi aux problèmes posés par la psychologie des foules. La foule est, écrit-il, "une société instable et chaotique", c'est la raison pour laquelle l'immoralité s'y développe si souvent. Or une classe sans discipline est comme une foule.
      Si le maître n'a pu acquérir l'autorité nécessaire, alors la suractivité se dérègle. C'est la démoralisation qui s'installe. La règle cesse d'elle-même si elle n'est pas impersonnelle. Le maître doit donc la présenter non comme une œuvre personnelle mais comme un pouvoir moral qui lui est supérieur.


Violence et barbarie : la déculturation

      Wallon a défini la sensibilité de prestance (4). C'est une forme de sensibilité qui répond à la présence d'autrui: "sous l'insistance d'un regard, sous l'impression d'être pour autrui un objet d'attention, il peut arriver à chacun de perdre contenance. (…) Les aspects de cette intolérance pour l'attention d'autrui sont de trois sortes : la simple opposition, ou négativisme, l'angoisse, la peur ou la colère. "
      Quand le regard d’un passant est pris pour une agression cela peut déclencher une réaction de fureur et de violence. La peur et l'angoisse ressenties créent comme un renversement de la situation. Le sujet regardé devient l'agresseur, mais il transforme son acte violent en acte de légitime défense.
      Dans ce cas, la barbarie prend le dessus. La perte du sens de l'urbanité devient à notre époque un phénomène inquiétant. Ce sens est lié à la civilisation, il naît de l'habitude existant depuis des siècles d'avoir des relations pacifiques dans la cité.
      On assiste en même temps à un phénomène généralisé de déculturation. Marcuse, disciple de Freud, avait déjà perçu et décrit ce phénomène en s'appuyant sur le concept, inspiré de Freud, de désublimation (5): "La rationalité technologique est en train de liquider les éléments oppositionnels et transcendants de la culture supérieure. Ces éléments sont victimes du processus de désublimation qui est prépondérant dans les secteurs avancés de la société contemporaine".
      La déculturation s'accompagne d'une déshumanisation de la sexualité. Marcuse la qualifie de "désublimation répressive". Il écrit : "il y a des formes répressives de désublimation. Une semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel, ici, comme dans la désublimation de la culture supérieure, elle constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination".
      La déshumanisation de la sexualité est imposée brutalement. On exerce des pressions dans le but de déchaîner ce qui était interdit et sévèrement contrôlé. La sexualité est déshumanisée à présent jusqu'au sein de l'école, au nom du réalisme biologique et de la liberté du choix des partenaires.
      La déshumanisation de la sexualité dans la société, dans les médias et dans l'école, peut avoir des effets incontrôlables. On voit se développer des pratiques barbares consistant às'emparer de jeunes adolescentes, à se les partager comme un butin de guerre, à les violer collectivement. Ces rapts et ces viols collectifs apparaissent dans un contexte d'exhibitionnisme sexuel incessant, de stimulation continue des désirs et de valorisation d'expériences de toutes sortes.
      Le retour à la barbarie observé dans certaines cités, et sous des formes plus camouflées dans différents milieux sociaux, est une forme extrême de la destruction de la culture. On peut narguer impunément l'Etat et la police. On peut s'en prendre à des adolescentes que personne n'ose plus, ne veut plus et ne sait plus protéger. La liberté des malfrats se généralise, la domination sur le reste de la population s'aggrave.


