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L’IMPOSTURE PÉDAGOGIQUE (suite)

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V. D’une pédagogie à l’autre : la continuité dans le changement.

Au bout du compte, il n'est pas bien difficile de faire le procès de la "pédagogie par objectifs" puisque, à moins de s'adresser à des convertis, il suffit d'en exposer les principes essentiels et d'en rapporter les principales déclarations pour susciter la réprobation du plus grand nombre d'enseignants ou d'éducateurs. C'est dire à quel point les premiers théoriciens de cette "pédagogie", en particulier des gens comme Skinner ou comme Tyler, sont peu "recommandables" : leur franchise brutale, ou leur cynisme à l'américaine rend leur propos outré, en même temps qu'il éclaire crûment leurs présupposés. En fait, et ce n'est pas un paradoxe, les succès de cette pédagogie tiennent, pour l'essentiel, à l'ignorance de ses sources et de ses principes. On ne saurait donc trop conseiller de lire les textes fondateurs et de s'informer.

Les "pédagogues" d'aujourd'hui se veulent plus subtils, et s'emploient à taire ou à occulter des liens jugés sans doute trop compromettants. Il est curieux, en effet, que les "chercheurs en sciences de l'éducation" assortissent leur propos d'une succession de dénégations, afin, vraisemblablement, de se mettre à l'abri d'un certain nombre d'attaques, et notamment des reproches que nous venons d'adresser à la "pédagogie par objectifs" : émiettement de l'enseignement, sacrifice des contenus et anti-humanisme en particulier.

Ainsi, l'ouvrage de Philippe Meirieu et Michel Develay, au titre évocateur : Emile, reviens vite...ils sont devenus fous, dans lequel les auteurs répondent au reproche de "pédagogisme", fourmille-t-il de ces déclarations de principe sur le rôle essentiel de l'école et sur la valeur de l' institution scolaire.

A notre sens, l'École reste une institution essentielle en tant que, précisément, elle échappe aux pressions de l'environnement et garantit un accès aux savoirs essentiels à tous les enfants.

Déjà Philippe Meirieu, dans L'école, mode d'emploi, véritable manifeste du "pédagogisme", affirme fermement que la fonction de l'école est bien la transmission des savoirs et conclut par un vibrant plaidoyer en faveur de l'humanisme pédagogique :

le discours humaniste est usé, (...) mais on n'en finit pas d'en redécouvrir les vertus ; depuis que les idéologies ont été contraintes de quitter les mannequins de bois sur lesquels elles dormaient, depuis qu'elles ont dû affronter les intempéries de la rue et que leurs coutures ont cédé de toutes parts, depuis que l'on renonce à s'habiller pour le "grand soir", les oripeaux humanistes semblent retrouver un air de jeunesse. (...) On sait voir aussi que ce sont les quelques bribes du vieil habit de Socrate, que nous avons gardées en héritage, qui nous protègent de la barbarie.

De telles affirmations et de telles citations seraient propres à soulever l'enthousiasme, si nous n'étions devenus méfiants. C'en serait donc fini de la dévalorisation des savoirs, de la mise en cause des contenus disciplinaires, de l'inféodation de l'École à l'Entreprise ! D'autant que Meirieu, dans un article du Monde, en date du 24 février 1996, dénonce "l'arrivée massive d'une didactique technicienne qui fait systématiquement l'impasse sur les questions éthiques et la dimension proprement pédagogique de l'école". Enfin, nous aurions trouvé en Philippe Meirieu un pourfendeur de la "didactique technicienne" caractéristique de la "pédagogie par objectifs", et un apologiste de ce qui lui est en tout point opposé, à savoir une pédagogie soucieuse des valeurs, de la culture, de la "dimension éthique de l'école", et de son autonomie à l'égard des groupes de pression économiques, ainsi que des intérêts mercantiles auxquels les "gestionnaires de l'éducation" avaient prétendu la soumettre.

Il faut, hélas, y regarder de plus près, d'abord parce que ce rejet d'une "didactique technicienne" est purement tactique : on verra qu'au fond, Meirieu ne rompt absolument pas avec les principes de la "pédagogie" par objectifs", qu'il les reprend même pour l'essentiel, et enfin parce que cette pédagogie s'est bien imposée dans les faits, en inspirant les programmes d'enseignement et en s'étendant à des disciplines toujours plus nombreuses, sous la houlette de ceux-là même qui prétendent, au moins, en récuser les excès !

L’humoriste a dit qu'à partir d'un certain âge, il fallait "choisir entre avoir bonne conscience et avoir bonne mémoire". Les "sciences de l'éducation", pourtant bien jeunes, ont déjà pris le parti de la bonne conscience. Ceux qui, dans un premier temps, ont porté la "pédagogie par objectifs" au zénith, n'hésitant pas alors à afficher les présupposés comportementalistes les plus cyniques, semblent aujourd'hui plus enclins à la prudence : Philippe Meirieu reconnaît que, il y a à peu près une vingtaine d'années, la "pédagogie par objectifs" a fait son apparition et a imposé comme une "hygiène pédagogique" de nommer le comportement attendu de l'élève". Il rappelle même dans une note que :

l'ouvrage de Viviane et Gilbert De Landsheere Définir les objectifs de l'éducation, qui présenta, pour la première fois en France, un panorama assez complet des travaux américains sur les objectifs, n'hésite pas à se référer à Skinner et aux "machines à enseigner" et à récuser les objections qui voient dans l'enseignement programmé un danger de mécanisation.

