Où sont les enfants ?

      — Où sont les enfants ? " Elle surgissait, essoufflée par sa quête constante de mère chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent. Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu’elle venait de pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucé d’un brûlant velours de rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la ceignait, si elle avait lavé la havanaise, et quelquefois elle agitait un étendard de papier jaune craquant, le papier de la boucherie ; c’est qu’elle espérait rassembler, en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabondes, affamées de viande crue…

      Au cri traditionnel s’ajoutait, sur le même ton d’urgence et de supplication, le rappel de l’heure : " Quatre heures ! ils ne sont pas venus goûter ! Où sont les enfants ?… " La jolie voix, et comme je pleurerais de plaisir à l’entendre.

      Notre seul péché, notre méfait unique était le silence, et une sorte d’évanouissement miraculeux. Pour des desseins innocents, pour une liberté qu’on ne nous refusait pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures, empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d’un voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l’ail sauvage d’un ravin lointain ou la menthe des marais masqués d’herbe. La poche mouillée d’un des garçons cachait le caleçon qu’il avait emporté aux étangs fiévreux, et la " petite ", fendue au genou, pelée au coude, saignait tranquillement sous des emplâtres de toiles d’araignées et de poivre moulu, liés d’herbes rubannées…

      — Demain, je vous enferme ! Tous, vous entendez, tous !

      Demain… Demain l’aîné, glissant sur le toit d’ardoises où il installait un réservoir d’eau se cassait la clavicule et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu’on vînt l’y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres, et rapportait avec modestie un œuf violacé entre les deux yeux.

      — Où sont les enfants ?

      Deux reposent. Les autres jour par jour vieillissent. S’il est un lieu où l’on attend après la vie, celle qui nous attendit tremble encore, à cause des deux vivants. Pour l’aînée de nous tous elle a, du moins, fini de regarder le noir de la vitre, le soir : " Ah ! je sens que cette enfant n’est pas heureuse… Ah ! je sens qu’elle souffre… ".

      Pour l’aîné des garçons elle n’écoute plus, palpitante, le roulement d’un cabriolet de médecin sur la neige, dans la nuit, ni le pas de la jument grise. Mais je sais que pour les deux qui restent elle erre et quête encore, invisible, tourmentée de n’être pas assez tutélaire : " Où sont, où sont les enfants ?… "

1. Quel personnage se situe au centre de l’épisode ? (0,5 point)

2. De quelle manière la narratrice apparaît-elle dans le texte ? (1 point)

3. Qualifiez le passage : est-ce le récit d’un souvenir particulier ? l’évocation d’une série de scènes ? une description ? une explication ? Justifiez votre réponse. (1 point)

4. Relevez sous forme de tableau toutes les sensations physiques évoquées par le souvenir : vue-goût-odorat-toucher-ouïe. (1,5 point)

5. Quelles paroles sont rapportées directement ? Qui les prononce ? Quelle est leur importance dans le passage ? (1 point)

6. Quel temps verbal est employé dans les quatre premiers paragraphes ? À quel adverbe ce temps est-il associé des lignes 20 à 24 ? Pourquoi ? Quel est l’effet produit ? (1,5 point)

7. A quelle époque correspond le présent du dernier paragraphe ? Trouvez, dans la première partie du texte, une phrase qui correspond aussi à cette époque. (1 point)

8. Quelle phrase manifeste la rupture entre le temps de l’enfance et le moment de l’écriture ? Quel est l’effet produit ? (1 point)

9. Relevez toutes les expressions qui indiquent l’inquiétude de Sido. (1,5 point)

10. Relevez le champ lexical du silence. Qui qualifie-t-il ? Quel contraste dessine-t-il ? (1,5 point)

11. Quelles réflexions de la narratrice adulte condamnent la conduite des enfants ? (1 point)

12. Quels rapports la mère évoquée ici entretient-elle avec le monde : enfants-maison-plantes-animaux-saisons-temps ? (1 point)

13. Qualifiez ce que ressent la narratrice : nostalgie-culpabilité-impatience-colère-tristesse ? Justifiez votre réponse. (1,5 point)

1. Donnez la nature et la fonction du groupe souligné dans la phrase suivante : " Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu’elle venait de pétrir la pâte à galette "
2. Quel est le sujet du verbe " s’ajoutait " dans la phrase : " Au cri traditionnel s’ajoutait, sur le même ton d’urgence et de supplication, le rappel de l’heure " ? (1 point)
3. Identifiez le temps et le mode du verbe de la phrase : " Comme je pleurerais de plaisir à l’entendre ". Justifiez son emploi. (1 point)
4. Donnez la fonction du groupe souligné dans la phrase suivante : " Notre méfait unique était le silence ". (1 point)
5. Donnez la nature et la fonction du groupe souligné dans l’expression suivante : " le toit d’ardoises où il installait un réservoir d’eau ".