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La littérature, dans les nouveaux programmes du lycée et du collège, n'est pas assassinée parce qu'elle y passerait purement et simplement à la trappe. La nécessité de la lecture y est au contraire réaffirmée. Nous serons tous d'accord sur ce point. Cependant nous voudrions montrer comment la littérature est malmenée dans son essence et dans son approche, ce qui ne manque pas d'avoir des conséquences sur nos élèves. Nous montrerons notamment comment la littérature, calibrée, instrumentalisée, cesse d'être un mode d'émancipation de l'enfant et de l'adolescent pour servir de prétexte à l'acquisition de savoirs techniques, peut-être pertinents pour l'étudiant en lettres, mais inutiles et desséchants pour le collégien et le lycéen que ceux-ci ennuieront inévitablement. Ces analyses s'appuient sur les deux premières moutures des nouveaux programmes de seconde (BO Hors-Série nº6 du 12-08-1999 et document évolutif de mai 2000). Le BO Hors-Série du 31-08-2000, lequel annule le précédent BO, ne fait que conforter en creux la validité de nos critiques, en cela qu'il pommade les aspects trop grossiers du premier : des expressions telles que " expression critique ", " savoir organiser leur pensée " (on ne parle plus d' " opinion "), " la connaissance de la littérature " (trois fois) sont miraculeusement ressuscitées ; réfléchir sur le " sens " des textes redevient une finalité de l'enseignement des lettres. On ne pourra que s'en réjouir.
Cependant l'enseignement des lettres et du français reste affecté par une folie des compétences et un fanatisme de l'item. Si l'on compare le Bulletin Officiel du 12 août 1999 et celui du 31-08-2000, le mot "compétence" a été remplacé par l'expression "perspective d'étude", comme si le Groupe Technique Disciplinaire (GTD), en charge des programmes, avait voulu redorer une première version trop grossière, trop expressive. Mais un simple changement de mot n'abusera personne. L'époque exige que l'on fasse vite, que l'on ne s'encombre pas de règles jugées difficiles et contraignantes, que l'on fasse fi de savoirs dits inutiles, notamment l'histoire des idées. Il s'agit de poser les fondations de la nouvelle école, dans le cadre de la nouvelle économie. Fonctionnalisons donc les savoirs et construisons une carte des compétences, lisible à l'échelle européenne et directement au service de l'entreprise. Le lycée ne sera plus là que pour distribuer un "kit de survie", ce qui allègera considérablement les coûts de fonctionnement de l'éducation. L'élève, puis l'adulte, continuera de télécharger sa carte, tout au long de sa vie, dans une autoformation de type totalitaire au service de l'entreprise, "du berceau au tombeau", comme le réclame la Table ronde des Industriels européens (ERT). Rappelons la célèbre définition du fascisme donnée par Mussolini : "Je prends l'homme au berceau et je ne l'abandonne qu'au moment de sa mort où je le rends au pape." Il faudrait dans ce cadre, dès la seconde, préparer les élèves à savoir chercher un emploi. L'Ecole s'effondre sous les pressions anxiogènes du marché.
