Langues anciennes
Libération du jeudi 24 février 2000 : Non, monsieur Allègre, latin et grec ne sont pas caprices de bourgeois.
Le dégraisseur de langues anciennes, par Jean-Louis Bailly
Que dirait-on si Mme Trautmann décidait de raser les églises romanes - ou, plus sournoisement, de les laisser tomber en ruines - sous prétexte que la pratique religieuse est en baisse ? C'est à peu près ce que fait l'actuel ministre de l'Education en condamnant l'enseignement des langues anciennes.
On me rétorquera que tout le monde s'accorde sur la beauté des églises romanes alors que, sans doute, une majorité de Français ne voit pas bien l'utilité d'un enseignement du latin et du grec. Mais tout le monde ne s'est pas toujours accordé sur la beauté des églises romanes : jusqu'au XIX° siècle, il était au contraire de bon goût de remplacer leurs porches sculptés - ces vieilleries - par des façades classiques. C'est seulement depuis peu que l'étude des langues anciennes est jugée "inutile", au terme d'un raisonnement à courte vue dont les faiblesses apparaissent à qui veut bien y réfléchir cinq minutes.
Sans envisager la question sur le fond, rappelons la méthode de monsieur Allègre : l'enseignement des langues anciennes est maintenu, bien sûr, et même (vous dira-t-il) encouragé... A quelques conditions près : par exemple un nombre minimum d'élèves par classe, oh ! pas grand-chose, une vingtaine. Or les seuls lycées capables de réunir une classe de vingt latinistes sont les lycées de centre-ville. Vous n'avez pas les moyens de vous payer un appartement dans le centre d'une grande ville ? Faites donc apprendre à vos enfants un peu de technologie, ça au moins on voit à quoi ça sert. Le latin, le grec, caprices de bourgeois ou - plus probablement - moyens de placer son enfant dans une "bonne classe" où le fils d'immigré, s'il s'en trouve, est celui d'un diplomate, réservons-les aux îlots géographiques concernés.
Et, sans démagogie bien sûr, mais dans un souci de transparence (la transparence est l'équivalent du Ciel pour nos modernes tartuffes), répétons bien au contribuable que son argent, désormais, ne servira plus à engraisser des agrégés de lettres ni à faire résonner les lointains discours d'orateurs oubliés. Son argent sera dévolu à des causes utiles : payer les commissions qui évalueront ce que devient l'argent du contribuable, par exemple, ou initier les têtes blondes à l'art de l'Internet. Au moins, tant qu'ils materont Lara Croft à poil, nos enfants ne réfléchiront pas aux structures du langage, au destin des civilisations, à la beauté d'un texte, à la force d'une révolte, au sens d'un idéal : ce sera toujours ça de pris.
Seuls quelques grands naïfs s'étonneront de voir ce ministre, chouchou du Figaro, sacrifier dans l'euphorie aux délices de la logique comptable. Ces mêmes grands naïfs peuvent toujours appeler à leur rescousse un allié de poids : le pique-prune. Le pique-prune, on s'en souvient, est ce scarabée rare dont la présence, en forêt de Bercé, a suffi à bloquer les travaux de l'autoroute A 28 entre Tours et Le Mans. A la détourner, peut-être. Quelques millions d'euros, en tout cas, de quoi assurer pas mal d'heures de cours devant des classes réduites. (Le véritable nom du pique-prune est latin, bien sûr, et même latino-grec : Osmoderma eremita ; c'est ce que m'apprend une rapide recherche... sur l'Internet.) Le latin, le grec, les langues dites "rares", au nombre desquelles il faut compter un idiome obsolète comme l'allemand, doivent devenir les pique-prunes de tous ceux qui refusent cette logique comptable. Pique-prune, mon frère, sois mon étendard !
Combat d'arrière-garde ? Dernier carré ? Peut-être. Si tel devait pourtant être le cas, que M. Allègre sache que nous ne manquerons pas de l'énergie nécessaire pour lui jeter au visage le mot qu'en pareilles circonstances on prête au général Cambronne.
Jean-Louis Bailly est écrivain et professeur au lycée les Bourdonnières à Nantes.
Dernier ouvrage paru : le Festin de l'anémone (Le Comptoir, 1996).
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