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Le Point, 23 mars 1996, n°1227. Réunis par Le Point, François Bayrou, ministre de l'Education Nationale et François de Closets, qui vient de publier un livre-événement sur les problèmes de l'école, débattent - sans concessions - des pesanteurs et des blocages du système éducatif.
FRANÇOIS DE CLOSETS : Oui. L'école tend à dégoûter de ce qu'elle apprend. En la quittant; on devrait avoir le goût de s'enrichir, de découvrir plein de choses. Malheureusement, on dit : "J'ai déjà donné, la littérature, la science, j'ai vu ça à l'école, surtout qu'on ne m'en parle plus!" LE POINT : Vous montrez que cela tient à des programmes trop lourds et à un excès d'abstraction dans toutes les disciplines...
FRANÇOIS DE CLOSETS : Le déclic qui m'a poussé à écrire ce livre, c'est une émission, "Médiations", que j'ai faite en 1989, consacrée aux programmes scolaires. J'avais acheté les manuels d'éducation civique de sixième, et demandé à Alain Lancelot, le directeur de Sciences-Po, de me dire ce qu'il en pensait. Il a répondu: "Si tous mes étudiants savaient cela, je serais content!" Bref, on avait confondu des élèves de sixième et des diplômés de Sciences-Po. Or, j'ai retrouvé ces manuels réédités en 1994 !
FRANÇOIS BAYROU : François de Closets, permettez-moi de vous remettre le nouveau programme d'éducation civique de sixième. Vous verrez qu'il n'a plus rien d'ésotérique : il insiste désormais sur l'éducation aux droits de l'homme et à la citoyenneté, au sens des responsabilités, au jugement...
FRANÇOIS DE CLOSETS : Ce que je dénonce est un mal plus vaste. Le problème est qu'à l'école on commence par étudier les choses avant de les avoir fait aimer. Il faudrait que, dans chaque discipline, les élèves s'approprient les choses, qu'ils en goûtent la saveur, avant de les étudier. Quand on étudie "Le dormeur du val" de Rimbaud, on commence par leur faire "étudier le système énonciatif" , par "repérer le champ lexical", avant d'être sûr qu'ils ont ressenti l'émotion de ce texte! Transformer un poème en problème, c'est tuer l'amour de la poésie. Et là, vous pouvez agir, monsieur le ministre. Vous pouvez aussi réduire la surcharge des programmes, qui tient au fait que chaque discipline, de la meilleure foi du monde, pense qu'elle est la plus importante. FRANÇOIS BAYROU: Nous avons des CD-ROM, nous mettons en place une classe de nouvelles technologies, incluant CDI, CD-ROM, télé-enseignement, dans tous les établissements de France, en partenariat avec les collectivités locales. Un grand nombre d'options qui ne peuvent pas être offertes aujourd'hui dans des établissements éloignés pourront l'être par le télé-enseignement. Je suis allé la semaine dernière à Strasbourg visiter une de ces classes, qui bénéficie par télé-enseignement d'options rares: le japonais, par exemple. Les élèves disaient: "C'est exactement comme un cours normal, l'instrument est devenu transparent." Mais ne vous trompez pas : la réponse n'est pas dans un instrument. L'enseignement, c'est une rencontre entre un enseignant et des élèves, et cela le restera. LE POINT: François de Closets, dans votre livre, vous prenez François Bayrou en flagrant délit de contradiction en citant un passage de son livre La décennie des mal-appris. Avant d'être ministre, il dénonçait les taux de réussite exponentiels du bac comme une "escroquerie". Devenu ministre, il se glorifie de ces mêmes taux de réussite. Que répond François Bayrou ? FRANÇOIS BAYROU: Ce que je critiquais dans ce livre, ce n'était pas qu'un nombre croissant d'élèves réussisse au bac, c'est qu'on baissait le niveau pour qu'une majorité le passe. Or, cette année, vous savez très bien qu'il y a eu des polémiques sur le fait que le bac était trop difficile. FRANÇOIS DE CLOSETS: Beaucoup d'experts ont dit aussi qu'on avait reçu des élèves dans certaines sections qui ne l'eussent pas été si on avait appliqué des règles de sélection traditionnelles. FRANÇOIS BAYROU : Vous connaissez assez le monde enseignant pour savoir qu'une directive ministérielle sur les notations au bac n'aurait aucune chance d'être respectée. Elle susciterait des levées de bouclier, justifiées d'ailleurs. FRANÇOIS DE CLOSETS : Pardonnez-moi, François