L'enseignement des lettres n'échappe donc pas à ces coups de boutoir. Fidèle aux recommandations, le GTD a introduit dans les nouveaux programmes de seconde des écrits fonctionnels mais pour ne pas effaroucher ils ne sont plus explicités dans le deuxième BO. Il s'agit de l'écriture d'une lettre (de motivation, comme l'attestent certains manuels scolaires) et d'un compte-rendu. Le GTD soutient que les pratiques d'écriture (argumentation, invention et écrits fonctionnels) impliquent "dans la mesure du possible" (sic) le recours "au traitement de texte et aux autres ressources des technologies de l'information". En quoi ces dernières peuvent-elles servir à écrire des textes d'invention ou des dissertations ? D'ailleurs les Instructions Officielles ne parlent pas d'écrire, mais de "produire". Ce jargon, isuu du monde de l'entreprise et du taylorisme, ne cache pas que l'élève doit être un simple exécutant dans la machine éducative. L'itémisation et le calibrage de l'enseignement littéraire obéissent à une logique opérationnelle et technocratique proprement redoutable, ainsi qu'en témoignent les cahiers d'évaluation d'entrée en seconde ou en sixième. Le texte littéraire est en outre emprisonné derrière des grilles (types, rubriques, axes, perspectives, registres, etc.) qui l'étouffent sous une obsession de la typologie, suggèrent à l'élève que comprendre le littéraire est affaire de technique et laissent croire aux parents, aveuglés par le méta-langage, que ce que font leurs enfants doit être extrêmement savant puisqu'eux-mêmes n'y comprennent rien. Les I.O. ont désormais l'allure de discours managériaux. J.P. Le Goff parle à ce sujet de "barbarie douce" (1). Voici ce qu'il écrit : "Ce bric-à-brac pédagogique fait des œuvres littéraires de simples "instruments" ou "supports" d'une méthode d'apprentissage visant à faire acquérir le plus rapidement possible des compétences opérationnelles, au détriment du temps nécessaire à la formation de la sensibilité et du jugement. Elle fait fi de la signification d'une œuvre littéraire en tant qu'elle ouvre à l'interrogation, exprime la condition humaine, fournit aux jeunes des références et des repères dans la construction d'une identité, et ce, dans la période même d'interrogation que constitue l'adolescence. Appliqués à l'enseignement, la logique des compétences et ses outils d'évaluation érodent les finalités spécifiques de l'école dans un sens étroitement adaptatif et favorisent le développement d'un rapport utilitariste à la culture. Elle est négation pratique de la culture comme élément essentiel de ce qui fait l'humain." L'enseignement littéraire n'est donc plus là pour former la sensibilité et le jugement, mais pour inculquer des compétences techniques. L'élève n'est plus qu'un opérateur : il n'est plus nécessaire qu'il pense, commente ni disserte. On ne lui demande que d'identifier et de classer. A une cohérence d'un enseignement de la littérature fondé sur l'histoire littéraire, le mouvement de la pensée, les textes fondateurs, s'est substituée une pratique pseudo-savante visant à organiser l'année en séquences didactiques, chacune bornée entre 12 et 14 heures de cours, où on s'amuse à papillonner d'un texte à l'autre, à entrecroiser des axes et des perspectives pour obtenir une grille rutilante derrière laquelle la littérature n'a plus qu'à se tenir coite. L'école est devenue un champ d'expérimentations ; si les chercheurs n'en pâtissent pas, ce sont les élèves qui en font les frais. J.P. Le Goff précise : "Comme le souligne ironiquement Henri Mitterand [à propos d'une brochure du Ministère de l'Education Nationale publiée en 89, "Utiliser des objectifs de référence en classe de seconde en français"], éditeur d'ouvrages littéraires : "Songeons au professeur - de langage, de littérature, d'histoire des idées et des arts, d'ouverture sensible et intellectuelle, j'y insiste - perdu dans ce labyrinthe, devenu le magasinier et le comptable d'un stock de concepts et d'instruments approximatifs, remplissant l'une après l'autre toutes ses cases, et sans doute paniqué à l'idée d'avoir pu oublier, emporté qu'il était par sa lecture de Stendhal et de Rimbaud, une des "quatre capacités fondamentales"…" L'enseignement de la littérature se meurt de son calibrage. D'un cours à un autre la didactique