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Par Henri Mitterand
Paru dans Le Débat n°71, septembre-octobre 1992, "Langue, littérature, humanités", © Gallimard.
L’enseignement du français en question Outre son travail d’édition bien connu des œuvres d’Émile Zola (Les Rougon-Macquart, 5 volumes dans la Pléiade et récemment les Carnets d’enquête, Plon, coll, " Terre humaine ", 1986), Henri Mitterand a dirigé aux Editions Nathan Littérature, textes et documents, en 5 volumes, de 1987 à 1989. Il faut toujours être attentif aux textes que publie le ministère de l’Education nationale, établissant les programmes d’enseignement et instruisant les professeurs sur leurs missions et leurs méthodes. Surtout lorsqu’il s’agit des programmes des lycées et de la préparation au baccalauréat. Et surtout lorsque ces programmes, ces instructions et ces propositions concernent l’enseignement du français, c’est-à-dire l’enseignement de la langue et de la culture nationales. Car c’est là un discours d’État, qui engage l’avenir intellectuel du pays ; qui définit pour la jeunesse française le contenu et les formes de ses modes de pensée ; qui enfin porte les symptômes d’un état des mentalités, des modèles dominants ou encore des changements de climat qui s’annoncent à l’horizon des idées. Malheureusement, ces textes demeurent trop ignorés des médias et ne suscitent qu’indifférence auprès des commentateurs étrangers au système éducatif. Le ministère de l’Éducation nationale a publié en 1989 un de ces documents qui en disent plus qu’ils ne croient en dire sur la pensée éducative. Il s’agit d’une brochure d’une centaine de pages intitulée : Utiliser des objectifs de référence en classe de seconde. Français (1). Des brochures identiques ont été publiées pour toutes les disciplines. Celle-ci concerne évidemment la matière la plus " sensible ", du point de vue des humanités et de la culture. Il faut avoir la curiosité de la lire, même si l’on n’est pas professeur de français, et d’en apprécier les implications. Car elle se répand parmi les professeurs. Émanant de la hiérarchie, elle impressionne certains. Il y a des chances pour qu’elle serve de référence - c’est le cas de le dire -dans l’enseignement professionnel dispensé par les Instituts universitaires de formation des maîtres. Bref, elle ne restera pas sans action sur les futures classes de français au lycée. Je ne veux pas monter ici un procès d’intention, mais seulement tenter une analyse de discours. Le texte est dû à un groupe de professeurs et d’inspecteurs. Leur travail repose sur une série d’expériences menées dans les classes. Leur honnêteté intellectuelle, leur dévouement, leur idéal pédagogique ne souffrent pas de question, pas plus que les intentions du ministère. Leur réflexion reflète non pas une théorie individualisée, ni une politique affirmée, mais, tout simplement, un état d’esprit collectif - l’air du temps. Elle n’en est que plus chargée de valeur symptomale. Tout un courant d'" innovation pédagogique " s’y exprime, dont il faut prendre la mesure. Savoir s’il faut s’en féliciter ou s’en désoler, si l’orientation ainsi destinée est réversible ou irréversible, c’est une autre question. Nous avons affaire à un texte exemplaire des productions actuelles de l’institution éducative. Essayons seulement d’en analyser et d’en interpréter les modes de pensée, pour qu’au moins il ne s’assure pas une existence et une action totalement subreptices. La hantise de l’objectif Le titre, d’abord, mérite un commentaire. Il préfigure tout ce qui suit. " Utiliser des objectifs de référence. " C’est un langage neuf, pour le contenu et pour la forme, dans l’enseignement de la langue et des lettres ; et, par là même, un langage qui peut séduire. Or les deux termes, objectif et référence, ont un lourd présupposé. N’oublions pas qu’ils sont appliqués ici à l’étude de la langue, du discours, de la littérature, de la culture, à un univers de savoir et de pratiques on ne peut plus complexes, multiples, enchevêtrés, intégrés de mille manières les uns aux autres, aux transformations constantes, aux unités impossibles ou fort difficiles à isoler, à mesurer, à échelonner, à programmer, et relevant pour l’essentiel d’une pédagogie d’imprégnation lente. Cependant, à quoi renvoient la notion d’objectif et la notion de référence (ou de référentiel, autre mot à la mode), sinon à un ensemble de savoirs et de savoir-faire discrets, étiquetables, classables, en nombre fini et disposables en parcours aux étapes distinctes ? Il y a là une contradiction de base. Certes, l’élève veut savoir ce qu’il a à faire et, pour une part, l’enseignement du français comporte des objectifs au sens étroit du terme : apprendre et retenir la date d’Andromaque, connaître les règles d’accord de l’adjectif qualificatif, l’usage du conditionnel, le sens du mot métaphore, etc. Au-delà de ces savoirs de faible ampleur, apprendre à construire une argumentation, à s’interroger avec méthode sur les techniques, les valeurs, les effets