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Le Figaro Magazine, 16/09/2000. Débat dirigé par Jean Sévillia.
(1) Philippe Meirieu, l'Ecole et les parents, Plon.
Philippe Meirieu - Claude Allègre a porté une exigence de qualité du service public de l'Education, mais en donnant le sentiment de jouer les parents contre les enseignants. Ces derniers l'ont vécu comme une agression. Je reste cependant persuadé que le ministre a posé de bonnes questions et soulevé un problème qui resurgira: celui de savoir qui garantira la qualité du service public de l'Education, dès lors que cette qualité n'est plus assurée par une instance centrale, sans que, pour autant, elle le soit par la concurrence entre les établissements. Etiez-vous d'accord lorsque Claude Allègre voulait "dégraisser" le mammouth " et dénonçait les privilèges des enseignants ?
P. M. - A cette rentrée, on enregistre une fuite importante des élèves vers les établissements privés, y compris dans des quartiers très populaires, car les parents pensent que, dans ces établissements, leurs enfants ne seront pas livrés à eux-mêmes en cas d'absence d'un professeur, que les devoirs seront corrigés plus rapidement, que les réunions de parents d'élèves n'auront pas lieu pendant leurs heures de travail, etc. Je crois que Claude Allègre était sensible à la perte d'image de qualité du service public. Quelle est la mission de l'école ? Transmettre le savoir ? Préparer à la vie active ? Eduquer à la citoyenneté ? B. K. - La finalité de l'école, c'est la transmission des connaissances pour répondre à deux impératifs : permettre le fonctionnement de l'Etat et assurer la formation à un emploi ultérieur. Il nous paraîtrait particulièrement dangereux que l'on veuille subordonner l'école à des nécessités économiques dans une perspective strictement utilitariste ou, pire, pour la soumettre à la loi du marché, qui la dénaturerait complètement, car on cesserait de faire du savoir un objet sacré. Ma conception de l'école libérale, au sens noble du terme, est qu'elle doit transmettre le savoir pour former le citoyen à la liberté, au plein sens du terme, et pour développer la personnalité. P. M. - L'école obligatoire doit remplir trois missions fondamentales. Premièrement, permettre l'acquisition des langages essentiels, base de la communication, mais aussi de toute le en société. Deuxièmement, assurer la transmission, un peu abandonnée, des repères, notamment historiques, dans toutes les disciplines. Les jeunes, aujourd'hui, ont besoin de repères. Enfin, l'école, c'est le lieu où l'on découvre la construction de la vérité. L'enfant a souvent tendance à s'exprimer en termes de conflits d'opinion : le maître a une opinion, l'élève en a une autre, et c'est celui qui réussit à faire triompher son opinion qui gagne. Or la tradition de l'école française veut que le maître ne soit pas celui qui détienne la vérité, mais celui qui arbitre entre les opinions. B. K. - On dit souvent qu'il faut recentrer l'école autour des fondamentaux. Certes, apprendre à lire, écrire et compter sont indispensables. Mais il faut acquérir les éléments qui permettent à un esprit de déterminer si un raisonnement est truqué ou inexact, ce qui permet l'élaboration de la recherche commune de la vérité. Or l'école élémentaire ne remplit plus cette mission. Elle l'a abandonnée par relativisation des savoirs. L'Université, influencée par un, certaine pensée issue de Mai 68 et fondamentalement ancrée à gauche, tend à remettre en cause les vérités fondamentales. Nous savons bien que, au-delà d'un certain seuil, ces vérités peuvent être relativisées. Cependant, si l'on dit à an enfant qu'il accède à une vérité relative, il ne peut plus s'y retrouver. Ne s'aperçoit-on pas maintenant qu'une génération de pédagogues, à force de nier la notion de repères, de trop miser sur la spontanéité de l'enfant, a emprunté une voie sans issue ?
P. M. - Je ne suis pas convaincu qu'il y au eu après Mai 68 des bouleversements aussi énormes qu'on le dit. Au niveau des pratiques en classe, je note une certaine stabilité. Certes, on constate depuis une trentaine d'années une montée des didactiques. Cela a commencé avec les mathématiques modernes, cela s'est poursuivi avec la grammaire structurale et l'abandon de l'histoire littéraire au profit de la grammaire de texte. L'école des Annales, pour l'histoire, le groupe Bourbaki, pour les mathématiques modernes, ont imposé des conceptions qui ont conduit à écarter de l'école les fondamentaux dont nous parlons. La succession des réformes didactiques tient surtout à l'influence de la psychologie, de la linguistique, ou encore du structuralisme, beaucoup plus qu'à la pédagogie proprement dite. Mais, Philippe Meirieu, en écrivant dans votre livre qu'"apprendre est affaire de désir", ne reprenez-vous pas l'utopie post soixante-huitarde qu'il faut éviter toute contrainte à l'enfant ?
P. M. - Le désir et l'envie, ce n'est pas la même chose. Quand je dis que l'apprentissage ne se décrète pas, je ne fais que décrire ce que vivent un grand nombre d'enseignants : ils arrivent avec l'amour de leur discipline, le désir de transmettre des savoirs, mais se heurtent à des enfants pour qui ces savoirs se situent dans un autre univers. Les élèves voient de moins en moins le sens de ce qu'ils apprennent. Un poème ne les interpelle pas dans leur intimité : c'est un support à des exercices grammaticaux ou autres, la possibilité d'avoir une note et, au bout du compte, le moyen d'avoir la paix avec les parents et les enseignants. En revanche, dès le vendredi soir, ils écoutent du rap en ayant le sentiment qu'il leur parle. C'est une sorte de mépris de l'enfant ?