mais il s'emploie manifestement à limiter la portée de cet aveu, en notant que "le prix à payer pour une telle pédagogie était particulièrement lourd" :

Outre qu'elle semblait réduire les élèves à des rats dans des labyrinthes et l'apprentissage au dressage, qu'elle excluait presque totalement les interactions entre les apprenants - dont on connaît pourtant aujourd'hui le caractère particulièrement bénéfique - elle sacrifiait bien souvent les objectifs de "haut niveau taxonomique". On avait perçu, en effet, qu'il ne suffisait pas d'affirmer que l'on voulait que l'élève "comprenne", "sache", "prenne conscience de" ; on avait bien vu qu'il ne suffisait pas d'ajouter des adverbes - en affirmant que l'on voulait que l'élève comprenne "vraiment" ou "profondément" - pour clarifier les choses... Alors on avait fini par renoncer à ces généralités pour s'en tenir à des comportements observables : on se contentait de demander à l'élève "d'énumérer", de "réciter par coeur", de "compléter des cases vides", "d'associer", "d'identifier", de "classer", etc. On avait fini, tout simplement, par abandonner certaines de nos exigences parce qu'on ne parvenait pas à les traduire en termes de comportements observables.

Il y a là, de toute évidence, une reconnaissance de la valeur de la "pédagogie par objectifs", des progrès qu'elle aurait permis d'accomplir par rapport à une pédagogie "traditionnelle" décidément trop vague, incapable de préciser ses intentions et de les rendre opérationnelles. Il y a certes, en même temps, le constat de certaines limites et lacunes de cette pédagogie, mais à tout prendre, ses insuffisances seraient moins préjudiciables à l'apprentissage que les défauts de la pédagogie "traditionnelle". C'est bien en ce sens que Meirieu lui accorde des vertus cathartiques ou, comme il le dit encore, "hygiéniques". Tout de même, quelles carences que celles accumulées par les enfants qu'on a bornés aux "exercices" énoncés, et que Meirieu rappelle, par exemple, "remplir des cases vides", "identifier, énumérer", etc.... On aura, en particulier, reconnu les Q.C.M qui ont envahi les évaluations scolaires dans nombre de disciplines. Exercices opérationnels, certes, selon les critères des technologies éducatives, mais ô combien stériles dans bon nombre de cas ! L'aveu de Meirieu est de taille : renoncer à "certaines exigences", comme il le dit pudiquement, sous prétexte qu'on ne saurait les rendre "opérationnelles", c'est bien renoncer à l'essentiel de l'acte d'apprendre, et c'est consentir à sacrifier l'élève, à qui l'on ne permet pas de saisir le sens de ce qu'il met en oeuvre. Combien de générations sacrifiées par cette réforme ?

Bien sûr, mais ce n'étaient sans doute que les oeufs qu'il était nécessaire de casser pour réussir l'omelette. A présent, plus question de sacrifier quelque exigence que ce soit à l'impératif d'observabilité. Meirieu annonce le temps de la grande réconciliation : de la compréhension et de la mesure, du sens et de l'opérationalité, quitte à renoncer pour cela à l'observabilité. C'est oublier que cette impuissance ou cette incapacité à traduire les exigences inhérentes à l'acte d'apprendre en termes de comportements observables est récusée par la pédagogie à laquelle il se réfère et qui ne saurait s'accommoder d'une telle limitation. Viviane et Gilbert De Landsheere avaient refusé l'objection selon laquelle "le plus important, dans l'éducation, échapperait à la mesure" et citent R. Ebel :

Si l'on prétend qu'un produit de l'éducation est important, mais non mesurable, vérifiez la clarté avec laquelle il a été défini. Si une définition opérationnelle est possible, le produit peut être mesuré. Sinon, il est impossible de vérifier si le produit est vraiment important.

Cette affirmation est, bien sûr, tout-à-fait contestable, et il faudrait ici donner raison à Meirieu, s'il ne s'était mis hors d'état d'argumenter sur ce sujet. Dès lors que l'on reconnaît quelque légitimité à la "pédagogie par objectifs", on n'a pas le droit d'accorder du prix à une exigence que l'on est incapable de traduire en termes de comportement observable : ou elle n'a pas été définie clairement, ou si elle ne peut l'être, c'est son importance, voire sa réalité qui est en cause. Meirieu s'empêtre donc dans ses propres contradictions lorsqu'il ajoute :

L'on sortit donc du béhaviorisme sommaire, l'on prit en compte les actes mentaux dans leur complexité, leur globalité, mais aussi leur radicale invisibilité, et l'on accepta l'idée que les comportements permettaient seulement de faire des hypothèses sur "ce qui se passe dans la tête du sujet qui apprend". On ne rougit plus d'affirmer que l'important était bien que les élèves comprennent.

