Disserter , c'est douter; douter, c'est penser ; et penser c'est être libre.
Eloge politique de la dissertation.
Il est dit, même parmi ses défenseurs, que la dissertation est UN exercice qui favorise l'esprit d'analyse, l'esprit critique. Cela laisse entendre qu'après tout, il peut y en avoir d'autres, moins ringards, moins anciens, moins décalés par rapport aux types de discours qu'entendent généralement les " jeunes ", plus naturels et donc plus enthousiasmants.
C'est une profonde erreur. Loin d'être un exercice désuet, c'est le plus moderne que nous connaissions. L'exercice d'invention, d'imagination, d'imitation [1], remonte à la pédagogie romaine ; il fut repris par l'enseignement de l'ancien régime, qui sous la direction de l'église, voulait apprendre à la jeunesse non l'autonomie critique, mais la déférence pour les grands maîtres de l'écriture ou de la doctrine. Car l'épreuve d'imagination deviendra nécessairement, à très court terme, une épreuve d'imitation : On n'est pas Flaubert, Echenoz, et même Pennac, parce qu'on invente : on l'est d'abord parce qu'on a lu ; pour libérer son imagination et son pouvoir d'écriture, il faut être passé par l'admiration, puis par le rejet des grands modèles. De deux choses l'une : ou bien l'expression de l'imagination ne s'apprend pas, et l'on peut encore réduire les horaires de français au lycée ; ou bien elle s'apprend. Et comment, si ce n'est en se réglant sur les modèles des grands auteurs ? C'est alors, inévitablement que les normes, explicites ou implicites reviendront, petits manuels forts lucratifs à l'appui. Car comment évaluer, par exemple au bac, si nous ne définissons pas des critères et des normes de jugement ? C'est alors que l'enseignement de l'imitation reprendra la place qu'il avait sous l'ancien régime, mais de façon plus aliénante. Car la déférence, l'allégeance, la soumission aux modèles, seront implicites.
Pourquoi la dissertation et le commentaire composé - formule rédigée et composée de l'" explication de texte " - ont-ils sous la troisième république, remplacé au lycée les anciens exercices d'imitation de l'ancien régime ? Parce qu'il s'agissait justement de créer des citoyens libres penseurs.
Héritiers de la pensée rationaliste et des Lumières, les pédagogues républicains savaient ce que la révolution devait aux philosophes des Lumières, et ce que ces derniers devaient à Descartes : qu'il n'y a pas de pensée libre et autonome sans l'exercice du doute ; que la simple affirmation d'une opinion ne relève pas de la pensée, mais du préjugé et de la croyance ; qu'on ne peut s'opposer à une opinion qu'on juge dangereuse qu'après avoir démontré qu'elle était fausse.
C'est justement l'ambition de la dissertation. Le fameux plan dialectique qu'on impose aux élèves, et qui paraît si artificiellement rigide à nos pédagogistes de l'enthousiasme, est le seul qui impose l'analyse, et non la profération : examiner une opinion qu'on propose au candidat, puis en douter, avant de se forger enfin son opinion est plus qu'une gymnastique pour khâgneux : c'est l'apprentissage de la liberté de penser, et donc de la liberté tout court.
C'est aussi l'ambition de l'explication de texte qu'ont imposée les concepteurs de programmes vraiment républicains à la fin du XIXème siècle. Et il n'y a rien de moins castrateur, de plus formateur que cet exercice. En effet, il exige que l'esprit d'observation et d'analyse qui est à l'œuvre dans toute démarche scientifique s'applique aussi en matière de littérature. C'est imposer à nouveau l'exigence d'examen critique contre la déférence, le préjugé, la profération. " Vibrer ", " réagir " sur les textes, ne s'apprend pas, et l'on sait hélas à quoi peuvent mener des incitations à la vibration, à l'émotion collective, lorsqu'on n'exige plus qu'elles soient justifiées par l'analyse.
Mais on me dira que pour les pédagogues de la troisième république, ces programmes ambitieux n'étaient destinés qu'à une petite élite républicaine, qu'ils voulaient former pour faire pièce à la main mise cléricale sur l'enseignement et l'administration. Pour le reste, l'enseignement du primaire était chargé d'apprendre les rudiments minimum qui permettraient à la grande masse des citoyens pauvres et incultes de comprendre qu'ils avaient tout intérêt à changer de maîtres. Ainsi, l'école primaire apprenait les savoirs fondamentaux, et imposait l'autorité de la morale - appelée maintenant " citoyenneté " dans les programmes officiels. C'est la première guerre mondiale qui a montré la réussite éclatante de ce formatage : tous les enfants de l'école primaire ont fait une confiance aveugle à leurs maîtres ( pédagogiques et politiques) et sont partis dans l'enthousiasme au massacre, en application des cours de " citoyenneté " qu'ils avaient reçus quotidiennement pendant des années.
On peut en tirer trois conclusions. La première est qu'il ne suffit pas d'apprendre à s'exprimer pour apprendre à penser ; que l'apprentissage de la pensée critique, et donc de la liberté de dire non demande un travail et des efforts immenses, parce que c'est aller contre la pente naturelle de la paresse du préjugé ; que la gageure est la suivante : ou bien nous arrivons à élever toute une génération au niveau de la dissertation, ou bien les " 80% " d'une classe d'âge au bac ne sont que le constat d'un échec : si un bachelier est une personne qui sait lire, écrire, compter, obéir à une loi ou à une injonction morale, alors le niveau culturel moyen a régressé de quatre ans, puisqu'on exige d'un adulte de dix huit ans ce qu'on exigeait autrefois d'un enfant de quatorze.
La seconde conclusion est que si l'on voulait effectivement arriver au saut qualitatif de toute une classe d'âge sachant penser librement, il faudrait
- généraliser les exigences au lieu de les abaisser ;
- consentir des efforts d'encadrements et de formation colossaux, comparables à ceux qu'avait faits la troisième république quand il avait fallu alphabétiser toute une génération.
La troisième est d'ordre politique : au fond, tout dans notre monde, désapprend de penser : plus jamais un homme politique ne s'offre médiatiquement au débat contradictoire; les journalistes font appel, pour les analyses et commentaires politiques, à des directeurs d'instituts de sondage ; ainsi, l'opinion de la majorité passe pour vérité, et tout le monde baigne confortablement dans le préjugé. Il serait bien étonnant que dans cette atmosphère de pensée au bois dormant, surgisse une volonté politique de la réveiller.
Si l'on supprime la dissertation, ce n'est donc pas parce qu'elle est obsolète et réactionnaire : c'est au contraire parce qu'elle coûterait trop cher à enseigner, et qu'elle serait politiquement trop dangereuse, si elle devenait le mode de pensée de toute une classe d'âge.
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[1] " Vous êtes Sénèque ; vous écrivez à Lucullus pour l'inciter à plus de fermeté dans la douleur ", ou bien " composez une ode à la manière d'Horace ".
Robert Wainer
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