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Le sujet d’imagination…

Par Philippe Lecarme

Article paru dans " Les Cahiers pédagogiques " N° 349, décembre 1996.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.


Le sujet d’imagination…

" Imagination morte imaginez " Samuel Beckett

 

 

C’EST EN TROISIÈME que les élèves ont la dernière occasion d’écrire des textes littéraires. Assez étrangement, leurs études de lettres des années suivantes ne leur demanderont plus que de produire des essais critiques et des textes d’idées. Voyons ce qu’on leur propose au brevet, sous le titre engageant de " sujet d’imagination ".

J’ai prélevé mes exemples dans quelques recueils d’annales des sympathiques éditions Hatier. Les enseignants reprennent couramment ces sujets. D’abord, ils sont tout faits et prêts à consommer après quelques minutes de photocopieuse. Ensuite, autant préparer les élèves aux énoncés qu’on leur proposera le jour de l’examen. " Ah, bien sûr, si je pouvais faire ce que je voulais !… " joli effet de verrouillage (qui fonctionne aussi pour la grammaire et pour les sujets de première).

Rappelons que ces " sujets d’imagination " suivent l’étude d’un texte littéraire et s’en inspirent de différentes façons : trois, en général.

 

Changement de point de vue

1er exemple : 90/19 (1)

Après le récit de la fessée reçue par le jeune ROUSSEAU : " Imaginez la lettre du pasteur Lambercier à l’oncle du narrateur ; il relate les faits en exprimant ses réactions personnelles à propos de la conduite de l’enfant. "

Le but de l’exercice est double : vérifier la compréhension des faits ; faire pratiquer un changement de point de vue narratif. Le présupposé, c’est que l’événement constitué par le récit est un objet à trois dimensions, qu’on peut faire tourner pour le voir sous un autre angle.

Deux difficultés particulières à cet énoncé 90/19 : le genre de la rédaction-lettre est franchement rétro - des garçons ou des filles de troisième écrivent très rarement de vraies lettres. Ensuite, on leur demande ici de retrouver le langage et l’univers mental d’un pasteur genevois du XVIIIe siècle. Vous sauriez, vous ?

On me répondra qu’une transposition au XXe siècle est admissible et ne serait pas sanctionnée. Mais, précisément, la matière même de l’anecdote ne peut être transposée. Battre un enfant aussi longtemps que nécessaire pour lui faire convenir qu’il a menti, dans un climat de moralisme rigoureux, et faire toute cette histoire pour un peigne cassé… Transposée, l’histoire devient insensée. Autre problème, typique de cette culture du morceau choisi : comment comprendre que l’on déplace l’oncle Bernard pour donner la fessée, si on ne connaît pas l’épisode déculotté qui précède, avec la pieuse sœur du pasteur ? On le comprendra d’autant moins que le texte fourni supprime les lignes qui y faisaient allusion.

2e exemple : 90/52

Dans une nouvelle de TOURNIER, un clown, le " nain rouge " offre un spectacle mystérieux à un public exclusivement formé d’enfants. " Ce que fut ce numéro, nul ne le sait, car il n’eut pas d’autres témoins que les enfants et il leur fit jurer le secret. " Sujet : " Un des jeunes spectateurs, devenu adulte, revit cette mémorable soirée. "

Ce sujet suppose que les spectacles de cirque fassent encore partie des distractions courantes de la jeunesse ; comme d’autres sujets se réfèrent à un monde où les grands-pères, anciens chefs d’entreprise, ont de grandes maisons blanches au bord de la Loire (90/62). Toujours le coup du " Décris le forgeron de ton village " ou du " Tu découvres un vieux jouet dans ton grenier. "

Surtout, il méconnaît ce qu’est un texte, celui de TOURNIER en l’occurrence. Le mystère de ce spectacle n’est pas celui d’un récit existant puis dissimulé. C’est celui d’un récit impossible, dont l’existence est incompatible avec celle du texte tel qu’il est.