On croit rêver ! Que l'on s'entende bien : l'important est en effet que les élèves comprennent, mais à la différence de Meirieu, nous n'avons jamais rougi de le dire. Meirieu ose donc à présent outrepasser la "règle de fer" béhavioriste : "ne formuler d'intention pédagogique qu'en termes de comportements observables" ; il n'hésite plus, suprême audace, à ouvrir la "boîte noire" et à formuler des objectifs de "deuxième génération", et de "troisième type" ! Il faudra revenir sur les définitions de tels "objectifs", mais l'on peut dores et déjà remarquer la curieuse propriété des "objectifs pédagogiques" à passer d'une génération à l'autre et à muter, selon les besoins de la cause ! Il y aurait là de quoi ironiser sur le sérieux et la rigueur des prétendues "sciences de l'éducation".

Sur le plan des principes, il faut cependant dire que, de s'adresser une objection à soi-même, n'empêche pas qu'elle puisse être invoquée par d'autres. Cela vaut pour Meirieu et pour Hameline lorsqu'ils reviennent sur leurs positions passées pour faire sans doute accréditer par leurs lecteurs quelques errements ou reniements.

Ainsi, dans la onzième édition de l'ouvrage de Daniel Hameline Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, datée de 1993, l'on trouve une postface intitulée "L'éducateur et l'action sensée". L'auteur y remarque que :

l'entrée dans la pédagogie par les objectifs avec tout son cortège de prolongements savants qui ont enrichi la décennie 1979-1989, peut constituer une forme majeure de l'action insensée.

L'on en attendait pas tant ! Il est vrai qu'Hameline ajoute qu'elle "peut assurer à l'intelligence et à l'action un lieu privilégié pour leur rencontre chanceuse" :

Si telle n'était pas ma conviction, j'aurais demandé qu'on arrête la publication de ce livre comme on met fin à une mauvaise action.

Et il faudrait ajouter que cette action eût été d'autant plus mauvaise que les tirages se sont succédé de 1979 à 1993. Hameline indique d'ailleurs, dans son avant propos pour la huitième édition :

Voilà un livre qui a été régulièrement demandé, sans compter les innombrables photocopies des exercices qu'il propose et qui le destinaient à devenir, comme le disait non sans quelque emphase Guy Jobert à sa sortie, "l'ouvrage le plus photocopié de France".

On suppose qu'un tel ouvrage, si souvent cité, si souvent photocopié, tellement demandé, doit avoir, pour son auteur, une certaine importance, et pas seulement financière. Or, la raison invoquée pour accepter qu'on en prolonge la publication, est plutôt consternante :

Peut-être le livre serait-il effectivement une mauvaise action, s'il avait été rédigé avec un grand esprit de sérieux. (...) Ce qui marche, c'est ce que l'on fait sans trop y attacher d'importance. (...) Je n'irai pas jusqu'à dire de ce livre qu'il est une bonne farce. Et pourtant...

Lorsque Hameline ajoute ce "et pourtant...", il laisse pour le moins planer le doute. Qu'il se moque de son lecteur, c'est une chose, car c'eût été de sa part une faute de mettre dans la lecture plus de sérieux que l'auteur dans l'écriture, mais l'on ne voudrait pas être à la place de Bertrand Schwartz, qui a préfacé l'ouvrage, et juge le "livre remarquable parce que rigoureux, honnête, précis, clair, courageux". Et Schwartz conclut en se félicitant que Daniel Hameline l'ait écrit : A qui se fier ?

Les "sciences de l'éducation" sont donc des "sciences" bien singulières, et qui évoluent avec une rapidité surprenante, à tel point que les auteurs cités doivent faire suivre leurs ouvrages de postfaces dans lesquelles ils font part, quelques années seulement après la première parution, des évolutions marquantes. Hameline, dans sa postface intitulée "l'éducateur et l'action sensée", reconnaît que dans les "sciences de l'éducation", la démarche est bégayante, louvoyante, qu'elle ne peut être sensée que débarrassée de la "naïveté des parcours rectilignes", et que c'est cette nécessité qui justifie les contours et les détours, voire les faux-fuyants.

Dès lors, tout devient possible et peut s'autoriser de la "scientificité" ainsi conçue. La "pédagogie par objectifs", qui constitue un moment inaugural des "sciences de l'éducation", qui s'évertuent à transformer le "vieil art d'instruire" en une "technique comportementale" peut alors, à l'occasion de l'un de ces détours, être relativisée, et même dénigrée, mais ultérieurement, elle pourra être de nouveau convoquée, par un de ces spectaculaires renversements auxquels on devrait s'accoutumer, au nom de la "science", et après avoir perdu la "naïveté des parcours rectilignes" !

On assiste à un renversement de ce type dans l'ouvrage collectif de Michel Tozzi, Patrick Baranger, Michèle Benoît et Claude Vincent, préfacé, justement, par Philippe Meirieu. Les auteurs s'emploient à montrer comment la "pédagogie par objectifs" peut être appliquée à l'enseignement de la philosophie, et combien elle peut alors être féconde. Après avoir établi, en quelques mots, le diagnostic, et affirmé la nécessité d'une "révolution copernicienne" en pédagogie, les auteurs proposent le remède : la "pédagogie par objectifs". Après un laïus sur les finalités, les objectifs généraux et les objectifs spécifiques, les auteurs font état d'une objection qui ne peut leur avoir échappé et qui n'a sans doute pas manqué de leur être faite :

On peut réagir très vivement contre cette pédagogie comportementaliste, sous-tendue par une psychologie béhavioriste et une philosophie utilitariste.

