Pourquoi il faut refuser le sujet d'invention.
Le sujet d'invention peut avoir des vertus au collège. Qu'en est-il au lycée ? Son introduction est-elle compatible avec les buts assignés à l'enseignement du français en second cycle, " la connaissance de la littérature ", " saisir l'originalité et l'apport des œuvres littéraires majeures, en ce qu'elles se distinguent des contraintes usuelles ", " la compréhension et (…) la réflexion sur le sens " (BO du 31.08.2000) ? La pratique systématique qu'en font les nouveaux manuels, sur tous les textes littéraires, convient-elle bien à la littérature ?
Enfin, qu'en est-il du sujet d'invention comme épreuve de certification à l'EAF ? Sa nature est-elle compatible avec les exigences et la définition nécessaire d'une épreuve terminale ?
Il ruine le contenu même du cours de français.
Si l'on en fait une pratique exceptionnelle, par exemple en module, pour des exercices ponctuels, le sujet d'invention peut être productif. Mais les nouveaux manuels l'appliquent constamment, pour suivre les directives officielles, aux textes littéraires, ce qui de fait change radicalement les données du problème.
En effet, sa nature (" imitations, transformations, transpositions des textes lus " [BO]) attente constamment aux buts du cours de français définis ci-dessus. Le sujet d'invention s'oppose à " la réflexion sur le sens " et à la perception de " l'originalité des œuvres littéraires majeures ".
Il pervertit, par exemple, le sens que l'on cherche à faire percevoir dans les textes, en les détruisant d'emblée : " Transformer Elévation de Baudelaire en une lettre en prose ". (Magnard 2 p. 131). Il détruit le sens et la construction des œuvres intégrales : " Julien renonce finalement à prendre la main de Madame de Rênal. Rédigez son monologue intérieur. " (Magnard 2 p. 82). Il détruit l'originalité des textes : " Récrivez le début de Jacques le Fataliste en respectant les conventions traditionnelles du roman " (Nathan Textes. p. 177).
Il participe de la destruction de la littérature : " Transformez le texte De l'Esclavage des Nègres en faisant dire explicitement à Montesquieu ce qu'il pense " (Magnard 1 p. 305), en effaçant écriture et originalité.
Il nuit à l'intérêt du cours et à l'attention des élèves, en conduisant soit à des pratiques mécaniques (" Ecrivez un plaidoyer en utilisant les mêmes procédés de composition et d'écriture que Zola " (Hachette p. 180) qui ne sollicitent pas l'intérêt des élèves, soit à des exercices infaisables (" Récrivez la scène de l'aveu de Phèdre dans un cadre moderne en utilisant l'alexandrin " (Belin Français p. 117), qui le découragent, soit à un anachronisme desséchant : "Imaginez le discours pathétique que prononcerait au Sénat romain Titus préférant Bérénice au pouvoir impérial " (Magnard 1 p. 253).
Enfin, par son introduction systématique, dans les nouveaux manuels, à la suite de tous les textes, le sujet d'invention évince de fait les " pratiques de commentaire " et le commentaire composé, qui ne sont plus prévus dans les formes d'écrit de la classe de Seconde. C'est dire que le commentaire ne sera plus pratiqué en Seconde. C'est dire, par anticipation, qu'il est condamné, et ce par l'introduction du sujet d'invention.
Il rend impossibles tout apprentissage et tout progrès des élèves.
"Ces écrits permettent aux élèves de construire leur réflexion sur les genres et registres" [BO]. Or les genres et registres sont multiformes.
Le sujet d'invention est imprévisible, et rend donc toute méthode impossible ; dénué de règles précises, il est pour l'élève constamment nouveau, et donc déstabilisant. Le manuel Magnard recense douze sortes d'écrits d'invention, à insérer dans quatorze types de sujets. Donc cent soixante-huit sortes d'écrits d'invention possibles… Jusqu'à présent, on n'a que trois types de sujets…
De plus, en laissant l'élève " libre " de ses écrits, il le renvoie à des pratiques d'écriture sans règle et sans cadre. Les progrès sont donc difficiles, voire impossibles, puisque les difficultés sont sans cesse nouvelles.
La forme même qu'il prend interdit par ailleurs au professeur de proposer un corrigé : conçu sur le modèle des textes littéraires de départ, le corrigé paraîtra toujours inaccessible à l'élève ; ou laissé à la " liberté " de chacun, il paraîtra toujours contestable.
