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Ecarter les idées fausses. Les langues anciennes souffrent d’un préjugé durable dû à leur nom, piège grossier du langage qui sacrifie tout à la modernité : langues " mortes ", puis langues " anciennes ". Rien de pire pour les tenants de la " modernité " et de l’ouverture de l’école à " la vie ". Les adjectifs ont créé le préjugé et entretenu l’erreur. L’appellation de leurs concurrentes, les langues " vivantes ", n’a rien arrangé. Les langues " anciennes " meurent tout simplement de n’être pas " modernes ", pas " à la mode " du bougisme ambiant. Pourtant on ne dit pas que les mathématiques sont " anciennes ", ni que le théorème de Thalès, géomètre grec, est " mort ". De même, le principe d’Archimède n’a jamais été vilipendé. Cependant, les unes et les autres sont de la même époque que les langues anciennes. On a toujours admiré Pascal d’avoir retrouvé les éléments de géométrie d’Euclide… mais on dit que la langue qui les a permis est poussiéreuse. Ce préjugé est limité à l’école, à l’apprentissage de ces langues, et est sans effet sur l’usage réel qui est fait du latin et du grec : on a rénové les Jeux Olympiques (même si les raisons ont en été douteuses), on a puisé dans le réservoir lexical que constituent les langues anciennes pour les langues vivantes (d’où l’impropriété des appellations des unes et des autres…) pour nommer les découvertes ou inventions modernes, l’électricité, le téléphone, le magnétoscope, la télévision, la vidéo. Toute la médecine (émergée elle aussi d’une langue qui l’a permise) parle grec, y compris pour ses techniques les plus récentes : l’endoscopie ou l’échographie émanent de racines grecques combinées qui ne sont qu’une transcription d’un alphabet à l’autre. Les marchands s’y sont mis, pour profiter de l’aura et de l’ancienneté du grec comme arguments de vente : les marques de sport s’appellent Décathlon ou Kappa, les détergents Ajax ou Gamma, et il est de bon ton de participer au marathon de New-York. On nage donc en plein paradoxe : ce qui est " mort " et " ancien " là serait vivant ailleurs ? C’est que l’histoire des langues anciennes est lourde, et celle du latin a contaminé les idées que l’on se fait du grec. Langue d’église, langue d’intellectuels, longtemps langue d’Etat, le latin a été la langue de l’instruction et des examens, symboliquement celle du pouvoir, en tous cas celle de l’élite (les filles n’ont eu le droit d’en faire qu’à partir de 1924 dans l’enseignement public) ; l’opposition entre les lycées, payants où l’on pouvait faire du latin si on le voulait, et les collèges, gratuits mais sans latin, ont clairement relié le latin à l’élite financière, et partant l’ont discrédité, comme un privilège de classe. Les politiques ont repris l’argument : en 1968, Edgar Faure a supprimé le latin en Sixième parce qu’il était " un frein à la démocratisation ". Un bref statu quo a suivi, où le latin et souvent le grec étaient enseignés dans la plupart des collèges à partir de la quatrième, puis le sinistre, organisé en haut lieu, est arrivé : fermeture de sections de grec, horaires dissuasifs, concurrence en lycée avec d’autres options. Le statut d’option, qu’on ne donnerait pas aux mathématiques par exemple, a achevé de détruire, dans l’esprit des élèves et dans celui de l’administration, la place que l’on aurait pu préserver pour les langues anciennes. L’idéologie actuelle, curieusement coïncidente avec l’économie, condamne le latin pour les mêmes raisons que la littérature : correspondant à un savoir précis et à une culture " de classe ", latin et grec " distinguent ", et sont dès lors à abattre. Ne faisant pas partie des savoirs utilitaires que prône Ph. Meirieu, et demandant des opérations intellectuelles qui l’apparentent à la pensée et à l’effort, et non à l’hédonisme à la mode, les langues anciennes sont condamnées. Ouvrant sur la différence et l’étrangeté, elles pourraient contribuer à la formation d’un esprit libre, alors que seul doit compter, selon le sectarisme en place, le " savoir-être ". Latin et grec ne succombent donc pas à des arguments rationnels, ni à leur nature même, mais aux préjugés d’archaïsme et de gratuité futile. Pourtant ils ne relèvent ni de l’un, ni de l’autre. La formation