En effet, on peut réagir et, nous semble-t-il, on le doit ! Or, loin d’argumenter, nos philosophes se bornent à constater que, quels que soient les reproches que l’on peut adresser à cette pédagogie, la rejeter reviendrait à "jeter le bébé avec l'eau du bain". (...)

Meirieu, qui ne manque jamais l'occasion de préfacer les ouvrages qui vont dans le sens de ses options pédagogiques, excelle dans cet art de l'esquive à propos de la "pédagogie par objectifs", s'efforçant de mettre de son côté, aussi bien ses partisans que ses détracteurs, balançant sans cesse entre l'éloge et le dénigrement. Or, curieusement, dans l'ouvrage déjà cité Emile, reviens vite...ils sont devenus fous, Meirieu proteste de sa bonne foi sous la forme d'un "éloge de la polémique", jure qu'il veut "rompre avec la pratique du pas de côté" et s'engage à prendre au sérieux les points de vue, les inquiétudes et les critiques de ses partenaires, comme de ses adversaires. Fort bien. Nous prendrons donc acte de cette déclaration, remarquant que la seule manière de prendre un auteur au sérieux, c'est bien de le prendre au mot. Si Philippe Meirieu rompt effectivement avec la pratique du "pas de côté", au moins doit-on être assuré de le trouver là où il prétend être si l'on veut engager avec lui un combat loyal.

Il faut, hélas, bien vite déchanter car il a tôt fait de montrer un incontestable talent dans l'art du "pas de côté" : son ouvrage en offre maints exemples, notamment l’argumentation qu’il invoque en faveur des droits de l’enfant. (...)

VI. La " pédagogie différenciée ", ou quelle Ecole pour Philippe Meirieu ?

Philippe Meirieu, qui a fait préfacer l’un de ses ouvrages les plus connus, L’école, mode d’emploi, par Daniel Hameline, y présente la pédagogie qui, pour lui, doit être considérée comme l’aboutissement de tous les bégaiements, détours, contours, louvoiements et renversements antérieurs, à savoir la " pédagogie différenciée ". La première édition date de 1985, et Meirieu se demande déjà, en 1990, dans une " postface ", si la " pédagogie différenciée " ne serait pas déjà dépassée, ce qui permettrait de dire, si tel était le cas, que s’il est une chose que ces pédagogies savent programmer, c’est leur propre obsolescence. Que l’on se rassure cependant, Meirieu nous explique pourquoi, en 1990, cette pédagogie n’est pas " dépassée " : ce serait parce qu’elle rassemble, en quelque sorte, les moments antérieurs de la réflexion et des pratiques pédagogiques, parce qu’elle correspondrait à une sorte de " pédagogia perennis " manifestant quelque chose de soi dans les courants antérieurs, et dont elle serait donc la vérité.

Dans la première partie de son ouvrage, Meirieu parcourt donc les étapes successives qui ont, selon lui, permis à la " pédagogie différenciée " de sortir de sa chrysalide. Et il imagine, pour rendre cette gestation plus attrayante, de faire appel à Gianni, enfant en échec scolaire, qu’il balade chez Freinet, chez les " piagetiens ", à Summerhill, chez Rogers, qu’il place dans " la ligne de tir des objectifs ", qu’il met en présence de Freud, de sociologues, qu’il place au collège unique, qu’il fait même siéger à la commission Legrand et enfin, qu’il place au seuil de la " pédagogie différenciée ", censée apporter la réponse. On nous pardonnera de ne pas chercher dans cet ouvrage les solutions pédagogiques promises, mais d’y trouver un intéressant témoignage des aversions et des inclinations de Meirieu en matière scolaire, une sorte de confession dans laquelle l’auteur en dit long sur l’école qu’il déteste, et sur l’importance de ses répulsions dans la genèse de ses conceptions pédagogiques. Nous pouvons également déceler quelles intentions président au " bricolage " dont procède la " pédagogie différenciée " et l’importance respective des différents courants dont elle s’inspire.

Meirieu déteste l’école dans laquelle il place d’abord Gianni, qui fait de lui un inadapté, un " voyou ", et qui décide de son renvoi. En exergue à ces tribulations d’un élève à travers les divers courants de la pédagogie, Meirieu cite cet extrait de Les enfants de Barbiana, lettre à une maîtresse d’école :

Gianni avait quatorze ans. Distrait, allergique à la lecture. Les professeurs avaient décidé que c’était un voyou. Et peut-être qu’ils n’avaient pas complètement tort, mais ce n’était pas une raison pour le renvoyer de cette façon.

Cette école, qui produit l’échec scolaire, qui désigne les enfants comme des " voyous ", qui s’en débarrasse sans scrupules, chacun l’aura reconnue : c’est l’école " traditionnelle ", adjectif en lui-même lourd de tous les reproches et de tous les anathèmes, c’est l’école de la République, c’est la nôtre ! Car il s’agit d’abord de la décrire de telle manière que nul n’ose plus s’en réclamer, ni la revendiquer si peu que ce soit. Cette école, il s’agit d’abord d’en dénoncer les vices et de la déclarer en crise : telle est d’abord la fonction de la fiction de Meirieu, et il n’est pas étonnant que le premier épisode ait pour titre " le renvoi ". Cette peinture de l’école a d’abord une fonction de repoussoir, et il sera intéressant de confronter, par un saisissant raccourci, cette image à l’image d’une école dite moderne, telle que Meirieu l’appelle de ses vœux :

Gianni écoutait parfois. De temps en temps, il observait, avec un intérêt amusé, nos séances de travail... Mais cela ne durait guère ; à la moinde occasion, il filait dans les coulisses, il abandonnait la classe pour fouiller le sac qui lui servait de cartable, avant de nous interrompre par un cri de surprise ou par une insulte à l’adresse de ceux, bons élèves attentifs, qui s’efforçaient de l’ignorer.