Le plan Langevin-Wallon vu par Wallon

      Les réformes proposées après la deuxième guerre mondiale dans le cadre du plan Langevin-Wallon ont été justifiées par l'inadéquation d'un système scolaire où "la coupure entre l'enseignement primaire et supérieur est devenue contraire aux exigences du présent" écrit Wallon (6).
      On reprochait à l'enseignement primaire d'être "dogmatique, figé, routinier". "L'autonomie relative des différents enseignements : primaire, secondaire, technique, et les compétitions que cette autonomie relative pouvait engendrer à l'intérieur du système scolaire ont paru inconciliable avec l'unité culturelle du pays". On a mis en avant "le droit de tous les enfants à une véritable culture intellectuelle ".
      "Une autre condition de la réforme est de supprimer la cloison qui vouait l'enseignement primaire à être un enseignement utilitaire pour les masses, et l'enseignement secondaire un enseignement culturel pour l'élite."
      A l'ancien découpage : premier degré, classes populaires, second degré classes bourgeoises, on a opposé la division en cycles qui répondraient à des étages de l'évolution intellectuelle.
      Dans le premier cycle, "âge maternel" caractérisé par des "activités dispersées à motifs immédiats". Ensuite âge de l'école, six à onze ans. C'est la période de la vie où peuvent être acquis "les différents automatismes indispensables aux opérations de la pensée et qui doivent être communs a tous les enfants".
      Le second cycle, ou "cycle d'orientation", destiné à tous les enfants de onze à quinze ans, devait être la période "des options" où les enfants auraient pu révéler "leurs préférences et leurs dispositions dominantes".
      Le troisième cycle, de quinze à dix-huit ans, aurait été celui de "la détermination vers les sections théorique, professionnelle et pratique".
      Quelles étaient, selon Wallon, les particularités de l'enseignement primaire, qui était quasiment autonome ? "Enseignement pour le peuple, il a été soigneusement tenu à l'écart de l'enseignement secondaire et il a fonctionné en circuit fermé. Sauf exception individuelle, on était élève de l'un ou de l'autre et pas successivement de l'un et de l'autre. Aucun palier commun, pas d'ouverture de l'un sur l'autre, des examens qui ne se correspondent pas. La formation des maîtres est pour les deux radicalement distincte. (...) Que ce système ait eu ses avantages, ce n'est pas douteux. Ainsi concentré sur lui-même, l'enseignement du peuple s'est imprégné d'esprit populaire, ce qui n'était sans doute pas dans les intentions du législateur. Il a pu éviter l'évasion de ses meilleurs éléments vers d'autres situations universitaires. Il n'a pas eu à recueillir les laissés-pour-compte des autres enseignements."
      L'erreur de Wallon réside, à mon avis, dans l'appréciation suivante : l’école primaire était destinée à donner une instruction "purement utilitaire". Cette appréciation réduit considérablement l'apport de l'école primaire dans les domaines de l'histoire, de la morale et des leçons de choses. Son erreur réside également dans l'opposition qu'il établit entre l'utilitaire et le culturel, comme si l'apprentissage des éléments et celui des rudiments d'histoire, de géographie, et de science n'étaient pas intrinsèquement constitutifs de l'acculturation.
      Avoir bien appris à lire, à écrire et à compter ne signifiait pas qu'on accumulait les chances d'une promotion sociale. Cet aspect fondamental de l'enseignement élémentaire a cependant été détruit pour tout le monde, puisque l'enseignement primaire est à présent commun. Dans quel but ?
      C'est cet enseignement qu'il faudrait revaloriser en premier lieu, il s'appuie sur l’existence d'une discipline. Il faut revaloriser la pédagogie des automatismes: lire, écrire et calculer. L'installation et la conservation des automatismes se fonde sur un enseignement méthodique, appuyé sur les exercices et la répétition. On ne doit pas l'interpréter comme une automatisation de la pensée, mais bien au contraire, comme la condition de son émancipation.
      Il permet aux enfants de se forger efficacement les outils intellectuels indispensables à leur autonomie intellectuelle, afin qu'ils puissent non seulement déchiffrer, mais lire en comprenant ce qu'ils lisent et écrire pour conceptualiser leurs expériences et leurs pratiques. En réalité, l'enseignement primaire tel qu'il fut conçu est un enseignement indispensable à tous les enfants, car il permet d'acquérir efficacement des connaissances dont on conservera l'usage tout au long de la vie. L'enseignement des éléments se pratiquait de la même manière dans les autres établissements.

1. Hannah. Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1973
2. Henri Wallon, "Le cinéma éducatif", Bulletin de la Société Française de pédagogie, n°106, 1954
3. Emile Durkheim , L'éducation morale, PUF, 1974.
4. Henri Wallon, Les origines du caractère, PUF, 1949.
5. Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution à Freud, Les Editions de Minuit, 1968.
6. Henri Wallon, " Où en est la réforme de l'enseignement en France ? ", Cahiers laïques, 5, sept-oct 1951


