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M. Philippe Meirieu ne dirige plus l'Institut National de la Recherche Pédagogique mais les thèses qu'il a développées avec Marc Guiraud dans L'Ecole ou la guerre civile ont largement imprégné les nouveaux programmes. L'éducation à la citoyenneté permettrait selon eux d'endiguer la violence scolaire. On parle désormais le plus sérieusement du monde de mathématiques "citoyennes", de littérature "citoyenne", de grammaire "citoyenne". Mais de quelle citoyenneté est-il au juste question ? Et n'est-il pas paradoxal qu'elle apparaisse comme un objectif de la réforme de l'Ecole, alors que sont écornés les exercices critiques de la pensée, seuls garants d'une émancipation civique de l'élève, et l'histoire littéraire, malmenée et ébouriffée par l'irruption d'un enseignement en "séquences" au lycée, qui destructure l'approche de la littérature en un "zapping" aussi artificiel qu'inconséquent ? Car "celui qui n'a point de veille, comment lui ferait-on un lendemain ?"(Péguy) L'initiation à la citoyenneté doit s'effectuer à travers le débat : l'idéal de l'éducation est devenu le plateau de télévision. Est célébrée la valeur éthique de la discussion, lieu d'échange entre les opinions, comme moyen de remédier à la violence sociale, interprétée comme le refus de l'élève de s'intégrer dans la communauté et d'adopter les règles de la communication. Cela permet d'occulter avec mauvaise foi que cette violence est le résultat immédiat des rapports d'exclusion, d'aliénation et d'exploitation extra-scolaires produits par le néo-libéralisme. La citoyenneté prônée est de type communautaire, voire communautariste, dans un lycée "lieu de vie". Est promu l'individu autocentré sur sa subjectivité empirique. La suppression effective du sujet de réflexion au brevet des collèges (dont la conséquence et l'objectif inavoué sont de menacer encore plus au lycée l'apprentissage de la dissertation) ainsi que la disparition en cours de la "discussion" dialectique au baccalauréat de français, au bénéfice de proférations d'opinions dans le pire des cas ou de dialogues mis en scène à partir de situations de communication artificielles, autorisent la simple juxtaposition des points de vue, d'où devrait se dégager un vague consensus démocratique, comme si la vérité appartenait à celui qui a le dernier mot ; entérinent le différentialisme et le relativisme ; et mettent à bas l'universalisme des Lumières. Alors que la dialectique tend à hisser les élèves vers l'universel et qu'elle met heureusement en péril les préjugés, les modifications des épreuves certificatives, loin d'être innocentes, accompagnent un projet politique : substituer une démocratie par contrat, fondée sur des engagements privés et locaux, à une démocratie reposant sur la loi et la souveraineté populaire. Dans les débats institutionnalisés par l'école se confrontent les opinions en toute liberté, c'est-à-dire avec la liberté de parler sans savoir. La pensée s'exerce en revanche dans un lieu imaginaire, fictif, où chacun est invité à abdiquer ses particularismes, à opiner à partir d'un savoir communément partagé avec autrui, et non plus seulement à partir de soi, de sa famille, de sa tribu. "C'est la raison à l'école qui a fait que l'Europe est l'Europe", écrit Nietzsche. La mondialisation des systèmes éducatifs pousserait-elle l'Ecole de la République, dans une dérive néo-libérale, vers le modèle américain ? Pour bien débattre, l'élève doit maîtriser les règles de ce que les didacticiens ont appelé la "grammaire du discours". "Il est très important d'amener l'élève à prendre conscience de cette triple dimension des actes de parole [locutoire, illocutoire et perlocutoire], en particulier dans une optique de formation du citoyen", lit-on dans les documents d'accompagnement des nouveaux programmes de troisième. La grammaire du discours devient un outil idéologique au service de la théologie de la communication : elle est "un moyen de désamorcer une violence