C’est une école qui, comme on le voit, distille un profond ennui et dont les enfants sont tout à fait fondés à s’échapper. On comprend bien Gianni. On saisit plus mal comment, dans une telle école, il peut y avoir de " bons élèves ", attentifs de surcroît !

Par rapport à cette école poussiéreuse, une école qui répondrait aux véritables besoins des élèves exige un renversement total de perspective. Meirieu décrit en ces termes une classe de sixième où l’on applique la " pédagogie différenciée " :

Dans cette classe règne apparemment un grand désordre : trois élèves préparent une dictée sous la responsabilité d’un de leurs camarades ; quatre imaginent un récit en s’aidant d’un jeu de tarot ; un autre écoute, grâce à un casque, les actualités à la radio : il en fera tout à l’heure une synthèse à la classe ; à côté de lui, un autre prépare un exposé tandis qu’un troisième met la dernière main à un panneau sur lequel il a recopié et illustré un poème ; plus loin, quelques uns jouent au loto et placent sur des cartons les terminaisons des verbes ; dans le couloir, un petit groupe prépare une scène d’une pièce de Molière, mais leurs éclats de voix dérangent quelque peu les trois ou quatre lecteurs silencieux, absorbés dans la lecture d’un roman... Le maître abandonne alors les sept ou huit élèves qu’il guidait dans l’exercice de confection d’un brouillon pour intimer aux acteurs l’ordre de faire moins de bruit.

On n’aura pas la cruauté de faire remarquer que dans cette classe ne règne pas apparemment, mais réellement un grand désordre ! On voit bien que Meirieu veut opposer à une école où les élèves s’ennuient et donc se dissipent, une école où chacun, absorbé par une tâche dans laquelle il s’investit, obéit aux règles qu’il se donne, autrement dit à une école de la dépendance une école de l’autonomie où règne un certain ordre immanent au déroulement des tâches. On ne sait trop s’il se réfère à une " expérience réelle " dans cette description et, à la limite, peu importe. Il semble néanmoins que " la mariée soit trop belle ", et le tableau paraît aussi idyllique que le précédent était caricatural. Il fait penser à un article de L’Express où le journaliste décrit les miracles de la méthode pédagogique " hands on " (la main à la pâte) dans une école de Chicago, puisque c’est de ce côté désormais que nous sommes invités à aller chercher nos modèles :

Deux gamins de CM2 se congratulent joyeusement à la fin d’un cours d’algèbre ; d’autres débattent d’un problème de géométrie dans la cour de récréation, comme s’ils discutaient d’une série télévisée. (...) Dans cette école élémentaire coincée au milieu d’un quartier déglingué de l’ouest de Chicago, quatre cents élèves, en grande majorité noirs et issus de milieux défavorisés découvrent une nouvelle façon d’apprendre. Des cancres invétérés se passionnent maintenant pour la classe...

Même si l’on était enclin à croire aux miracles et à penser que de telles méthodes puissent avoir les vertus qu’on leur prête et l’efficacité qu’on leur attribue, qu’il s’agisse de la " pédagogie différenciée " de Meirieu, ou de la méthode " hands on " de Léon Lederman qu’il s’agirait d’expérimenter en France grâce aux efforts de Georges Charpak, il est nécessaire de se demander en quoi consisterait une telle efficacité. Il s’agit toujours pour Meirieu, pour Lederman, pour Charpak, et bien entendu, pour Allègre, de mettre en oeuvre une " pédagogie du concret ", voire " de bouts de ficelle ", vieux couplet, et de vanter les vertus de la " pédagogie du jeu ", vieux refrain déjà dénoncé par Hegel, puis par Alain :

Je n’ai pas beaucoup confiance dans ces (...) inventions au moyen desquelles on veut instruire en amusant. (...) Vous ne pouvez faire goûter à l’enfant les sciences et les arts comme on goûte les fruits confits. L’homme se forme par la peine, ses vrais plaisirs il doit les gagner, il doit les mériter. Il doit donner avant de recevoir. C’est la loi !

C’est un bien vieux débat, que les maîtres de l’école publique ont depuis longtemps tranché, au grand dam des pédagogues qui veulent faire les " amuseurs ", métier dont Alain rappelait qu’il était certes recherché et bien payé, mais " secrètement méprisé ". Pourquoi donc y revenir, et que s’agit-il alors de faire passer ?