d’un texte littéraire, à repérer les traits principaux d’un courant d’idées, d’une pensée philosophique, d’une esthétique, etc. C’est tout cela et beaucoup d’autres choses que désigne la trinité d’ambitions globales sur laquelle l’Inspection générale des lettres a installé ses programmes et ses instructions, et qui est rappelée à la page 11 du document : " pratique raisonnée de la langue, formation d’une culture, acquisition des méthodes de pensée et de travail ". Mais, cela dit, on voit bien l’hétérogénéité relative de ces ordres de savoir, la différenciation de leurs degrés de complexité, l’impossibilité de réduire chacun d’eux à une liste d’opérations simples. L’idée d’établir en ces matières un " référentiel " est illusoire, si les mots objectif, référence, ont un sens. Idéaliste, en fait, ou dogmatique. Ou bien le référentiel se limitera à quelques objectifs simples et évidents - à quoi bon, alors, lister ce qui va de soi ? - ou bien il présentera abusivement comme simples et distinctes des opérations intellectuelles compliquées (ainsi, parmi les exemples cités par notre texte : " utiliser le registre de langue approprié ", ou " savoir utiliser les modes et les temps des verbes ", ou " comprendre l’organisation d’un message à partir d’indices aisément identifiables "…) et qui ne peuvent être maîtrisées qu’au terme d’une expérience longue et continue ; ou bien encore, il se contentera de quelques dizaines d’exemples aléatoires. Dans tous les cas, il présentera une " didactique " mystificatrice. Ni définition, ni sélection, ni programmation d " objectifs " ne sont institutionnellement possibles, en matière de langue et de culture ; on peut tout au plus délimiter des champs de savoir à explorer, ce qui est autre chose, et ce que faisaient assez bien les anciens programmes et les anciennes instructions. Apparaît ainsi, dans le langage imposé aux professeurs de langue et de lettres françaises par les " sciences de l’éducation ", une galerie de mots nouveaux, de mots savants, rassurants, mirobolants. Celui qui ne prend pas au sérieux ces effets de mirobolance se culpabilise, craint de faire vieux jeu. Or, ce n’est pas là un simple rhabillage de conceptions anciennes : cette terminologie objectiviste et référentialiste induit une réorientation pédagogique qui n’ira pas sans dommages. Les trois obsessions de l’innovateur Car l’impression laissée par le titre ne se dissipe pas à la lecture du texte. Elle s’aggrave même, sous l’effet des trois obsessions qui s’y laissent repérer : l’obsession taxinomique, l’obsession contractuelle et l’obsession évaluative.
Classer, ordonner, tabuler, étiqueter, énumérer, distribuer le cerveau du maître en colonnes, en rangées et en cases, sur le modèle du tableau cartésien ou du supermarché du savoir : voilà l’idéal. Les " objectifs de référence " rêvent de tout coder : les objectifs, les " capacités ", les " compétences ", les " situations d’apprentissage ", les " fiches ", les " étapes de la progression ", etc., selon un modèle sous-jacent qui semble associer quelques bribes de linguistique fonctionnelle et quelques éléments de pédagogie behaviouriste, dans une même visée distributionnelle et sans doute avec l’arrière-pensée de pouvoir un jour informatiser tout ce fatras. On compte " quatre capacités fondamentales ", " dix objectifs à atteindre à la fin de la seconde " ; on " inventorie " des compétences ; on distingue " les savoirs, les techniques et les méthodes ", les " jalons, les repères et les perspectives " ; on fait " l’inventaire des situations " ; on oppose - grande découverte, partout rabâchée, de la pédagogie contemporaine -les " savoirs " et le " savoir-faire " ; on construit trois tableaux des " étapes de la progression ", une nomenclature, deux sortes de fiches - la " fiche-contrat " et la " fiche-évaluation " -, quatre degrés de réussite, des questionnaires types, un code de notation - j’en passe. Songeons au professeur -de langage, de littérature, d’histoire des idées et des arts, d’ouverture sensible et intellectuelle, j’y insiste - perdu dans ce labyrinthe, devenu le magasinier et le comptable d’un stock de concepts et d’instruments approximatifs, remplissant l’une après l’autre toutes ses cases, et sans doute paniqué à l’idée d’avoir oublié, emporté qu’il était par sa lecture de Stendhal ou de Rimbaud, une des " quatre capacités fondamentales "…
Le cartésianisme nous a appris les vertus de l’analyse et de la décomposition des difficultés. Mais cet hyperrationalisme didactique ne met-il pas en péril l’esprit de finesse et l’empirisme indispensables à l’étude du discours et des arts du discours ? On découvre, dans cette idéologie taxinomiste, un fantasme de clôture et d’arpentage. Comment plaquer sans dégâts ou sans ridicule sur le vivant des textes et sur l’histoire de la vie intellectuelle cette mécanique de la collection et de la classification ? On caricature et on stérilise non seulement l’approche des textes, mais aussi le processus d’assimilation des connaissances.