Il y a plus beau. Quand le désir de changer le point de vue narratif ressuscite la fée Marjolaine et le mignon petit lapin rose. Soit le 90/26 ; suivant un passage de Germinal sur la rencontre de deux chevaux au fond de la mine. Sujet : " Imaginez la conversation entre les deux chevaux, qui pourrait suivre ce texte. " Précisément, elle ne le pourrait pas. ZOLA n’est pas KIPLING. Ou encore, mon préféré, le 90/36. Il suit un passage des souvenirs de GIDE qui, jeune garçon, essaie de récupérer une bille coincée dans un trou depuis longtemps et finit par y arriver. Sujet :

" Imaginez que la bille qui a jailli dans la main du narrateur se mette à parler et raconte son histoire. "

On renoue avec la tradition du légendaire : " Vingt ans dans un mur ou la vie d’une brique " ! Et puis, demander à des adolescents de 1994 de jouer les bambins émerveillés, c’est les prendre pour… des billes. Ces conventions bêtifiantes sont à l’opposé exact du plaisir d’imaginer.

 

Les suites

L’idée est intéressante. Elle permet de vérifier que l’élève est entré dans la logique narrative, l’atmosphère et les choix d’écriture de l’auteur (ce qui suppose, évidemment, qu’il soit entraîné à les observer de façon précise). Tout dépend du milieu et de l’époque où se passe le texte proposé comme début. Et c’est là que les choses se gâtent. Anthologie :

" Raconter une pêche à la baleine " (90/88).

" Une scène de rue dans le faubourg Saint-Honoré en 1890 " (92/78).

" Décrivez une scène de rue à Smyrne au XVIIe siècle " (92/107).

Qu’on ne croie pas que le texte initial donne les informations utiles ! Dans le dernier cas, par exemple, il ne parle que du cadre géographique de la ville, et de l’importance des ruines antiques qui s’y trouvent. Seule indication exploitable : la ville est commerçante.

On voit comment ces énormités ont pu être produites. Première étape, on cherche un texte un peu ancien, éventuellement du XVIIIe siècle, afin de sauver les humanités. Deuxième étape, conformément à la consigne, on demande une suite à ce texte. S’en tireront peut-être les lecteurs exceptionnels, qui se souviendront de passages réutilisables, soit un élève sur cinquante, appartenant d’ailleurs à cette catégorie qui n’a aucun besoin du brevet. C’est bête.

De plus, il y a un peu d’abus à demander, au nom de l’appel à l’imagination de l’enfant, des textes documentaires dont aucun romancier ne pourrait se tirer sans un long travail de recherches préliminaires.

On prend parfois des textes plus modernes. L’un provient d’un livre signé par JOFFO. Sujet dérivé : " Raconte sur le mode humoristique la visite du narrateur au musée du Louvre. " Il vaut mieux, évidemment, avoir visité le Louvre. Il vaut mieux aussi avoir des parents qui parlent souvent peinture. Il vaut mieux appartenir aux milieux parisiens cultivés.

Je passe plus vite sur le cas des suites incompatibles avec le texte. Par exemple, supposer, après le début de Pîerrot, de MAUPASSANT, " qu’une querelle éclate entre la maîtresse et sa servante ". C’est contraire au rapport social entre les deux personnes, à la logique de l’histoire, à ce qui nous est dit des personnages dans le passage étudié, aux enjeux profonds du texte. Ajoutons la difficulté, pour un citadin de la fin du XXe siècle, de trouver le ton d’une querelle paysanne à la fin du XIXe siècle.

 

Textes autobiographiques

Inciter l’enfant à exprimer son expérience ? Bonne idée. Eh bien, non ! Pas de la façon dont ces sujets le demandent.

" Vous avez sans doute… " Cela commence ainsi. On définit une expérience que l’élève a dû éprouver. Sinon, qu’il fasse comme si. C’est ennuyeux. À divers titres : d’abord, en ruinant la distinction entre fiction et écrit autobiographique ; ensuite, en appelant à donner de soi une image conforme à ce que l’énoncé attend : socialement conforme ; familialement conforme ; moralement conforme. " Raconte que tu es comme je dis que tu es " ; ou plutôt : " Raconte comme je suis supposé feindre de croire que tu es " pour la tranquillité générale.

Vénérable tradition scolaire du moralisme niais. Le sujet-type invite l’adolescent a se moquer gentiment de ce qu’il est ; à montrer qu’il " a été bien puni " d’une incartade d’ailleurs bénigne.