Enfin, l'élève étant constamment renvoyé à ses propres pratiques d'écriture et à ses propres capacités d'assimilation des techniques des textes, l'écriture d'invention ne fait que refléter le milieu socio-culturel d'origine. Le pastiche de texte par exemple ne se comprend qu'avec d'excellentes capacités de lecture, ce qui n'est pas le lot commun des élèves.
Il est une machine de guerre contre toutes les activités objectives, impartiales, réflexives.
Dénué de définition précise (de libellé et de méthode) et d'objet d'étude, il ouvre la voie à toutes les errances, au caprice, à la manipulation, comme le montrent bien les sujets proposés par les nouveaux manuels.
Son imprécision en effet permet l'abandon de toute exigence et de tout niveau défini : " Imaginez un animal familier qui parlerait de la vie de ses maîtres au XXème siècle (en une page) " (Hachette Textes p. 348).
Il défend l' " ordre moral ", ce qui avait disparu depuis bien longtemps des manuels : " Choisissez dans l'anthologie une texte contemporain qui vous paraît choquant du point de vue de l'ordre moral ou politique, et transformez-le pour qu'il paraisse plus " conforme " (Belin Anthologie p. 145).
Il permet de plus l'abandon de toute neutralité : " Est-il nécessaire de craindre Dieu pour croire en lui ? " (Belin Anthologie p. 157), la dérision de l'institution : " Rédigez un portrait en action d'un élève particulièrement zélé. Votre texte appartiendra au registre satirique. " (Magnard Méthodes p. 66).
Il attente enfin à l'intimité de l'élève : " Décrivez le cadre d'un de vos rêves les plus excentriques. Vous vous attacherez entre autres à peindre un objet particulièrement symbolique de cet univers " (Magnard 2 p. 230).
Par là, il ouvre la voie à toutes les dérives : celles du professeur, celles des manuels, celles des épreuves de l'EAF. En manipulant l'élève comme ci-dessus, en lui refusant des parades méthodiques, il le prive de l'objectivité nécessaire à son évaluation, il offre l'élève, ses opinions, ses sentiments en pâture aux correcteurs. Ce n'est plus un savoir qui est évalué, mais une personne. Partant, l'évaluation est impossible.
Il faut donc ne pas inscrire le sujet d'invention aux épreuves de l'EAF.
L'imprécision de sa définition en fera un sujet qu'on ne peut préparer. C'est un sujet sans apprentissage, sans méthode transmissible, sans savoirs, sans contenus. Par là, il ne peut entrer dans une épreuve de certification. A contenu vain, évaluation vide.
Il fera ainsi croire aux élèves que le baccalauréat de français ne demande aucun travail ; une matière où il n'y a rien à apprendre, rien à comprendre. Sa nature fera donc que les élèves, dupés, se détourneront des épreuves exigeantes, commentaire littéraire et dissertation, qui demandent distance critique et construction d'une démonstration organisée. C'est le ver dans le fruit, l'impossibilité, à terme, d'assurer un véritable enseignement du français, la disparition des sections littéraires, ou l'intérêt de tous les élèves pour la matière.
Il exclut également par nature toute référence aux finalités affichées du français au lycée : la réflexion, l'exercice d'une pensée logique, l'apprentissage de l'exposé d'un avis argumenté, la construction d'une pensée critique autonome. Il ne peut donc entrer dans une épreuve terminale, en une fin de cycle où ces finalités doivent avoir été atteintes.
Sa nature - absence de méthode assimilable, absence d'impartialité, absence de finalité réflexive, absence d'objet littéraire à examiner - l'exclut de la définition même de l'enseignement du français au lycée : il n'a aucun point commun avec le contenu essentiel de cet enseignement, on ne peut donc faire entrer dans la certification d'une discipline ce qui n'a aucun rapport avec elle.
Son introduction enfin repose sur la malhonnêteté : présenté comme une innovation positive, il est au contraire prévu pour faire disparaître à terme, par concurrence déloyale et perverse, les épreuves exigeantes du commentaire et de la dissertation, seules capables de détourner l'élève de son moi vers un autre objet, et donc de le conduire à une autonomie que les réformateurs ne souhaitent pas.
Il faut donc refuser le sujet d'invention dans tous les domaines où il peut entrer : cours de français en Seconde et en Première, évaluation finale de l'EAF.
C'est le refus d'une véritable formation des élèves, le refus du sens de la littérature, des méthodes, des exigences.
A ce prix, le baccalauréat deviendra soit un dû, soit une outre vide, dont on admirera les pourcentages, mais dont on déniera la valeur.
Agnès Joste. Lycée Claude Monet. Le Havre.
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