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Des " débats " à l'école : enfin du nouveau !

Article paru dans les Cahiers Pédagogiques, septembre 2000.


Une " nouvelle " pratique de l'enseignement a fait son apparition dans les programmes. Il s'agit sous prétexte de citoyenneté, d'ouvrir l'enseignement sur les problèmes de société contemporains (Voir à titre d'exemple BO n°5 du 5 Août 1999), sous - entendu : il fallait bien trouver une solution pour que, grâce à la magie du débat imposé en classe, l'élève se réapproprie enfin cette pensée critique qu'à aucun moment le professeur, crispé sur ses notes et sur son savoir dépassé, ne lui laisse le temps d'exprimer en termes contemporains ….

Or, à vouloir ainsi imposer administrativement le débat en classe c'est tout simplement à la finalité de l'école que l'on touche. Premièrement en inversant la logique que requiert tout apprentissage, et, deuxièmement, en donnant à l'élève l'illusion que s'exprimer c'est penser ce qui ne manquera pas d'avoir de graves conséquences psychologiques et politiques dans son appréhension ultérieure des conflits humains.

En effet, avec l'instauration du débat en classe on se donne désormais toutes les chances de parvenir à une contre-performance pédagogique : au lieu d'une maîtrise objective d'un savoir critique inscrit dans une histoire qui en légitime la valeur objective, l'élève commencera par disposer d'un droit de critique du savoir avant même d'en maîtriser les règles et les raisons. On l'aura ainsi contraint à la pire des libertés qui soit : la liberté de parler sans savoir, le devoir de s'exprimer à partir de soi sans distance, bref l'obligation servile d'opiner sur des titres d'actualité en lieu et place du souci de bien penser un sujet avant de le critiquer librement.

En outre, il existe une logique dans la progression de tout apprentissage (manuel, ou intellectuel) qui veut que l'on aille du plus simple au plus compliqué. C'est pourquoi vouloir imposer un débat en classe, à quelque niveau que ce soit, reste trop souvent un échec qui discrédite la relation pédagogique car l'élève a horreur de se sentir exploité par une tactique dont les ruses ne lui échappent guère. Il faut savoir laisser la parole aux élèves, qu'ils sachent qu'elle ne leur est pas prise sinon momentanément, provisoirement, mais sans tomber dans le piège du débat organisé dans l'emploi du temps qui fleure bon les loisirs dans l'esprit de l'élève.

Socrate, reviens !

L'instauration du débat en classe risque donc de poser plus de problèmes qu'elle n'envisageait d'en résoudre car manifestement le remède sera pire que le mal. Le plus cocasse dans cette innovation pédagogique de " l'enseignement autrement " qui consiste donc plus à opiner à partir de soi et de sa famille qu'à partir d'un savoir communément partagé avec autrui, bref d'un apprentissage prématuré de l'art de la dialectique, c'est que cela va projeter notre moderne époque vers des débats vieux et réglés depuis maintenant 2500 ans… ! En effet, comment ignorer que la référence constamment brandie en matière de " débats " en classe , Socrate, en a lui-même condamné à plusieurs reprises la pratique officielle pour de jeunes esprits en formation. Socrate chercheur contemporain en pédagogie nouvelle….

Loin de lui toutefois d'interdire l'exercice individuel de la pensée à ses élèves, simplement dans la formation intellectuelle le débat ne saurait être la finalité de l'apprentissage ce que seuls les sophistes réclament, eux qui ne débattent jamais pour mettre en commun une vérité mais uniquement pour sauver un intérêt particulier et défendre leur cause. Tout au contraire pour Socrate, le débat n'est que la conséquence de tout apprentissage, son déploiement naturel qui ne doit jamais être provoqué (forceps) mais assumé lorsque l'idée est arrivée à son terme, à maturité dans l'esprit qui l'engendre (maïeutique). Ainsi conçu, le débat ne saurait être un simple jeu de l'esprit auquel on s'exerce pour s'affirmer, mais, au contraire, une fatalité du logos qui doit savoir saisir ses propres limites pour parvenir collectivement à la conscience de ce qui nous échappe dans la vérité provisoirement acquise du moment. Cette conscience de la dialectique inhérente à la raison, ne peut donc être réduite à un simple exercice scolaire banalisé dans l'emploi du temps de l'élève, car la dialectique est l'effet (et non la cause) d'une pensée condamnée à battre la campagne pour partager avec un autre qu'on n'atteint jamais un savoir jamais suffisant.. C'est pourquoi l'enseignement de la philosophie intervient à la fin de la formation intellectuelle de l'élève, c'est un couronnement, en aucun cas un fondement.

On ne peut donc ignorer ce que cache ontologiquement tout débat. S'y lancer sans être préparé par une longue maturation de la pratique de ces idées que l'élève rencontre à l'école, c'est le condamner à la misologie " : la haine de la raison. On devient misologue à force de " jouer à opposer les raisons " et risquer ainsi de confondre vérité et " avoir le dernier mot ". Voilà pourquoi être livré trop tôt, trop jeune aux vertiges de la dialectique, c'est se condamner au " dérèglement ", ce mal qui menace en effet toute démocratie et l'amène périodiquement à retourner au fascisme sinon à sa phase prédisposante selon Polybe ; l'ochlocratie, ce régime de licence où règnent les désirs effrénés de la foule. L'ochlocratie est ainsi engendrée par le relativisme intellectuel et politique (tout se vaut, à chacun sa vérité,) ce qui oblige à concevoir la vérité comme un rapport de forces qui commence par la manipulation rhétorique en guise de position politique.

Contre ce risque la seule solution consiste selon Socrate à " les empêcher de goûter à la dialectique tant qu'ils sont jeunes "car " tu as remarqué que les adolescents, aussitôt qu'ils ont goûté à la dialectique en font un jeu, et qu'à l'imitation de ceux qui les ont réfutés, ils réfutent eux-mêmes les autres, heureux comme des jeunes chiens d'user d'arguments pour tirailler et déchirer tous ceux qu'ils approchent ". République, VII, 539 ad.

Est-ce à dire qu'il faut bannir des classes le droit de parler des élèves, le droit de manipuler des concepts, de mesurer des idées et ce faisant se mesurer aux autres et au savoir du maître ? Bien entendu, non. Mais on ne peut naïvement chercher à imposer ainsi des débats auxquels il faut tout au contraire que chacun se prépare dans ses classes, en les laissant surgir, sous peine de désespérer la raison même de l'élève. Le débat est donc le fruit tardif mais convoité d'un cours magistral réussi : une parole rendue et partagée, objectivement.

L'école ne peut alors qu'être contre, tout contre l'actualité dont les vrais débats s'éternisent spontanément dans nos classes à travers Socrate, Shakespeare, Corneille, Hölderlin ou Calderon. Laissons l'écume aux animateurs que fréquentent déjà bien assez nos élèves.

Fabrice Guillaumie
Professeur de philosophie
Lycée Maine de Biran
Bergerac (24)

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