On perd l’appui sur l’expérience authentique, qui permettrait de mettre des mots sur sa vie, puis d’examiner ces mots (et puis, peut-être, d’examiner sa vie dans ces mots…) L’expérience effective des gosses, dans bien des cas, c’est autre chose que papa qui lit le journal sous la lampe pendant que maman coud. La vérité de la violence sociale serait insupportable ? Peut-être. Mais alors, il ne faut pas à la fois feindre de la réclamer, et la refuser. Le succès de chroniques familiales plus réalistes, d’Hervé BAZIN à BEGAG, cette espèce de rire de soulagement qui saisit certains élèves, permettent de voir que les violences familiales ou l’exclusion sociale peuvent être dites, et que cela donne des bons textes.

Le moralisme, parlons-en encore. Le 90/46 demande : " Imaginez que vous êtes l’un de ces jeunes de bonne volonté qui appartiennent à une sorte de SOS amitié, et que vous répondez à un appel angoissé. " On demande pseudo-confidences moralement positives.

Autre chose. Les anecdotes proposées sont souvent minces : vous avez eu peur, vous avez souhaité être débarrassé d’une corvée par un événement inattendu, " vous avez été pris d’un fou rire ".

Cinq lignes, à tout casser. Mais on en demande plus : la longueur à peu près standardisée d’une rédaction de 3e. Comment allonger ? Par deux procédés canoniques autant qu’invétérés, que bien des énoncés exigent explicitement. D’abord, morceler maniaquement l’intériorité : décrivez vos sensations, vos sentiments, vos réactions et votre comportement, puis vos réflexions. Encore une fois : quel écrivain accepterait d’écrire selon cet étiquetage, cette conception pharmacienne de l’intériorité (2) ? Ensuite, invitation à broder. Sujet mince, on le sait ; mais l’élève doit tenir quatre pages pour peu qu’il soit entraîné à délabyrinther " ses sentiments successifs ". Ou encore : " Vous réservez une large part au débat intérieur qui vous anime en cette circonstance. "

On voit l’héritage laïcisé de l’examen de conscience, du journal intime d’introspection, des catégorisations psychologiques d’ailleurs admirablement subtiles qu’on trouve, par exemple, dans l’Encyclopédie. Il n’est pas dit que la plupart des adolescents contemporains fonctionnent ainsi. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il faille vraiment le regretter. Je ne crois pas non plus qu’il faille leur proposer ce modèle, ce que font pourtant ces beaux sujets.

Faire semblant le temps d’un texte ? La difficulté est alors littéraire. À 16 ans, on n’a pas l’art d’HUGO pour mettre en mots le monologue intérieur, on n’est ni RADIGUET, ni RILKE, ni PROUST.

 

Imagination et consignes

Tout se passe comme si nous réclamions des textes sans surprise, quitte à trouver leur lecture fastidieuse et décevante. C’est peut-être qu’on nous demande deux choses différentes :

1. faire produire des écrits " dans une langue claire et correcte " comme disent les I0. En gros, une narration factuelle informative, conforme à un certain nombre de bienséances. Mais aucun écrivain n’écrit ainsi. Excepté GUY DES CARS et monsieur d’ORMESSON, du moins dans ses bons jours. L’écriture littéraire est un écart ;

2. rendre capable d’une écriture personnelle, ou d’entrer dans l’originalité d’un écrivain. Belle ambition, mais qui s’harmonise difficilement avec le premier objectif.

Plusieurs palliatifs sont proposés. Soit se référer faiblement au texte initial : demander à l’élève de parler de la nuit, ou du vent, en donnant libre cours à (son) imagination (on l’autorise même à risquer " une création poétique " !). C’est sympathique ; seulement, cette conception de l’imagination cumulonimbus date de la même époque que celle de l’intériorité à petits tiroirs.

De fait, l’imagination ne se manifeste pas en balayant les stéréotypes (autant vouloir écrire sans alphabet) mais en les combinant d’une façon neuve.

On voit pourtant apparaître, ces dernières années, des énoncés mieux pensés et mieux adaptés.

Exemple 92/50 : " Donner une suite immédiate à ce passage en respectant les indices donnés dans le texte et les caractères des personnages. Vous veillerez à faire alterner dialogue et récit, notations psychologiques et passages descriptifs, sans vous limiter aux seules sensations visuelles ". Saluons cet énoncé. Il dresse un cahier des charges qui doit permettre une correction sans aléa. N’étant pas trop sûr que les élèves sachent relever dans un texte court ses règles d’écriture, son ton, son climat, on préfère mettre les points sur quelques i. Ce que l’on évaluera, c’est la capacité à reproduire un modèle de culture moyenne : récit réaliste jouant le jeu normalisé des temps, visant la clarté et la non-ambiguïté, excluant les tons trop marqués (burlesque, dérision, non-sens, etc.). En somme, une page de dictée. Pas si mal. Pas tellement " sujet d’imagination ", malheureusement.