On voit bien que l’école détestée par Meirieu, c’est une école où l’on travaille, où l’on demande aux enfants de la peine et des efforts. On n’arguera pas ici des souvenirs que Meirieu pourrait avoir conservés de sa propre scolarité ; il faudra trouver une autre raison pour expliquer qu’une telle vieillerie soit ici invoquée comme l’idée appelée à révolutionner la pédagogie. Il faudra voir que la pensée de Meirieu, ainsi que des courants pédagogiques dont il se réclame sont depuis plus de vingt ans imprégnés par les postulats de la " pédagogie par objectifs ", ce que Meirieu reconnaît d’ailleurs. Dans sa classe modèle, en effet, le maître, après s’être rendu auprès des différents groupes, indique que " le prochain cours sera consacré à un contrôle d’expression écrite qui sera noté à partir de trois critères : la correction de la phrase, l’orthographe et la structure du récit ", et rappelle que " chacun de ces points est détaillé sur la fiche d’objectifs du mois ". Une telle fiche d’objectifs, dont Meirieu donne un exemple, est d’autant plus indispensable qu’elle fixe un " plan de travail individuel " pour chaque élève.

Il faut avoir élaboré un programme d’objectifs qui, étant communiqué aux élèves, constitue le fil directeur du travail ; c’est à lui que l’on se repère, c’est à lui que l’on réfère ses activités ; c’est lui qui indique les dates et les contenus des évaluations. De plus, ce programme général doit être négocié avec chacun...

On voit à quel point la " pédagogie différenciée " est solidaire de la " pédagogie par objectifs ", et à quel point elle en dépend. Elle pourra se réclamer, comme dans L’école, mode d’emploi, d’autres courants pédagogiques, mais cela ne change rien : ces courants sont eux-mêmes subvertis par la démarche des objectifs, ou quand ils ne le sont pas, on fait mine de ne pas le voir ! Il faut rappeler à quel point la " pédagogie différenciée " est faite de pièces et de morceaux disparates, et que c’est à la faveur de ce bricolage qu’elle peut à la fois s’autoriser de Freinet et du béhaviorisme, de Summerhill et de Piaget, etc...

Contrairement à ce que prétend Meirieu, les enseignants qui se dressent aujourd’hui comme hier contre le " pédagogisme " ne sont pas inféodés à une école " ringarde " et " immobile " , mais outre leur attachement à l’école laïque et républicaine, ils expriment une exigence de rigueur et de cohérence qui leur interdit d’accepter comme science une juxtaposition d’influences hétéroclites et contradictoires.

Il serait bien naïf de se laisser abuser par les dénégations de Philippe Meirieu, et son plaidoyer, aussi pathétique qu’ambigu, en faveur d’un quelconque humanisme éducatif. Puisque l’actualité la plus récente a placé ce personnage sur le devant de la scène, il devient légitime de penser que ce sont les orientations pédagogiques pour lesquelles il milite depuis des années qu’il va maintenant s’employer à imposer, dès lors qu’il en a les moyens politiques.et que c’est cette tâche qui lui a été officiellement confiée par Claude Allègre. Il faut alors bien savoir que :

* lorsque qu’il dénonce les limites d’un béhaviorisme étroit et lorsqu’il prétend s’en évader, il n’est pas crédible,

* ses expressions d’objectifs conceptuels, d’objectifs procéduraux, d’objectifs noyaux, d’objectifs du " troisième type ", et autres, manquent pour le moins de clarté, de rigueur, de pertinence, bref de crédibilité,

* l’argument selon lequel la " pédagogie différenciée " pourrait arbitrer les " différends " entre les courants antagonistes de la pédagogie actuelle est une imposture,

* l’argument selon lequel la " pédagogie différenciée " aurait vocation à contrer un " expérimentalisme positiviste incapable de faire la lumière sur ses propres présupposés " n’est pas moins trompeur,

bref, que lorsque Philippe Meirieu en appelle au " pouvoir des élèves pour lutter contre la passivité de leurs maîtres, il montre à quel point il a coutume d’associer démagogie à l’adresse des élèves, et mépris à l’égard de leurs maîtres. Il n’est pas étonnant que Monsieur Allègre, dans ses provocations, cède à ce double penchant.

VII. Etat d’urgence.

Philippe Meirieu n’est pas sorti du néant : il a un passé et des projets, il oeuvre depuis quelque temps déjà dans le monde des " sciences de l’éducation " et de la formation des maîtres ; ses conceptions pédagogiques et ses idées sur l’école ont la faveur aussi bien de François Bayrou que de Claude Allègre, puisqu’il a été le conseiller de l’un et de l’autre, et c’est maintenant directement qu’il est appelé à mettre ses idées en pratique et à les inscrire dans une transformation radicale de l’école. Les grandes manœuvres ont déjà commencé : vaste opération médiatique dans la presse, à la radio, à la télévision. Le public est informé de la " consultation " qui, des élèves aux enseignants et aux chefs d’établissement, est censée répondre à la question : " Quels savoirs enseigner dans les lycées ? ". Dans le même temps, les instituteurs, professeurs et directeurs d’école sont invités à se prononcer sur les rythmes scolaires, et de se soumettre aux avis prétendument irrécusables des " chronobiologistes ", alors que le " nouveau contrat pour l’école " de François Bayrou continue de s’appliquer dans les collèges. Depuis la nomination à l’Education nationale du Ministre Claude Allègre, les mesures pleuvent sur l’école, qui conspirent à la briser, s’ajoutant à d’autres plus anciennes, qui avaient préparé le terrain : mise en cause des statuts de la fonction publique, " déconcentration " du mouvement  des professeurs, mise en cause des diplômes nationaux et en particulier du baccalauréat. On n’en finit plus de faire la liste des mauvais coups portés à l’école. Dans cette situation, on ne saurait invoquer l’ignorance, qui n’est jamais qu’une piètre excuse, pour ne rien faire et baisser les bras ! Il serait tout aussi condamnable de chanter les vertus de l’adaptation, comme de s’y résigner, sous prétexte que nous n’aurions pas le choix.