ballotte l'élève en l'installant au cœur du vide. Tel un bibelot vernis, la séquence conduit l'élève et le professeur à la nausée devant la vitesse et à l'ennui devant ce qui est privé de sens. L'autre ennui - l'oisiveté chère à l'école conformément à son étymologie - est banni car il faut désormais courir sur des textes qui ne font plus que 15 lignes, choisis comme prétexte à l'étude d'un quelconque point technique : le récit comme discours dans un texte de Flaubert ou le rôle des modalisateurs dans un texte de Voltaire. Peu importe le sens. Le cours de littérature devient sec, stérile, sans intérêt majeur alors qu'un cours fondé sur des enjeux de sens (le discours amoureux ou l'Humanisme au 16ème siècle, la critique sociale au 17ème siècle, les valeurs des Lumières au 18ème, la sensibilité romantique ou la haine artiste de la bourgeoisie au 19ème, la mort de Dieu et de l'Homme aux 19ème et 20ème, etc.) passionne les élèves, à un âge où ces questions trouvent un écho immédiat en eux. La littérature s'enseigne désormais, au vu des nouveaux manuels de seconde, comme un cours de physique-chimie : on saute de chapitre en chapitre et on fait des exercices… Le formatage de l'enseignement littéraire imposé dans les nouveaux programmes et la haine de l'intelligence qui y préside sont une trouble et nauséabonde menace contre la littérature et la pensée. Mais ce dernier mot a refait surface dans le dernier BO. Pour un peu, littérature, élèves et professeurs sombraient dans les miasmes de l'opinion... Par ailleurs cet enseignement est aussi atrophié par un technicisme diafoireux qui sert à habiller la montée de l'insignifiance et le vide contemporains. Victoire de la technique sur les valeurs ? La linguistique s'est emparée du littéraire et achève de le noyer. On a ainsi vu redescendre de l'université vers le lycée, puis vers le collège, sans précaution aucune, les principes du structuralisme, tout cela pour asseoir dans le champ universitaire la position de quelques didacticiens, qui se prennent pour les poéticiens d'aujourd'hui. Ces apprentis-poéticiens ont décidé d'imposer leur jargon à l'analyse littéraire : on ne parlera plus de "tonalité" mais de "registre", ce qui accentuera la confusion des élèves (pardon, des apprenants !) car ce mot au collège désigne un niveau de langage. Bravo pour la continuité des programmes entre le collège et le lycée ! De manière plus préoccupante, de même que Madame le Ministre Ségolène Royal et Monsieur Lionel Jospin ont souhaité féminiser les titres et les fonctions, voulant précipiter par là l'évolution naturelle de la langue, des formes diverses de pouvoir ne sont-elles pas en train d'imposer leur novlangue, au détriment des autorités académiques, impartiales et garantes de la langue ? Ces mêmes "poéticiens" qui avaient introduit leur technicisme pour mieux vendre leurs manuels de didactique veulent aujourd'hui réhabiliter la paraphrase. "Le Dormeur du val" se trouvera expliqué lorsqu'on aura dit : "C'est l'histoire d'un soldat qui, au milieu de la campagne, semble dormir, mais en vérité est mort tué à la guerre" ! D'une part l'enseignement de la littérature souffre de telles volte-face inconséquentes. D'autre part c'est laisser croire que l'analyse de texte est soit technique soit paraphrastique. Ce qui est d'une mauvaise foi absolue. Expliquer un texte, c'est parvenir au sens en s'appuyant sur des repérages concrets et des connaissances extérieures au texte. Là encore, on se réjouira que le dernier BO ne parle plus d' " examen méthodique " d'un texte, mais de " construction détaillée de [s]a signification ", de " travail d'interprétation ". Le technicisme en cours y a été rhabillé : " [...] mais ces démarches [critiques, i.e. les examens méthodiques des textes], ainsi qu'un nécessaire vocabulaire d'analyse qui doit rester limité, ne constituent pas des objets d'étude en eux-mêmes : elles sont au service de la compréhension et de la réflexion sur le sens. " Le probable retour de la paraphrase ne parviendra pas à dissimuler la dérive techniciste de l'enseignement de la littérature, encadré par des séquences, qui prétend réduire le professeur à un technicien de l'enseignement, à un répétiteur de séquences prêtes à l'emploi, achetables sur le marché (manuels scolaires, publications des " réformateurs ", Internet). La bureaucratisation de l'enseignement littéraire est une véritable domestication de l'élève et un dressage du professeur. Elle vise à intérioriser la contrainte (devenons tous, élèves et professeurs, des serviteurs volontaires) maintenant que l'autorité institutionnelle de l'Ecole a été minée, et que celle, académique, du professeur est en passe de l'être. La véritable face du pédagogisme est l'anti-intellectualisme. A la caporalisation d'antan il substitue une crétinisation par la communication et la technique. L'enseignement de la littérature est désormais entre les mains de diafoireux. J.P. Le Goff écrit à ce propos : "Les spécialistes des compétences occupent ainsi des positions de pouvoir dans les institutions de formation et d'enseignement, tiennent de nombreux séminaires et colloques, se réfèrent à des disciplines variées comme la psychologie, les sciences cognitives, les sciences de l'éducation… dont l'autorité ne paraît pas devoir être mise en question. Les formateurs effectuent un curieux mélange dans lequel il est difficile de se repérer. Leur vocabulaire particulier, les difficultés de lecture de leurs écrits impressionnent le néophyte, le découragent de chercher à comprendre de quoi au juste il est question."
Voici à titre d'exemple un témoignage de la sous-culture des milieux de la formation. Il s'agit d'un extrait d'un bilan de visite d'un formateur de l'académie d'Amiens à un professeur stagiaire (27.11.99) : "L'amplitude dimensionnelle du texte (peut-être hypertrophié pour une classe de seconde) eût vraisemblablement justifié un parcours transversal qui eût permis un fructueux repérage du protocole d'ordonnancement des assertions clefs de la page. A tout le moins, le décodage de l'exorde à fonction problématisante n'eût point été superfétatoire.
Une distribution tabulaire des composantes différentielles de l'écrit et de l'image eût été un opératoire mode d'accès à une thématique clef du texte - aisément objectivable, et propice à un travail reformulatoire qu'il sied de stimuler absolument (et de toute urgence). Il convient que les élèves puissent accéder rapidement à l'assertion déterminante (et subtilement modalisée) : "Pour eux, une image photographique est une preuve irréfutable" ; (la connotation polémique latente est à décrypter)." Voilà bien de quoi susciter explosions de rire et angoisses en même temps…
La littérature est instrumentalisée. L'enseignement de la littérature doit s'effectuer en toute gratuité et viser l'éblouissement de l'élève, en le confrontant aux valeurs. Il doit étoffer l'âme de l'élève, qui y gagnera en épaisseur, en lui proposant des textes fondateurs, des textes de qualité littéraire. La littérature aide à mieux vivre, dit-on. Telle devrait être la mission de son enseignement, aider l'élève à s'orienter dans le labyrinthe de l'existence. Au lieu de quoi les I.O. mettent la littérature au service d'une prétendue citoyenneté. M. Philippe Meirieu ne dirige plus l'Institut National de la Recherche Pédagogique mais les thèses qu'il a développées avec Marc Guiraud dans L'Ecole ou la guerre civile ont largement imprégné les nouveaux programmes. L'éducation à la citoyenneté permettrait selon eux d'endiguer la violence scolaire. On parle désormais le plus sérieusement du monde de mathématiques "citoyennes", de littérature "citoyenne", de grammaire "citoyenne". Mais de quelle citoyenneté est-il au juste question ? Et n'est-il pas paradoxal qu'elle apparaisse comme un objectif de la réforme de l'Ecole, alors que sont écornés les exercices critiques de la pensée, seuls garants d'une émancipation civique de l'élève, et l'histoire littéraire, malmenée et ébouriffée par l'irruption d'un enseignement en "séquences" au lycée, qui destructure l'approche de la littérature en un "zapping" aussi artificiel qu'inconséquent ? Car "celui qui n'a point de veille, comment lui ferait-on un lendemain ?"