L’appel à une écriture plus nettement littéraire se rencontre aussi : l’élève doit raconter la visite d’un lieu " qui a fait naître en (lui) d’intenses émotions ". Chauffe, Marcel ! L’implicite culturel joue ; on pressent que ce lieu chargé d’émotions n’a pas intérêt à être le SuperCasino, ou le parking souterrain du quartier des Muguets. Voyons les consignes :

• description au passé,

• description, pas narration,

• description " subjective qui devra traduire les sentiments ressentis ",

• " riche d’images " (métaphores, comparaisons et personnifications),

• avec " de nombreuses expansions du nom ".

Cet exemple est moins satisfaisant ; il mêle des consignes et des modèles esthétiques dans le genre de COLETTE et GENEVOIX. Faut-il vraiment décrire ainsi ? Qu’a pu produire, dans les copies réelles, l’appel à " métaphores par personnification, même dans le soleil se couche " ?

La question de fond me parait être :

" Demandera-t-on aux élèves des modèles de phrases correctes ? La rédaction est-elle, au fond, un exercice de contrôle grammatical ? Ou bien essaie-t-on de leur donner le goût d’écrire ? " Ce n’est d’ailleurs pas un dilemme ; mais il ne faut pas croire ou faire croire qu’on fait les deux quand on ne vise, en fait, que le premier objectif.

J’avancerai plusieurs propositions, que je vois bien des collègues expérimenter depuis longtemps.

1. Sensibiliser à ce qu’est un genre littéraire : les conventions de lecture et d’écriture qu’il impose, les libertés et les contraintes qu’il comporte, les protocoles de production et de réception qu’il suppose. Et différencier les exercices proposés sur cette base.

2. Sortir de l’exercice unique à dimension standard ; demander des fragments groupés en dossier. Par exemple, sur un roman possible : le héros en action - un souvenir d’enfance du héros - la table des autobiographiques (le dossier " Moi ").

3. Varier les contraintes. Il faut formuler les contraintes d’écriture, surtout quand la tradition voudrait qu’elles restent implicites. On distinguera les contraintes limitatives (nombre de pages, types de langages exclus, etc.) et les contraintes productives : toutes celles qui apportent un matériau sur lequel l’imagination peut se développer (photos et images, objets, stock de mots, etc.). Ces contraintes doivent être modifiées d’un exercice à l’autre ; s’il s’agit bien de faire explorer la diversité d’écrire.

Le néo formalisme qui fait des avancées importantes aujourd’hui risque bien de produire des effets nocifs. Une béquille aide à marcher, ou plutôt à réapprendre la marche ; mais deux béquilles ne permettront pas de courir ni quatre de s’envoler. On admire à juste titre de remarquables réussites, comme La vie mode d’emploi, de PEREC. Mais celui-ci avait organisé ses propres contraintes, en avait nourri le cahier des charges ; charges qu’il interprétait d’ailleurs librement de façon créative, et au service d’un dessein d’ensemble.

Inversement, la proposition de sujets libres risque de faire sortir les pires stéréotypes, de la description printanière au poème d’ado, platement rimé. Bonne raison pour faire travailler les stéréotypes sur le mode parodique.

Plaisir d’écrire, bien sûr. Mais qui ne va pas sans le plaisir de faire des textes qu’il y ait plaisir à lire : ce qui exclut trois choses : la rédac d’antan, du moins sous ses formes éculées ; le bricolage besogneux qu’on appelle " jeux poétiques ", " jouons avec les mots " ; et aussi l’appel post-baba une spontanéité à laquelle on ne donne pas les moyens de trouver ses mots, Patiemment.

Conclusion marquée au coin du gros bon sens paysan : les sujets d’imagination doivent être imaginatifs.


Philippe Lecarme
Professeur de lettres en lycée à Lyon


1. Le premier nombre désigne le millésime, le second la page du recueil. 90/19 se lit : Annales 1990, page 19.
2. Tel sujet demande d’analyser méthodiquement les " raisons d’une déception ". L’implicite, c’est celui d’une psychologie convenue, celle que l’on connaissait il y a cent ans et qu’illustra RIB0T (Théodule) : les affects comme de petits mécanismes d’horlogerie.

02/2001


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