Réflexions sur l'école actuelle

      L'école d'aujourd'hui comporte beaucoup d'activités non scolaires. Le temps consacré aux apprentissages de base est réduit, en même temps qu'est rejetée la méthode de l'école élémentaire, fondée sur une transmission systématique et progressive des connaissances.
      L'imprécision des démarches, l'absence de rigueur pédagogique favorisent la confusion et l'incompréhension, tandis que les automatismes de base : lire, écrire, et calculer, ne sont pas installés chez beaucoup d'enfants qui ne bénéficient pas du soutien familial. Ils sont mal installés chez beaucoup d'autres enfants, dont les connaissances sont lacunaires à des niveaux très élémentaires.
      On a limité le temps consacré aux apprentissages de base. Or ceux-ci nécessitent des exercices souvent répétés pour que les connaissances soient bien assimilées. En calcul par exemple, la répétition des opérations permet leur automatisation. On a considérablement réduit les apprentissages par cœur. On n'apprend plus de résumés d'histoire et de géographie.
      Ce changement va de pair avec une nouvelle gestion du temps scolaire, qui est haché par la multiplication des petites vacances et par les activités de type culturel et sportif.
      L'illettrisme actuel (alors qu'on croyait avoir éliminé l'illettrisme en 1914) (1) est un produit de la destruction des méthodes éprouvées. Il touche un nombre important d'adultes (2) qui ont quitté l'école sans savoir lire. Il touche aussi les élèves des collèges qui vivent une situation d'échec depuis les débuts de l'école primaire.
      Mais on refuse de voir le lien entre l'échec des enfants et l'inadéquation des méthodes utilisées. On a détruit les méthodes de l'école élémentaire au nom d'arguments idéologiques et scientistes qui se sont imposés dans tous les lieux de formation des futurs maîtres.

Illettrisme et science de la lecture

      Le développement de l'illettrisme est lié à l'application autoritaire et généralisée des dernières théories à la mode dans la "science de la lecture". On a imposé des idées absurdes, selon lesquelles on ne doit pas distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure de la lecture. La négation du rôle de la transmission des connaissances dans l'apprentissage et son remplacement par des pratiques aventureuses ont perverti l'acte pédagogique.
      Des formes spécifiques d'échec sont alors apparues, concernant en particulier l'apprentissage de la lecture et de l'écriture : l'échec des enfants mal instruits.
      La responsabilité des adultes est grande, quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et d'apprécier ce qu'ils doivent leur faire connaître. Elle est grande aussi quand, dans les lieux de formation, on initie les futurs maîtres à l'idée étrange selon laquelle l'enfant pourrait construire seul ses savoirs.
      Le recteur Michel Migeon (3) avait été chargé par Jospin, alors ministre de l'Education nationale, de rédiger un rapport sur la lecture. Il écrit : "l'optique constructiviste de l'appropriation des connaissances s'oppose à celle d'une transmission de celui qui sait à celui qui ne sait pas". Il affirme encore : "Apprendre à lire est un apprentissage régi par les règles du constructivisme".
      Le constructivisme devient ainsi l'expression du spontanéisme pédagogique, puisqu'on l'oppose catégoriquement à la transmission des connaissances. L'enfant est abandonné à sa spontanéité. Le constructivisme est la forme moderne de l'abandon pédagogique des enfants.

La Rénovation Pédagogique

      Ces thèses ont pris le contre-pied des pratiques mises au point lors de la Rénovation Pédagogique, entre 1850 et 1880.
      Ces années marquent le passage de la pédagogie de l'Ancien Régime à celle des écoles primaires d'Octave Gréard, de Jules Simon et de Jules Ferry (4). Octave Gréard est l'un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation Pédagogique. Il a substitué à l'enseignement mutuel un système "inspiré du modèle de l'enseignement secondaire. Les écoles ont été organisées de manière uniforme. L'enseignement est donné par le maître à l'ensemble de la classe, c'est le mode simultané qui remplace le mode mutuel.
      Une classe rassemble désormais des élèves possédant un certain niveau dans toutes les disciplines. L'enseignement est collectif. L'école est organisée en trois cours possédant chacun un programme d'enseignement précis, les cours élémentaire, moyen et supérieur.
      La conception de l'enseignement est concentrique, et non plus successive. Dès le cours élémentaire, on introduit toutes les disciplines, y compris l'histoire et la géographie. L'enseignement concentrique repose sur les vertus de la répétition, mise en cause dans l'école actuelle.
      Les pédagogues du XIXe siècle préféraient les classes homogènes. Gréard introduit la notion de redoublement. Pour garantir l'homogénéité du niveau des élèves, on fait redoubler ceux qui n'ont pas acquis le programme d'une classe donnée. L'homogénéité et le redoublement sont à présent rejetés .

