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Je les observe à la dérobée, feignant d'être plongée dans le labeur toujours recommencé du professeur, la correction de copies. Parfois, mon regard croise un de leurs regards, interrompant la trajectoire qu’il avait entamée vers le ciel, pour une furtive communion d’initiés. Complicité. Car je sais bien malgré leurs soupirs et leurs sourcils froncés quelle fièvre les saisit une fois passé le premier vertige. Je sais bien , et ils le savent aussi, qu'après la tempête des mots et les phrases sens dessus dessous les nuages vont progressivement laisser place à la brise qui conduit le bateau à bon port, pour reprendre une image chère à nos Anciens. Oh, bien sûr, il restera quelques récifs à franchir et la coque souffrira bien quelques estafilades mais comment jugerait-on de la valeur d’un pilote sans les vagues ni les écueils à éviter ? Certains me sourient, un reproche muet dans les yeux, m’informant par une mimique appropriée qu'ils me tiennent pour l’unique responsable du naufrage qui les attend. D'autres, les moins doués mais parfois les plus volontaires, se rattrapent comme ils peuvent aux branches de leurs souvenirs ou s’agrippent désespérément à leur dernière planche de salut, l’énorme dictionnaire dont ils tournent religieusement les pages tour à tour pleins d'espoir et de désespoir. Les plus méthodiques, faussement sereins, entourent d'un trait de feutre rouge ce qu'ils croient reconnaître comme un verbe et d'un trait bleu les articulations de la phrase qu'ils découpent méticuleusement au scalpel de leur analyse grammaticale. Je mêle, je démêle, je dévide et je tisse avec tes fils ma propre toile, je me trompe, je recommence inlassablement mon ouvrage jusqu’au sens. Les visages s’empourprent, les interjections et les soupirs fusent, que je feins de ne pas entendre ou auxquels je réponds par un petit mot d'encouragement . Ah, je savais bien que vous l’apprécieriez celle-là, je l’ai choisie juste pour vous, ne me remerciez pas, ça me fait plaisir! Ils se récrient, en profitent pour m'exposer leurs doléances. Ils ne trouvent pas tel mot dans le dictionnaire ! Telle phrase ne veut rien dire ! Ils n'auront jamais fini à temps ! Je souris en coin, supérieurement compréhensive. C’est donc qu'on a changé le dictionnaire! Par principe, je les laisse se débattre seuls dans les affres de la traduction, pour ne rien leur ôter de leur mérite. En cas de réelle difficulté, je leur donne une piste comme un os à ronger et ils fondent en remerciements; certains élus révèlent bruyamment aux autres que la phrase s'est pour eux éclairée, suscitant l'ire de ceux que n’a pas encore touchés la Grâce. J’ai devant moi un échantillon d'humanité. Ils savent par ailleurs que je les laisse aller à leur propre vitesse mais se plaisent à imaginer comme une épreuve supplémentaire à leur calvaire que je viendrai au moment fatidique leur arracher leur copie. C’est le prix à payer! Sans l'intensité de ces efforts, sans cette peur de " ne pas y arriver ", je sais que jamais je ne verrais leur visage s'illuminer au moment où ils ont enfin franchi l'obstacle, seuls, avec leurs propres ressources et la conscience de leurs faiblesses. Modeste triomphe, dira-t-on. Erreur! Je contribue et j'assiste au triomphe de l'homme pour qui le monde prend sens après le chaos . Triomphe de la raison, du logos, sur l'angoisse du non -sens et de l’absurde, triomphe de Zeus sur Kronos, triomphe du fils sur le Père jaloux du pouvoir que lui donne la connaissance. Ils m'en savent gré d'ailleurs car ils se voient progresser et prennent confiance en eux. Leur première version en classe a été une catastrophe. Certains affirmaient n’en avoir jamais fait, d'autres très peu, tous étaient désemparés. Il fallait les laisser affronter seuls la difficulté de l'exercice tout en les y préparant. Tout reprendre , en dépit du travail de mes prédécesseurs, les Eclaireurs, comme après un grave accident on doit suivre des cours de rééducation. Rééducation, le mot n’est pas trop fort