de l’esprit, objectif pour le présent. Latin et grec dégagent l’élève de son environnement immédiat, l’arrachent à son moi et lui donnent l’idée de l’étrangeté, du système différent, de la mentalité autre qui sont le gage d’un esprit libre. C’est le bénéfice direct de l’apprentissage de la langue. La culture latine, l’histoire romaine peuvent s’apprendre en textes traduits ; la confrontation et la bataille avec la langue ouvrent, elles, des horizons différents. Dégagée de la pratique orale des langues vivantes grande consommatrice de temps, la langue ancienne place son système au cœur de l’étude, sans parasitage. Sa force et son efficacité lui viennent de n’être pas parlée. Le sens de l’étrangeté : La précision et la rigueur : On pourrait dire que les mathématiques obligent à la même gymnastique intellectuelle, aux mêmes activités de construction, d’hypothèses, d’objectivation, de mise à l’épreuve des savoirs. On pourrait le dire aussi du jeu d’échecs. La différence est que le latin et le grec sont aux sources de notre langue, et que ce sont les seules matières qui peuvent combiner ainsi obligation de logique et connaissance de la langue. C’est le français qui légitime l’étude des langues anciennes, beaucoup plus que l’activité intellectuelle ou la culture qu’elles portent, qui peuvent s’obtenir par d’autres moyens. En revanche, à partir du moment où l’école n’offre pas suffisamment ces autres moyens, pourquoi pas les langues anciennes, qui ont le mérite, pour l’instant, d’être encore au programme, au moment où la démonstration mathématique est prohibée, et où les connaissances à utiliser sont fournies directement dans les épreuves d’examen ? Et elles seraient d’autant plus nécessaires que l’enseignement du français s’effondre. Les langues anciennes servent souvent de palliatif d’un enseignement antérieur du français négligé ou saccagé. Redonner au français sens et poids. Le lexique. Enfin l’orthographe : faire du latin et du grec a rarement amélioré l’orthographe, comme on le dit trop souvent ; mais les langues anciennes font mieux : elles la motivent et l’expliquent, là où l’élève ne voyait que signes arbitraires. Ce qui apaise les élèves est la justification, même s’ils ne la dominent pas. Si les mots ont un sens, et leur orthographe une origine et une histoire, même cahotante, tout va déjà mieux. L’explication du présent par le passé prend ici tout son sens. Il en va de même avec la grammaire : très souvent l’explication du système et de la valeur des cas vaut cours de grammaire française, et le redouble s’il a été trop rapide. Les germanistes également remercient souvent leur professeur de latin ou de grec de leur éclairer davantage le système des déclinaisons. Se battre avec sa langue. " Parler de tout ", ou la culture générale. Le cours de grec ou de latin ne se déroule pas comme on le croit trop souvent. Rigueur pour l’étude de la langue, austérité parfois, mais aussi élargissements et plaisir de la découverte : textes et étymologie mènent à tout. Du complexe d’Œdipe au talon d’Achille, de la tyrannie à la démocratie, des oracles au mythe de la caverne, de la médecine aux " SVT ", les langues anciennes permettent de satisfaire bien des curiosités. Le lexique des autres disciplines s’éclaire, des mentalités apparaissent dans les mots, des savoirs se transmettent. Le lieu des langues anciennes est celui qui manquerait cruellement. Voilà pourquoi il ne faut pas le supprimer. On veut supprimer le latin et le grec parce qu’ils ne se prêtent pas du tout à l’idéologie réformatrice. Les langues anciennes ont un passé, sont le passé, déjà un cruel handicap pour qui ne prône que l’immédiateté. Elles fatiguent, là où on prône le plaisir. Elles distinguent, parce que leur apprentissage est exigeant. Elles réclament l’apprentissage de savoirs, violence suprême faite à des êtres malléables. Elles ne peuvent se satisfaire de superficialité, sauf à disparaître. Elles se prêtent peu au constructivisme, qui élimine le professeur pour laisser l’élève " construire ses propres savoirs ". Elles réclament une opération conceptuelle, peu acceptable dans une école où l’utilité et la soumission doivent primer. Bêtes à abattre.
Agnès Joste 07/2001
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