La mobilisation est aussi nécessaire qu’elle est devenue urgente. Il suffit pour s’en convaincre, outre le train des mesures évoquées, de comparer l’école publique et laïque que s’est donnée la République et les modèles auxquels on prétend la conformer. Il s’agit d’examiner les présupposés sur lesquels reposent les conceptions pédagogiques que l’on prétend appliquer à l’école et leur origine. Il s’agit d’examiner les enjeux pour opposer un non massif à cette imposture !

Dans un article qu’il consacre aux " sciences de l’éducation ", Jacques Muglioni observe :

la " pédagogie par objectifs ", apport principal des " sciences de l’éducation ", repose sur une psychologie du comportement qui a pris ses modèles dans la psychologie animale. La psychologie du comportement se présente comme une " psychologie de réaction ", le comportement se définissant comme réponse (ou réaction) à une situation donnée, (...) dans ces conditions, l’homme est traité comme un outil. On comprend l’origine historique de cette conception instrumentaliste de l’homme, si l’on s’avise que le behaviourisme est contemporain du taylorisme.

Jacques Muglioni fait encore cette remarque qe " l’absence délibérée de référence philosophique est en réalité le signe d’un dogmatisme redoutable ". Le dogmatisme des adeptes de cette pédagogie, Monsieur Meirieu en particulier, va en effet de pair avec la haine de la philosophie affichée par Monsieur Allègre : il reconnaît pudiquement son absence de goût pour la philosophie, ainsi que son manque de compétence dans cette discipline, sans d’ailleurs le regretter plus que cela, mais il désigne, dans un de ses livres, les trois grands coupables de ce qu’il tient pour l’état lamentable de l’enseignement en France : Platon, Descartes, Auguste Comte ! Aucun de ces philosophes ne donnant, il s’en faut de beaucoup, l’exemple du dogmatisme, c’est à Messieurs Meirieu et Allègre qu’il faudra poser cette question : au nom de quoi prétend-on imposer un dogme, et transformer l’école en son nom ? Est-ce supportable lorsqu’on aperçoit les options qui le soutiennent ?

* La psychologie comportementaliste est imposée comme une vérité indiscutable, placée au delà de tout examen et de toute critique.

* L’éducation n’est plus considérée comme l’acte culturel par excellence, par lequel une génération transmet ses savoirs à la suivante et par lequel l’adulte institue l’enfant dans l’ordre de l’humanité. Au lieu de cela, la pédagogie n’est plus qu’une application de la psychologie " scientifique " qui trouve son modèle dans la psychologie animale, c’est-à-dire une branche de l’éthologie.

Ce n’est qu’en évacuant la question du sens et en se représentant l’intelligence humaine sur le modèle purement déterministe et mécaniste de " l’intelligence animale " qu’on peut envisager de soumettre l’être humain à un dressage. A partir de là, toutes les confusions et tous les égarements sont possibles et prévisibles, relayés par l’idéologie scientiste à la mode : la société humaine est décrite sur le modèle des sociétés d’insectes et peuvent alors être régies par les lois naturelles du marché et les mécanismes inamovibles de l’évolution ; la conduite humaine est identifiée à un comportement directement dicté par un système de stimuli-réponses trivial ou sophistiqué (peu importe), qu’il est possible d’orienter en fonction de besoins déterminés. L’éducation, déchargée de tout sens à transmettre, peut alors conditionner tout à loisir (...).

L’exclusion des savoirs à laquelle procèdent ces " pédagogies ", au profit des " méthodes ", a pour conséquence inévitable l’escamotage des contenus culturels et de ce fait la dévalorisation de l’idée-même de culture. Il n’y a plus rien à apprendre, il suffirait " d’apprendre à apprendre ". La formule a fait florès, à tel point que tous ceux qui se piquent d’éducation se croient tenus de l’employer ! En fait, elle n’a guère de sens que par défaut ; apprendre à apprendre, faute d’apprendre quelque chose, apprendre des méthodes à défaut de contenus ou, comme on dit encore, " faire de la méthodologie ", à quoi l’on prétend réduire la pédagogie (...).

On doit de la même manière s’interroger sur ces mots d’ordre " très actuels " de pluri-disciplinarité, ou d’inter-disciplinarité (si possible transversale) et sur ce qu’ils recouvrent. Le simple attachement à une discipline d’enseignement devrait déjà rendre méfiant : pluri ou inter-disciplinarité, peut-être, à condition qu’elles ne portent pas atteinte aux disciplines entre lesquelles elles sont censées établir des liens. Ce serait un comble si ces approches aboutissaient à un néant disciplinaire, et à un néant culturel. Or, il faut bien constater que, le plus souvent, l’approche pluri-disciplinaire s’oppose conflictuellement à l’approche disciplinaire, et que la recherche de " compétences transversales " fait peu de cas des disciplines et des savoirs qu’elles permettent d’acquérir. (...)