(Péguy) L'initiation à la citoyenneté doit s'effectuer à travers le débat : l'idéal de l'éducation est devenu le plateau de télévision. Est célébrée la valeur éthique de la discussion, lieu d'échange entre les opinions, comme moyen de remédier à la violence sociale, interprétée comme le refus de l'élève de s'intégrer dans la communauté et d'adopter les règles de la communication. Cela permet d'occulter avec mauvaise foi que cette violence est le résultat immédiat des rapports d'exclusion, d'aliénation et d'exploitation extra-scolaires produits par le néo-libéralisme. La citoyenneté prônée est de type communautaire, voire communautariste, dans un lycée "lieu de vie". Est promu l'individu autocentré sur sa subjectivité empirique. La suppression effective du sujet de réflexion au brevet des collèges (dont la conséquence et l'objectif inavoué sont de menacer encore plus au lycée l'apprentissage de la dissertation) ainsi que la disparition en cours de la "discussion" dialectique au baccalauréat de français, au bénéfice de proférations d'opinions dans le pire des cas ou de dialogues mis en scène à partir de situations de communication artificielles, autorisent la simple juxtaposition des points de vue, d'où devrait se dégager un vague consensus démocratique, comme si la vérité appartenait à celui qui a le dernier mot ; entérinent le différentialisme et le relativisme ; et mettent à bas l'universalisme des Lumières. Alors que la dialectique tend à hisser les élèves vers l'universel et qu'elle met heureusement en péril les préjugés, les modifications des épreuves certificatives, loin d'être innocentes, accompagnent un projet politique : substituer une démocratie par contrat, fondée sur des engagements privés et locaux, à une démocratie reposant sur la loi et la souveraineté populaire. Dans les débats institutionnalisés par l'école se confrontent les opinions en toute liberté, c'est-à-dire avec la liberté de parler sans savoir. La pensée s'exerce en revanche dans un lieu imaginaire, fictif, où chacun est invité à abdiquer ses particularismes, à opiner à partir d'un savoir communément partagé avec autrui, et non plus seulement à partir de soi, de sa famille, de sa tribu. "C'est la raison à l'école qui a fait que l'Europe est l'Europe", écrit Nietzsche. La mondialisation des systèmes éducatifs pousserait-elle l'Ecole de la République, dans une dérive néo-libérale, vers le modèle américain ? La littérature doit elle aussi se mettre au diapason de la citoyenneté. Certes on se réjouira de la réécriture, suite au manifeste publié dans Le Monde du 04-03-2000, "C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle", du Bulletin Officiel du 12-08-1999, remplacé et annulé par les B.O. Hors-Série nº6 et 7 du 31-08-2000. Alors que, dans le premier, les finalités du français au lycée étaient ramenées à une seule, la "formation intellectuelle du citoyen", d'autres ont depuis été ressuscitées en retrouvant leur indépendance : "l'acquisition des savoirs", "la constitution d'une culture" et la "formation personnelle". Mais à la lecture des nouveaux manuels de Seconde sortis cette rentrée, on se demande si la littérature n'est pas enrégimentée au service de la bien-pensance, de l'ordre moral, du "politiquement correct". Le sujet d'invention, présenté comme une innovation pour le futur baccalauréat de français, se voit lui aussi chargé d'une fonction citoyenne : "Choisissez dans l'anthologie un texte contemporain qui vous paraît choquant du point de vue de l'ordre moral ou politique, et transformez-le pour qu'il paraisse plus "conforme"." ou "Quelles leçons Camus [Jean-Pierre Camus] veut-il que le lecteur tire de sa narration (sur les questions de l'adultère, de la passion amoureuse, de la fidélité, de l'honneur qu'on doit aux femmes, etc.), et quelles leçons en tirez-vous pour vous-même ?" (Belin Anthologie, p 121 et 147). L'éducation à la citoyenneté à l'école a pour seule ambition d'assurer une gestion comportementale des élèves, de lutter contre les "incivilités". L'essentiel est d'obtenir la paix sociale, qui rassure les marchés. Même si pour cela il faut chatouiller les élèves avec quelques sujets d'invention, leur professer la catéchèse et les morphiniser, et non plus leur permettre de s'inscrire dans la vie politique de leur pays par une connaissance des institutions, des droits et des devoirs et par l'exercice d'une pensée critique autonome. Deux modèles de citoyenneté s'opposent donc : la citoyenneté communautariste du sujet-consommateur et la citoyenneté universaliste de l'individu-citoyen. Débats, dialogues, proférations d'opinions, sujets d'invention contre exercices dialectiques de la pensée, dissertation ou "discussion".