verbale souvent liée à des formes de communication maladroites et inadaptées". Tant de naiveté surprend : étudions les actes de parole, et la violence disparaîtra ! Comme si on ignorait que celle-ci s'était épanouie sur les décombres de l'autorité scolaire et les dégâts "collatéraux" de la nouvelle économie. Dans les faits, la grammaire citoyenne s'est imposée au collège, au détriment de la grammaire de phrase, dite traditionnelle, donc archaique et élitiste pour les réformateurs, inutile pour les néo-libéraux, si bien que la maîtrise de la syntaxe, objectif du collège, devient dans les nouveaux programmes une finalité du lycée. Aux Etats-Unis, la guerre gagnée par les réformateurs contre la grammaire traditionnelle a rendu nécessaire la mise à niveau des étudiants en première année de faculté pour qu'ils apprennent … à écrire des phrases. La littérature doit elle aussi se mettre au diapason de la citoyenneté. Certes on se réjouira de la réécriture, suite au manifeste publié dans Le Monde du 04-03-2000, "C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle", du Bulletin Officiel du 12-08-1999, remplacé et annulé par les B.O. Hors-Série nº6 et 7 du 31-08-2000. Alors que, dans le premier, les finalités du français au lycée étaient ramenées à une seule, la "formation intellectuelle du citoyen", d'autres ont depuis été ressuscitées en retrouvant leur indépendance : "l'acquisition des savoirs", "la constitution d'une culture" et la "formation personnelle". Mais à la lecture des nouveaux manuels de Seconde sortis cette rentrée, on se demande si la littérature n'est pas enrégimentée au service de la bien-pensance, de l'ordre moral, du "politiquement correct". Le sujet d'invention, présenté comme une innovation pour le futur baccalauréat de français, se voit lui aussi chargé d'une fonction citoyenne : "Choisissez dans l'anthologie un texte contemporain qui vous paraît choquant du point de vue de l'ordre moral ou politique, et transformez-le pour qu'il paraisse plus "conforme"." ou "Quelles leçons Camus [Jean-Pierre Camus] veut-il que le lecteur tire de sa narration (sur les questions de l'adultère, de la passion amoureuse, de la fidélité, de l'honneur qu'on doit aux femmes, etc.), et quelles leçons en tirez-vous pour vous-même ?" (Belin Anthologie, p 121 et 147). L'éducation à la citoyenneté à l'école a pour seule ambition d'assurer une gestion comportementale des élèves, de lutter contre les "incivilités". L'essentiel est d'obtenir la paix sociale, qui rassure les marchés. Même si pour cela il faut chatouiller les élèves avec quelques sujets d'invention, leur professer la catéchèse et les morphiniser, et non plus leur permettre de s'inscrire dans la vie politique de leur pays par une connaissance des institutions, des droits et des devoirs et par l'exercice d'une pensée critique autonome. Deux modèles de citoyenneté s'opposent donc : la citoyenneté communautariste du sujet-consommateur et la citoyenneté universaliste de l'individu-citoyen. Débats, dialogues, proférations d'opinions, sujets d'invention contre exercices dialectiques de la pensée, dissertation ou "discussion". Toute tendance à instrumentaliser savoirs, programmes et examens en vue d'une lutte contre la violence scolaire est une erreur de diagnostic. On se condamne à poser des pansements humanitaires sans efficacité pour ceux que la société néo-libérale exclut. Au lieu de chercher à dresser les élèves, il faut participer à la reconstruction d'une véritable culture scolaire, où l'élève apprenne à conquérir sa propre humanité, à sortir de sa caverne. S'il est impossible et non souhaitable de revenir à un régime antérieur de l'autorité, l'Education Nationale pourrait avoir le souci de ne pas achever la démolition de ce qu'il reste des formes traditionnelles de l'autorité, statutaire et académique, des maîtres - démolition sur laquelle prospère la violence à l'école.
Christophe Billon Télécharger ce texte : citoyen.rtf
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