L'école des sciences de l'éducation

      L'école française est devenue l'école des sciences de l'éducation. Dans cette école, sociologues et pédagogistes rejettent la singularité de la personne au nom de déterminismes liés principalement au milieu d'origine des enfants. Le milieu d'origine serait la cause principale, voire l'unique cause des inégalités dans la réussite scolaire. Par conséquent, l'enfant n'est pas pris en considération en tant que personne singulière, avec ses aspirations et ses compétences propres.
      Dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), on prétend former des professionnels de l'enseignement, sans tenir compte des disciplines à enseigner. En réalité, la pédagogie n'est pas séparable des connaissances à transmettre, elle prend des formes différentes selon les disciplines. A l'inverse, le pédagogisme sépare la pédagogie des disciplines enseignées (5). Il veut se situer au-dessus des disciplines, auxquelles il substitue un arsenal de techniques et de procédés.
      

L'école de masse

      L'école de masse a succédé à l'école unique. L'école unique est le thème lancé en 1921 par les Compagnons de l'université. Le Comité d'étude et d'action pour l'école unique est créé en 1927. L'école unique a pour objet d'unifier la scolarité primaire pour tous les enfants.
      Ce projet a inspiré les rédacteurs du plan Langevin-Wallon (1947). Dans ce plan, il est question d'égalité des droits des enfants: "Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d'autres limitations que celles de leurs aptitudes".
      Dès la fin des années 1950, le débat sur le Collège unique a fait émerger l'idée selon laquelle on doit tenir compte de l'hétérogénéité des élèves, en adaptant l'enseignement à l'ensemble de la population scolarisée (6). On prend ainsi le contre-pied des classes homogènes de l'école de la République.
      Le projet d'école de masse est lié à la prolongation rapide de la scolarité pour tous, sur un modèle uniforme. On en trouve la formulation dans la Loi d'orientation sur l'Education du 10 juillet 1989, sous le ministère Jospin.
      Dans cette loi, il n'est plus question d'égalité des droits mais d'égalité des élèves : "Pour assurer l'égalité et la réussite des élèves, l'enseignement est adapté à leur diversité par une continuité éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité". L'école de masse, ainsi nommée par ses promoteurs, accueille tout le monde. Elle refuse de prendre en considération les particularités et les compétences individuelles.
      L'école de masse a aggravé la condition scolaire des enfants, livrés à l'anonymat et à la violence.

Le sens donné au mot égalité

      Pour comprendre l'école de masse, telle qu'elle s'est actuellement développée en France, on peut se référer au débat public rapporté par l'historien américain Daniel Boorstin (7) entre Stanley Hall et Charles W.Eliot. A travers ce débat, on voit comment, à la fin du siècle dernier, deux conceptions se sont affrontées pour prendre la direction des nouvelles écoles secondaires américaines.
      Stanley Hall avait annoncé : "nous devons dépasser le félichisme de l'alphabet, de la table de multiplication, de la grammaire, des gammes, du livre ". Dès 1902, il passe à l'étude de l'adolescence, ce qui l'amènera à s'intéresser à la high school.
      Pour Eliot, la démocratie consiste à mettre toutes les disciplines sur un plan d'égalité, l'étudiant peut choisir ce qu'il veut étudier. Eliot reste cependant fidèle à l'idée d'une oligarchie fondée sur le mérite : "Toute éducation démocratique avait pour devoir non seulement d'instruire l'ensemble de la population mais aussi d'encourager le développement d'une aristocratie naturelle afin que la communauté tout entière reçoive les fruits de l'épanouissement de ses citoyens les plus capables."
      Les adversaires d'Eliot ont à leur tête Stanley Hall et son disciple John Dewey, chef de file de l'Education Nouvelle. Boorstin écrit d'eux : "Ils se firent les champions de ceux que Stanley Hall appelait la grande armée des incapables".
      Eliot pensait en termes de matières d'enseignement, Stanley Hall, John Dewey et leurs disciples voulaient supprimer la notion même de programme. La high school, écrit Boorstin, "est le produit achevé de l’Education Nouvelle".