Toute tendance à instrumentaliser savoirs, programmes et examens en vue d'une lutte contre la violence scolaire est une erreur de diagnostic. On se condamne à poser des pansements humanitaires sans efficacité pour ceux que la société néo-libérale exclut. Au lieu de chercher à dresser les élèves, il faut participer à la reconstruction d'une véritable culture scolaire, où l'élève apprenne à conquérir sa propre humanité, à sortir de sa caverne. S'il est impossible et non souhaitable de revenir à un régime antérieur de l'autorité, l'Education Nationale pourrait avoir le souci de ne pas achever la démolition de ce qu'il reste des formes traditionnelles de l'autorité, statutaire et académique, des maîtres - démolition sur laquelle prospère la violence à l'école.
Une autre dérive qui affecte l'enseignement de la littérature est le jeunisme. Une sous-littérature, motivée par une prétendue "culture jeune", et des textes niais ont fait leur entrée à l'école. Les annales zéro du brevet des collèges font travailler les élèves sur une chanson de Michel Berger. Si les pédagogues croient que c'est en s'adaptant au "nouveau public" collégien et lycéen que les enseignants intéresseront leurs élèves, ils se trompent. Ceux-ci riront au nez de ceux-là et ils auront raison. Les professeurs perdront toute crédibilité, et donc le principe de leur autorité. Le sens de l'effort fait absolument défaut aux nouveaux programmes. Mes élèves de troisième me savent gré de lire Zadig de Voltaire, Rhinocéros de Ionesco, La Ferme des animaux de Orwell et La Ronde et autres faits divers de Le Clézio par exemple. L'un d'entre eux m'a fait remarquer, en fin d'année, que si on avait étudié les textes littéraires à la manière du nouveau brevet des collèges, il se serait beaucoup ennuyé. Et moi aussi, lui ai-je répondu. Il ne faudrait surtout pas "dé-territorialiser" les élèves, leur permettre de se hisser aux référents que sont les grands textes de la littérature française, européenne ou mondiale. Il faut au contraire les maintenir dans leurs particularismes linguistiques, sociaux, voire ethniques. Ce pragmatisme et cette exacerbation du relativisme sont soutenus par la bénédiction de ceux qui, pour garantir l'avenir de leurs "héritiers", continueront d'envoyer leurs enfants dans des établissements prestigieux et privés où on ne s'encombrera pas des oripeaux du jeunisme. Quand Gabriel Cohn-Bendit fait porter le soupçon sur l'Institution scolaire en déclarant que c'est en dehors de celle-ci qu'il a tout appris, auprès de parents qui discutaient avec Hannah Arendt, pense-t-il à ceux, aujourd'hui, dont les parents n'ont pas coutume de dîner avec Bourdieu par exemple ? Ceux-là, c'est à l'école de leur fournir une culture véhiculaire et référentiaire, pour les arracher à leur culture vernaculaire, cette "culture jeune" choyée par nos pédagogistes. Mettre l'élève au centre du système éducatif c'est lui refuser la possibilité de s'extraire hors de son milieu, pour échapper au préjugé et au règne de l'opinion. L'enseignement littéraire doit permettre au contraire d'instituer les élèves, "leur montrer comment sortir de leurs cavernes, de leurs villages, de leurs névroses tribales et des trous où se forment leurs opinions" (Peter Sloterdijk). Alors que tout sens de l'effort est présenté comme une contrainte insupportable, la sous-littérature trouve sa justification, pour les pédagogistes, dans un plaisir immédiat pour les élèves - comme si on ne pouvait éprouver aucune joie à triompher d'une difficulté ( le mot " plaisir " a disparu du BO 2000). A force de trop vouloir assister les élèves par des béquilles, on va finir par les