Si l’école de Jules Ferry ne semble guère prisée par Claude Allègre, coupable à son sens d’obsolescence et d’inadaptation au monde moderne, et si l’enseignement français souffre, notamment à cause de Platon, Descartes et Comte, d’une trop grande abstraction, le modèle de choix de Claude Allègre se situe, à n’en pas douter, outre Atlantique, aux U.S.A, pays de la science et des technologies triomphantes. L’Anglais n’aurait-il pas cessé, selon notre Ministre, d’être une langue étrangère ? Or, la " pédagogie par objectifs " est apparue aux U.S.A et s’est épanouie sur un vide culturel effrayant. Puisque c’est cette école-là qui est supposée nous fournir un modèle pour l’école de demain, voyons au moins ce qu’elle est, et considérons cette question qui est, là bas, d’une brûlante actualité : " Pourquoi le petit John ne sait-il pas lire ? " ou, d’une manière plus large, comme le note Hannah Arendt : " Pourquoi le niveau scolaire de l’école américaine moyenne reste tellement en dessous du niveau moyen actuel de tous les pays d’Europe ?" Les articles d’Hannah Arendt, réunis dans l’ouvrage intitulé La crise de la culture, ont été écrits entre 1954 et 1968. Il faut avouer que, depuis, ce n’est plus seulement le petit John qui a des difficultés avec la lecture, mais aussi le petit Jean et on peut penser que des causes analogues produisent des effets identiques. Or, Hannah Arendt énonce les causes qui, selon elle, ont eu aux Etats Unis de si déplorables effets : parmi ces causes, deux retiendront particulièrement l’attention :

Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner...n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. (...) En outre, au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves.

C’est donc un constat. L’on y retrouve les traits et les présupposés caractéristiques des " sciences de l’éducation " et des technologies éducatives : l’influence de la psychologie moderne, (essentiellement la psychologie comportementale et le béhaviorisme) et l’influence des doctrines pragmatiques, qui imprègnent tous les courants de pensée dans les pays anglo-saxons. On a pu dire à ce sujet que le pragmatisme était à l’Amérique ce que Descartes était à la France : on voit quel camp Claude Allègre a choisi !

Les technologies pédagogiques sont encore dénoncées par Hannah Arendt comme un prétexte pour " s’affranchir de la matière à enseigner ". C’est bien ce que prônent les " sciences de l’éducation ", et ce n’est qu’au prix d’un tel artifice qu’elles se font admettre comme sciences.

Hannah Arendt invoque une autre raison qui montre bien que l’on se dispose à imposer ici ce qui a eu des conséquences catastrophiques et un rôle pernicieux dans la " crise de la culture " outre Atlantique :

L’idée qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce que l’on a fait soi-même ; sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre.

Et Hannah Arendt montre très clairement que tous ces effets, liés et solidaires, résultent bien de la même démarche, et de la même " philosophie implicite " :

S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un " savoir mort ", comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert.

Cette intention qui, selon Hannah Arendt, n’est pas pour rien dans la genèse de la " crise de l’éducation  aux U.S.A. ", se traduit aujourd’hui en France, dans les I.U.F.M. (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), par une véritable haine de la culture, ce qui est tout de même inquiétant dans une instance qui a en charge la formation des enseignants. Le professeur est invité à n’en savoir pas trop, pas beaucoup plus que les élèves, afin que puisse s’instaurer entre eux et lui un échange égalitaire, prétendument formateur pour tous !! Hannah Arendt indique encore :

L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire ; le résultat fut une sorte de transformation des collèges d’enseignement général en instituts professionnels, qui ont remporté autant de succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine ou à bien se comporter en société et à être populaire, qu’ils ont récolté d’échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises par un programme normal.

On retrouve la trop célèbre trilogie " savoirs, savoir-faire, savoir-être ", et l’on vérifie, une fois de plus, que cette séparation entre les trois termes joue toujours en défaveur des savoirs, toujours sacrifiés dans cette affaire, au profit des deux autres termes.

Ce qu’il importe de voir aujourd’hui, c’est que de telles conceptions ont déjà été appliquées là-bas, et ont déjà produit leurs effets, et c’est à la lumière de ces conséquences calamiteuses qu’Hannah Arendt juge de leur inadéquation foncière.

Il nous reste donc à nous poser la question essentielle : de quel droit nous impose-t-on une réforme qui a fait ailleurs la preuve de son inanité. Qui est le plus coupable : celui qui forme l’idée d’une telle entreprise, celui qui la met en oeuvre, celui qui se montre incapable de tirer la leçon de l’échec des autres, celui qui consent et se soumet, par ignorance ou par lâcheté ? De quel droit, et sous quelles pressions s’emploie-t-on, plus que jamais aujourd’hui, à organiser la destruction de l’école ?

C’est peu dire qu’il y a urgence ! La défense de l’école, dès lors qu’elle n’est plus assurée par ceux qui en ont la charge et qui s’évertuent au contraire à la briser, revient à chaque enseignant qui devient, bien malgré lui, l’ultime rempart.

Bernard Berthelot

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03/2001


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