pour ces adolescents dépourvus des outils d’analyse les plus élémentaires de leur propre langue , privés des mécanismes de la raison, habitués à négliger la rigueur et l'effort au nom du plaisir et de l'intuition. C’est mettre la charrue devant les bœufs. Je me souviens de ma version grecque de licence. C’était un extrait d’Iphigénie à Aulis d'Euripide, le passage où Iphigénie rappelle à son père la tendre complicité qui les unissait quand elle était enfant : " C’est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père... ". Si le texte est resté gravé dans ma mémoire et si les vers de Racine sont venus si spontanément s’y greffer, c'est parce que je n'ai jamais senti comme ce jour là la force du texte grec, non à cause de l’importance de ce moment dans mon parcours universitaire mais bien plutôt malgré cette importance. J'ai eu conscience alors, émue aux larmes par la beauté de ces vers que j'avais tellement travaillés, en pleine salle d'examen, que je baignais là dans l'ineffable de la poésie. Envolée l'appréhension de l'examen, effacée l'insatisfaction du vers mal traduit, éclipsé le vertige de la page blanche. Grâce au travail méticuleux qui avait précédé, j'étais immergée dans le texte, je me l’étais approprié. Les mots d'Iphigénie étaient devenus mes mots: le commentaire fut une formalité et 1e tout me valut une excellente note, à moi qui, trois ans auparavant, ne connaissais pas une lettre grecque. Merci Euripide mais surtout merci mes maîtres si intransigeants qui ,chapitre après chapitre, page après page, m’avez contrainte à ingurgiter des dizaines de règles de grammaire et de mots de vocabulaire. Merci, mes maîtres sans concession pour ma médiocrité initiale et mon amour-propre qui avez biffé d’un trait mes erreurs et n’avez pas lésiné sur les annotations indignées. Merci de ne m’avoir pas attachée à la bouée mais de m’avoir appris à nager seule, quitte à me laisser boire la tasse, car vous m’avez permis d’entrevoir un jour sans vous la rive lumineuse du sublime. Merci mes maîtres, Grands Chasseurs d’impropriétés, pour le feu avec lequel je vous ai vus défendre ou condamner la traduction d’un mot comme si c’était une question de vie ou de mort. Cela me faisait rire sous cape, ignorante que j’étais mais je me rends compte aujourd’hui de ce que nous vous devons. Au commencement était le Verbe. Vie et mort du langage, vie et mort de la pensée, des humanités et de l’humanité. Grâce à vous, je sais que la passion pour les choses de l’esprit peut emprunter la voie du mot juste et que la contribution la plus infime au patrimoine commun ne souffre pas l’approximation. Modeste maître à mon tour, quelle puissance aveugle pourrait me convaincre de donner moins que ce que j’ai reçu ? Rien à voir avec les repérages froids et les à-peu-près fastidieux nimbés d’autosatisfaction que l’on impose aujourd'hui aux enfants dans les " études " de textes. La maîtrise de la langue est le premier moyen de parvenir à l'interprétation. Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui prétendent reléguer son étude au rang d'accessoire d'opérette . L’immersion mais pas la noyade : nonobstant les instructions officielles, je ne plonge pas mes novices dans des versions de Tacite et n’hésite pas à leur donner au début des versions " d'après " Platon. Mais ils font une version tous les quinze jours, tantôt à la maison, tantôt en classe et chacune d'elles est corrigée au tableau, grammaticalement décortiquée, ce qui leur permet découvrir la grammaire française, collectivement peaufinée pour atteindre à un style relativement élégant . A la fin, ils contemplent leur chef-d’œuvre, assez fiers d'être venus à bout du monstre, non la version mais leur propre impatience. La version est une épreuve sur soi avant d’être une épreuve d’examen. C’est vrai, me disent-ils, au fond, ce n’était pas si compliqué et maintenant qu’ils ont compris, ils savent qu’ils feront mieux la prochaine fois. Les versions, ils adorent ça. Corinne Jésion
05/2001
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