amputer, alors que le but de tout enseignement est d'exalter en l'élève sa puissance d'être et d'agir. Dès lors que l'école a cessé d'être un sanctuaire et que l'extérieur et le monde du travail y ont pénétré, sa finalité n'est plus l'accroissement de la vie : "il s'agit [désormais] d'ajuster une pièce, de vérifier un chèque, de calculer une pression" (M. Henry). L'irruption de la "culture jeune" à l'école a rendu poreuse la frontière entre la vie privée de l'élève et la sphère publique. La lecture - voire l'écriture - privée des adolescents et leur intimité sont habilement récupérées par l'Institution qui se gardera bien de les guider vers une culture référentiaire commune. Les élèves ne sont plus que des particules atomisées et autofondées. Voilà où conduit le dogme de l'adaptation au "nouveau public" scolaire, à une atrophie et à un contrôle accru des élèves.
J.P. Le Goff analyse parfaitement ce que signifient lire et écrire : "La pédagogie, pour indispensable qu'elle soit, est démagogie lorsqu'elle dénie ce décentrement et l'effort qu'il implique, lorsqu'elle laisse penser que la culture ne serait qu'une simple réponse aux besoins et aux désirs des jeunes. […] En ce sens, la lecture et l'écriture comportent nécessairement au départ une dimension "fastidieuse" et une rupture avec la logique de la suprématie du "moi". […] Lire et écrire ce n'est donc pas d'abord "prendre du pouvoir" sur les autres et se débarrasser d'un lien de dépendance, c'est au contraire s'insérer dans un ordre symbolique commun qui constitue un héritage. […] Le langage est "tâche autant qu'héritage" ; les jeunes ne peuvent être d'emblée des créateurs et des novateurs, ils sont d'abord des héritiers. Une des missions essentielles de l'école est précisément de leur transmettre cet héritage." D'aucuns semblent considérer Rabelais, Molière ou Voltaire comme des "auteurs morts ou en bonne voie de l'être" et sous-entendent que Gargantua, L'Ecole des femmes et Candide, dont seraient indignes pour on ne sait quelles raisons et au nom d'on ne sait quels préjugés les élèves d'aujourd'hui (en tout cas s'il est avéré qu'ils sont incapables de les étudier à 16 ans, la responsabilité incombe aux précédentes réformes de nos "réformateurs" au collège, et surtout au primaire), doivent vite être enterrés au Panthéon. Au contraire les nouveaux programmes, jeunistes et "light", ont une fois de plus pour conséquence (pour charge ?) d'amoindrir les élèves, ce que confirme en particulier la disparition de l'histoire littéraire. Pour résumer, une conception de l'enseignement de la littérature est donc mise à mal, celle d'un enseignement humaniste. On peut donc craindre que, à terme, les menaces qui pèsent sur l'enseignement littéraire ne se portent sur la littérature elle-même, car trouvera-t-on encore des lecteurs pour les œuvres majeures de demain ? Cependant la littérature détient un pouvoir hautement subversif et c'est avec ses armes qu'il sera possible de combattre les nouveaux programmes, afin d'œuvrer pour la liberté et la puissance des élèves, contre les sophistes et les totalitarismes de toute nature. Donnons une dernière fois la parole à Michel Henry : "L'incapacité pour une civilisation de se donner des tâches à la mesure de ses moyens - des moyens de la vie - entraîne le déchaînement de ses énergies incontrôlées et, comme toujours, la mollesse engendre la violence". Les nouveaux programmes, toujours plus technocratiques, toujours moins passionnants, toujours plus démobilisants, ne feront que lasser les élèves et les détourner de la littérature. L'échec programmé de ces réformes conduira à une nouvelle vague de réformes, dans une