Bayrou, mais voilà ce que j'appelle le grand décalage entre le responsable et l'irresponsable. Entre celui qui est simple observateur et qui peut tout dire, et celui qui exerce des responsabilités sur un terrain miné, qui sait que chaque éternuement de sa part peut déclencher des explosions. Quand François Bayrou ministre dit qu'il défendra toujours le droit des bacheliers à entrer à l'université, je ne suis pas sûr que l'auteur de La décennie des mal-appris l'aurait dit. Mais je suis sûr d'une chose, c'est que n'importe quel ministre de l'Education nationale le dirait. FRANÇOIS BAYROU : Ma position n'a pas changé. Je ne partage pas l'idée selon laquelle il y aurait trop d'étudiants. Dans une compétition internationale impitoyable, le développement d'un pays se fonde en partie sur son niveau de formation. Deuxièmement, la demande sociale, celle des jeunes, celle des familles, existe. Il n'y a pas trop d'étudiants, il y a trop d'étudiants en échec. Pourquoi? Faute d'orientation, faute d'accompagnement, faute de formation méthodologique. De ce point de vue, nous avons une immense réforme à mener, celle de l'enseignement supérieur. LE POINT : Cela va faire trois ans que vous êtes ministre. Y a-t-il moins de " mal-appris " ? FRANÇOIS BAYROU : Non, je ne dirai pas cela. C'est un très long effort. A l'échelle de l'Education nationale, trois ans, c'est un instant. Je crois qu'il y aura moins de "mal-appris" demain, parce que nous aurons fait changer les mentalités aujourd'hui. Nous travaillons, du reste, à faire évoluer les rythmes scolaires et à trouver un nouvel équilibre entre les formations abstraites et concrètes. En France, ce qui relève de la tête est considéré comme infiniment supérieur à ce qui relève de la main. Il faut que nous changions cela. LE POINT: Certains trouvent que cela ne va pas assez vite... FRANÇOIS BAYROU: Vous le savez, je suis pyrénéen. Quand le Tour de France passe dans les Pyrénées, il y a toujours un type assis sur un pliant au bord du col pour dire au coureur qui grimpe : "Pédale, feignant!" LE POINT : Vous pensez à quelqu'un en particulier ? FRANÇOIS BAYROU : Oui. A tous ceux qui ont laissé se faire vingt années de dérive et jouent aujourd'hui les "je sais tout". Mais j'ai la chance d'être soutenu dans ma volonté de réforme à la fois par le président de la République et par le Premier ministre. FRANÇOIS DE CLOSETS : Contrairement à ce que dit François Bayrou, je ne suis pas sûr que l'accumulation stratifiée des "bac + quelque chose" prépare vraiment aux métiers de l'avenir. Beaucoup d'emplois futurs n'exigeront pas une haute qualification. Les nouveaux gisements d'emplois résident dans les services aux personnes, et non plus dans les technologies de pointe. La formation doit donc être réadaptée dans le sens des qualités personnelles et professionnelles, et beaucoup moins dans le sens des savoirs théoriques. FRANÇOIS BAYROU: Quelles études font vos enfants, François de Closets ? FRANÇOIS DE CLOSETS: L'aîné a fait une maîtrise au Celsa, le deuxième une école de journalisme, la cadette est en hypokhâgne. FRANÇOIS BAYROU: Vous voyez ! Chaque fois que quelqu'un me dit : "Monsieur le ministre, il y a trop de jeunes qui font des études", je demande: "Monsieur, que font vos enfants ?" Et, à chaque fois, les enfants possèdent les plus hauts diplômes que puisse offrir la société française et font les études les plus difficiles. Donc, je demande à François de Closets : Ce que vous avez voulu faire faire à vos enfants, pourquoi voulez-vous l'interdire aux enfants des autres ? Il n'y a pas de raison que des demandes de jeunes soient frustrées simplement parce qu'ils viennent d'un milieu social où ils n'ont pas eu la chance d'avoir un père comme François de Closets pour les conseiller ! FRANÇOIS DE CLOSETS: Je ne leur ai jamais conseillé de faire telles ou telles études. Ils ont fait celles qu'ils ont voulu et qu'ils ont pu. S'ils avaient souhaité faire des études courtes, pourvu que ce soient de bonnes formations, j'aurais été entièrement d'accord. Des études longues pour tous, c'est un cadeau empoisonné. (PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS DUFAY)
Article scanné par M.D.
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