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Lettre de motivation

Lettre de motivation de M. Frédéric Saillot, professeur de lettres en lycée,
postulant à l'intégration au corps des agrégés.

 

      Je suis entré dans l'enseignement par amour pour la littérature. J'y ai découvert les élèves et suis passé d'un rapport personnel aux œuvres à leur présentation à un public qui souvent en est fort éloigné dans la lettre, mais parfois si proche dans l'expérience. C'est d'ailleurs toujours un moment de grâce lorsque la brutalité de la vie, qui fait parfois juger dérisoires les situations d'enseignement, trouve soudain à résonner avec un texte, qui l'accueille dans sa lettre, la "re"-présente, lui donne sens, fait, pour un instant, retomber la violence, et instaure un silence, certes éphémère, dans la classe, un instant de communion. Comme par exemple dans ma classe de seconde option TSA, au lycée Paul Eluard de Saint-Denis, ce matin de février 1997, lorsque nous avons travaillé l'ode de Ronsard: "Quand je suis vingt ou trente mois/ Sans retourner en Vendômois", dans la collection Lagarde et Michard du XVI e s., figurant dans la liste officielle des manuels du lycée, ayant survécu jusque-là on ne sait trop comment.

      Lorsque j'étais arrivé dans cet établissement, où j'effectuais un remplacement, au début de l'année on m'avait pourtant dit: "Tu ne feras pas de littérature avec ces élèves, ils en sont trop loin" ou "Si tu veux les aider, apprends-leur à rédiger de courts textes, fais-leur faire de petits travaux techniques qui améliorent leur niveau de langue". Eh bien non, me suis-je dit, il n'y a aucune raison de mépriser ces élèves sous prétexte qu'ils sont loin de la culture. D'ailleurs que sais-je faire d'autre qu'enseigner la littérature? C'est chez moi irrémédiable. Nous avons donc lu et étudié Le Rouge et le Noir, qu'ils ont beaucoup aimé, trouvant certaines correspondances entre la ville de Verrières et la Saint-Denis contemporaine, s'identifiant sans trop de mal à certains traits de Julien, nourrissant des sentiments pour Madame de Rênal ou pour Mathilde. Bref, rentrant tout naturellement dans ce rapport à la littérature qui nourrit les rêves et permet d'accéder à une possibilité de donner du sens. Cette année-là nous avons également pris la mesure de la provocation sociale et métaphysique de Dom Juan et avons fait tout un parcours dans ce Lagarde et Michard du XVI e siècle, nous arrêtant notamment, après les doctes facéties rabelaisiennes, à cette poésie si sensible et si savante de notre Renaissance. Ces élèves, je les ai aussi jugés dignes d'apprendre le plan en trois parties de notre héritage scolastique, et ils m'ont apporté la preuve de la valeur formatrice et de la vivacité de cet exercice jugé un peu vite par certains, mieux nantis culturellement.

      Le plus beau cadeau que j'aie reçu de mes années d'enseignement m'est venu dans cette classe un matin, d'une petite voix fusant du fond de la salle: "Monsieur, c'est vous qui m'avez appris à parler français!". C'était Gharib, avec sa petite frimousse réjouie, malicieuse, et qui pouvait l'être ô combien, lui qui avait été renvoyé de toutes les classes de seconde du secteur pour atterrir dans la mienne. Je n'avais pourtant jamais travaillé la langue en tant que telle, ni pratiqué ces exercices formels recommandés par les spécialistes. Je n'avais rien fait qu'essayer de parler, du mieux que je le pouvais, des textes que j'aime. Et j'ai trouvé là une confirmation de ce que j'ai toujours pensé: la littérature apporte ce surcroît d'intensité à nos vies, ce plus haut sens à quoi nous aspirons tant, et c'est cela que nous devons offrir à nos élèves, en leur présentant des œuvres qui étanchent leur soif. A tous nos élèves: ils sont tous dignes de recevoir cet héritage, car "ce sont hommes".


Précision : cette demande d'intégration a essuyé un refus.


Janvier 2001.

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