spirale vertigineuse de moindre effort et au mépris des élèves de la République : il ne restera plus qu'à supprimer la littérature et son enseignement... C'est au nom d'un service public de qualité pour tous et contre une mondialisation des systèmes éducatifs, qui ne pourrait que nuire à la qualité - déjà bien entamée - et à la spécificité de l'Ecole française, et qui conduirait à une école à double vitesse, une "mal'éducation" pour les plus démunis, une éducation performante pour les nantis, c'est parce que notre visée est plus noble que celle de former des citoyens au rabais, dociles et affaiblis, que nous avons souhaité mettre au jour la vérité des discours réformateurs. Et nous voudrions conclure par une très belle page d'un homme qui, issu d'un milieu modeste, doit tout à l'école de la République : "C'est un spectacle admirable que (celui que) donnent tant de professeurs de l'enseignement secondaire, pauvres, petites gens, petits fonctionnaires, exposés à tout, sacrifiant tout, luttant contre tout, résistant à tout pour défendre leurs classes. Luttant contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les puissances constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre l'opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l'opinion ; contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l'inspecteur d'Académie, le recteur de l'Académie, l'inspecteur général, le directeur de l'enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement ; littéralement contre leur pain. Contre leurs chefs, contre leurs maîtres, contre l'administration, la grande Administration, contre leurs supérieurs hiérarchiques, contre leurs défenseurs naturels, contre ceux qui devraient naturellement les défendre. Et qui les abandonnent au contraire. Quand ils ne les trahissent pas. Contre tous leurs propres intérêts. Contre tout le gouvernement, notamment contre le plus redoutable de tous, contre le gouvernement de l'opinion, qui partout est toute moderne. Pourquoi. Par une indestructible probité. Par une indestructible piété. Par un invincible, un insurmontable attachement de race et de liberté à leur métier, à leur office, à leur ministère, à leur vieille vertu, à leur fonction sociale, à un vieux civisme classique et français. Par un inébranlable attachement à la vieille culture, qui en effet était la vieille vertu, qui était tout un avec la vieille vertu, par une continuation, par une sorte d'héroïque attachement au vieux métier, au vieux pays, au vieux lycée. Pour quoi. Pour tâcher d'en sauver un peu. C'est par eux, par un certain nombre de maîtres de l'enseignement secondaire, par un assez grand nombre encore heureusement, que toute culture n'a point encore disparu de ce pays. Je connais, je pourrais citer moi tout seul, moi tout petit cent cinquante professeurs de l'enseignement secondaire qui font tout, qui risquent tout, qui bravent tout, même et surtout l'ennui, le plus grand risque, la petite fin de carrière, pour maintenir, pour sauver tout ce qui peut encore être sauvé. [...] Je citerais cent cinquante professeurs de l'enseignement secondaire qui font tout ce qu'ils peuvent, et même plus, pour essayer seulement de sauvegarder un peu, dans ce vieux pays, un peu de bon goût, un peu de tenue, un peu d'ancien goût, un peu des anciennes moeurs de l'esprit, un peu de ce vieil esprit de la liberté de l'esprit.", Charles Péguy, Notre Jeunesse. Puissent-ils être encore plus nombreux ces professeurs résistants !
Christophe Billon
(1) LE GOFF J.P., La Barbarie douce, Editions La Découverte, 1999. Télécharger ce texte : littmalmen.rtf
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