P. M. - Dans les années 70, tout un mouvement - dans lequel ont été impliqué, non seulement certains enseignants mens aussi des inspecteurs et des formateurs - s'est développé sur l'idée que la démocratisation des savoirs passait par le refus d'une certaine culture "bourgeoise". Ce mouvement n'a pas duré, mais il imprègne encore les esprits. B. K. - Aux méthodes frelatées de la didactique, j'ajouterai les méthodes globales ou semi-globales, mal assimilées, parfois délirantes, qui ont empêché des générations d'éleves d'apprendre correctement à lire. C'est tout un corpus intellectuel fondé sur le marxisme, mâtiné de situationnisme, marqué par Lacan et Deleuze, qui a conduit au "pédagogiquement correct". On a effectivement imposé à l'école une conception anticulturelle, au prétexte que la culture est un vecteur de savoir bourgeois. On reconnaît là les thèses de Bourdieu et Passeron : l'habitus serait constitutif de l'acquisition des savoirs, et donnerait aux seuls enfants des classes favorisées la possibilité d'accéder à ces savoirs. Ce faisant, on à récusé pour tout le monde le droit à l'apprentissage et à la connaissance. Certes, l'acte d'apprendre ne se décrète pas, mais on en a tiré comme conclusion qu'il fallait décréter l'acte de ne plus apprendre ! L'école est devenue le lieu où l'on a abandonné la transmission des savoirs au bénéfice de l'égalitarisme, du relativisme systématique. La conséquence, c'est une école ne favorisant que les enfants issus des catégories sociales les plus élevées. La gauche a produit cette monstruosité : une école qui casse l'égalité des chances. Il convient d'en revenir à l'affirmation fondamentale des savoirs et de recréer les conditions de la transmission des connaissances. Le passage systématique dans la classe supérieure privilégie forcément des élèves qui ne fournissent pas les efforts requis. Il faut restaurer les venus du travail, de l'effort et, pourquoi pas, la sélection et la diversification des parcours. Il faut casser le mythe égalitaire, le mythe de la classe hétérogène, celle qui regroupe tous les élèves sans considération d'objectif ou de niveau, sous le prétexte d'un brassage des populations : cette structure est le creuset de toutes les inégalités et de toutes les dérives de l'école.
P. M. - On voit bien par vos propos que, en matière éducative, le brouillage entre la droite et la gauche est complet. Vous dénoncez le marxisme comme étant à l'origine du rejet de la culture bourgeoise, mais on pourrait non aussi bien soutenir que le capitalisme, et le libéralisme, avec le triomphe du marché, avec la société de consommation, ont progressivement ruiné la notion de gratuité de la culture.
B. K. - Pour ce qui est de la sélection, je précise qu'elle m doit pas se confondre avec l'exclusion. Dans le système actuel, où il n'y a qu'un seul cursus, si l'on sélectionne, c'est pour exclure. Mais il n'en sera pas de même si l'on multiplie les parcours. Si, comme vous le dites, l'école ne doit pas sélectionner dans sa phase obligatoire, la sélection ultérieure n'en est que plus féroce. Il n'est pas normal, dans leur intérêt même, que des élèves en situation d'échec dès l'école élémentaire soient tirés comme des boulets jusqu'à la fin du collège. C'est une machine à exclure qui a été mise m place, alors qu'il suffirait de s'adresser à tous les types d'intelligence, dans une égale dignité, en proposant des cursus adaptés. P. M. - Pendant la phase obligatoire de l'enseignement, multiplier les parcours, c'est inévitablement organiser d'un côté des classes où les élèves réussiront relativement bien et de l'autre, des ghettos dans lesquels certains élèves seront plus ou moins enfermés. C'est pourquoi je suis favorable à la classe hétérogène, à condition qu'elle s'accompagne d'heures de soutien ou d'approfondissement dans telle ou telle matière. Concernant la violence et l'intégration sociale, quel est le rôle de l'école ?
B. K. - Il tant distinguer une première forme de violence à l'école, produit de la société, de l'état des banlieues, de la délinquance, de la drogue. Mais un deuxième aspect a souvent été occulté. La volonté de nier la spécificité humaine, de faire avancer tous les élèves au même
pas, quelles que soient leurs origines ou leurs aspirations, produit aussi de la violence. En même temps, le relativisme moral qui sévit depuis Mai 68 casse les résistances possibles à la violence.
P. M. - L'autorité des enseignants n'a pas été mise à mal autant que le dit Bernard Kuntz. Elle est encore très forte, au point que dans l'imaginaire des familles, elle est parfois proche de l'arbitraire. En revanche, il faut déplorer un manque de transparence dans le fonctionnement des établissements : les parents ne sont pas assez impliqués, assez informés, et cela génère une suspicion réciproque entre les familles et les professeurs.
B. K. - L information pour les parents, c'est la transparence dans l'évaluation des élèves, mais aussi des enseignants. L'évaluation des élèves, c'est la notation. Je n'ai pas honte de préconiser des c1assements qui permettent aux élèves de se situer les uns par rapport aux autres. Cela suppose que les adultes aient à nouveau le courage de dire ce qui est bon et ce qui est mauvais. Pour l'évaluation des enseignants, il existait un dispositif fort honorable, l'inspection. On nous dit que c'est un système dépassé parce qu'un professeur
n'est inspecté que tous les six ans. Augmentons donc le nombre des inspections et des inspecteurs !
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