La destruction de l'enseignement aux Etats Unis

      On pouvait lire dans le Figaro daté du 28 novembre 2000 un entrefilet consacré à l'école italienne. Selon Tullio de Mauro, ministre de l'Instruction, un tiers de la population adulte italienne peut être considérée comme analphabète, un autre tiers est au bord de l'analphabétisme.
      Jacques Barzun, universitaire américain actif dans l'action en faveur de l'école et pour le retour à l'enseignement méthodique et progressif, a écrit : l'illettrisme fonctionnel touche 60 millions d'Américains (8).
      A l'origine de ce désastre, dit-il, cinquante années de folie dans l'utilisation de la méthode look-and-say, associée à l'idée que les enfants de pauvres, de Noirs, d'Hispaniques, ne peuvent pas apprendre. C'est une absurdité criminelle, écrit Barzun. Ce sont les particularités de l'école qui bloquent l'apprentissage en lecture, en écriture et en calcul.
      La doctrine look-and-say d'enseignement de la lecture a été popularisée en France et imposée dans les lieux de formation par les scientistes de la lecture. On part de l'idée que le lecteur entraîné n'a pas besoin d'identifier chaque lettre. En France, cette méthode se nomme méthode globale ou idéo-visuelle. Ce modèle imposé au débutant est la quintessence de l’anti-méthode, écrit Barzun.
      La science est devenue une superstition,
écrit encore Barzun. Il a fallu plus d'un demi-siècle pour comprendre l'erreur de look-and-say, non pas en partant des défauts de la méthode, mais en partant d'une autre étude. C'est encore à la science de la lecture qu'on a fait appel, et non à l'analyse concrète des raisons de l'échec scolaire.
      Le cheminement suivi a été le même en France. On a attendu huit ans après que les idées exprimées dans cette autre étude aient été reconnues aux Etats Unis. C'est alors seulement que certains scientistes de la lecture ont osé évoquer discrètement la possibilité d'un retour en arrière en France.

Classes homogènes et classes hétérogènes.

      Dès la fin des années 1950, le débat sur le collège unique en France a fait émerger la thèse de l'hétérogénéité des élèves. Il devenait nécessaire d'adapter l'enseignement à cette hétérogénéité, pour que l'ensemble de la population fasse les mêmes études, écrit Guy Berger (9).
      L'hétérogénéité des classes s'oppose au regroupement en classes homogènes pratiqué dans l'école de la République.
      La création des Zones d'Education Prioritaires (ZEP) est une décision dans laquelle on peut voir l'interprétation française de l'affirmative action. Ce mouvement est né aux Etats Unis, à la suite des émeutes noires de 1964-1968.
      On accuse la politique d'affirmative action d'être inégalitaire au profit des anciens opprimés, écrit Barzun.
      Guy Berger reprend cette idée, afin de justifier la création des ZEP: "les ZEP sont d'une certaine manière inconstitutionnelles, puisque selon les principes de la Constitution, le service public offert à tous les citoyens doit être identique, quel que soit le lieu où il est assuré "

L'égalitarisme à la française

      Philippe Meirieu (10), qui détient un grand pouvoir à la direction des IUFM donc dans la formation des maîtres, défend la thèse de l'égalité des personnes. Il justifie la massification car, écrit-il, "le mixage des enfants de tous les niveaux permet d'unifier les pensées en une pensée commune". Dans l'école de ses rêves, il ne doit y avoir ni redoublement, ni orientation précoce, ni compétition, ni hiérarchisation des élèves en bons, moyens et mauvais, car ce n'est plus l'école de l'instruction obligatoire, mais c'est l'école obligatoire.
      Meirieu s'inspire de l'esprit des sciences de l'éducation américaines, avec en particulier le refus de la transmission. Il dénigre systématiquement l'instruction. Les deux objectifs qu'il assigne à l'école obligatoire sont : l'acquisition d'une culture commune et la construction de la Loi.
      L'école américaine a été la terre d'élection du scientisme. Les sciences de l'éducation se sont imposées comme un pouvoir politique au sein de l'école, décidant non seulement de la manière d'enseigner, mais également du découpage des disciplines, et de leur légitimité.
      La manière d'enseigner la lecture imposée par les scientistes a contribué à l'illettrisme de masse. La gestion des disciplines par les sciences de l'éducation débouche sur la destruction de secteurs entiers des connaissances dans l'école publique.

1. Anne Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture, Centre Georges Pompidou,1989.
2. Jean Pierre Velis, La France illettrée, Le Seuil, 1988.
3. Liliane Lurçat, La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, François Xavier de Guibert, 1998.
4. Pierre Giolitto, Histoire de l'enseignement, T.1 L'organisation pédagogique, Nathan, 1983.
5. Liliane Lurçat, Vers une école totalitaire ? François Xavier de Guibert, 2e éd. 2001.
6. Guy Berger, Cahiers Pédagogiques, n°292-293, mars-avril 1991.
7. Daniel Boorstin, Histoire des Américains, collection Bouquins, Robert Laffont, 1991.
8. Jacques Barzun, Begin here. The forgotten conditions of teaching and learning, The University of Chicago Press, 1991.
9. Guy Berger, op. cit.
10. Philippe Meirieu, Marc Giraud, L'école ou la guerre civile, Plon, 1997.


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