Encore faudrait-il sélectionner et classer des unités distinctes, complémentaires. Or la pertinence des dénominations, dans leur détail, est sujette à caution. Ne prenons qu’un seul exemple : la liste des quatre " capacités fondamentales " et la série des trois tableaux d’étapes qu’on en a déduite. Voici la liste (p. 12) : " 1. Maîtriser l’expression orale. - 2. Maîtriser l’expression écrite. - 3. Lire, comprendre, analyser. - 4. Acquérir, réutiliser, inventer. " Qui ne remarque ici un problème de mise en ordre (la capacité n° 3 devrait, logiquement et génétiquement, précéder la capacité n° 2) et un problème de cohérence : comment séparer l’acquérir du comprendre, la réutilisation de l’expression ? Et quel sens donner à l’invention ? Quel parti un professeur peut-il tirer de rangements aussi flous et, si l’on en juge par la " capacité " n° 4, aussi fantaisistes ?
Quant aux tableaux des trois étapes de la progression, ils accentuent l’effet d’imprécision et de fourre-tout. Chaque " capacité " s’y subdivise en " compétences ", mais le désordre se multiplie d’autant. Maîtriser l’expression orale, propre à la capacité et à l’étape n° 1, se résout en " recevoir un message oral, produire un message oral, lire un texte à haute voix ". voilà donc que se mélangent la capacité n° 1 et la capacité n° 3, ou aussi bien la capacité n° 1 et la capacité n° 4. Quant à l’activité d’écoute, logiquement symétrique de la lecture, elle est tout simplement ignorée de la liste des quatre capacités. La confusion s’étend ainsi partout, d’un bout à l’autre de ces classifications et de ces progressions en trompe l’oeil, qui contredisent la louable intention d’inciter le professeur à programmer méthodiquement les activités et les acquisitions de sa classe. À trop vouloir étiqueter et classer, on détruit tout bon sens, toute hypothèse de travail raisonnable. On croit faciliter la besogne au professeur dérouté par le bas niveau des élèves ; on lui interdit tout travail cohérent.
Un dernier exemple pour faire bonne mesure : la notion de situation, que notre document distingue de la notion de capacité et de la notion de compétence. Pourquoi pas ? Une compétence de langage ou d’analyse, en effet, se mesure dans une situation, en classe ou dans la vie : une conversation, l’écoute d’une pièce de théâtre, la lecture d’un article, etc. Mais sous le nom de situation, on mélange (p. 16) des activités concrètement situées, comme la " recherche au centre de documentation ", des savoir-faire généraux qui sont plus proches des compétences que des situations, comme la " rédaction d’une phrase complexe ", et des séquences de travail aux frontières incertaines, comme la " lecture de documents graphiques, textuels, audiovisuels ". Encore ces prétendues situations ne sont-elles pas détachées du milieu et des exercices de la classe, alors que la pédagogie du français doit à l’évidence trouver son application dans les situations réelles de la vie quotidienne, dimension pour l’essentiel négligée par les " objectifs de référence ".
La didactique serait-elle une fausse science ? Ou bien les " didacticiens " qui se sont exprimés ici n’ont-ils pas suffisamment maîtrisé les données de leur discipline pour proposer une démarche ordonnée et exacte ? Ce sont sans doute tous d’excellents professeurs. Mais ils ont bridé leur talent pour le faire entrer dans le carcan d’une instrumentation linguistique et pédagogique de pacotille. Il faut revoir la copie, en oubliant ce redoutable mélange d’abstraction et de bricolage.
L’obsession contractuelle n’est pas moins présente, et pesante, que l’obsession classificatoire. Elle caractérise moins la relation entre le professeur et la discipline qu’il enseigne que la relation entre le professeur et l’élève. Après avoir bâti un schème idéal d’objet, on bâtit un schème idéal de sujet et un schème idéal de communication entre l’un et l’autre. Là aussi, l’intention est noble : on cherche à mettre les élèves au travail, à leur inspirer l’acceptation de l’effort, le désir d’apprendre, le dynamisme intellectuel ; on cherche aussi à faire d’eux des sujets responsables, devant eux-mêmes, leurs parents, l’institution. Mais ce souci débouche sur la curieuse valorisation d’un modèle juridique, systématisant les droits et les devoirs : le contrat. On imagine un réseau d'" activités ou chaque élève peut développer ses compétences sur la base d’un contrat ". " Il s’agit d’instaurer dans la formation une véritable pédagogie de contrat " (p. XIV). Tout cela mis en " fiches-contrats ", par exemple la fiche-contrat " résumé de texte ".
Nous retrouvons là l’imaginaire de la clôture. En effet, un contrat, par définition, n’est jamais ouvert. Comment cette métaphore du contrat - si ce n’est qu’une métaphore - peut-elle répondre aux besoins d’un enseignement qui, bien plutôt, s’ouvre sur le hasard et l’infini des questions et des rencontres, s’ouvre aussi sur le désir, le plaisir et la liberté ? Cette " véritable pédagogie de contrat " (venue de quel puritanisme ?) a quelque chose de notarial, de balzacien. À quoi bon alourdir de la sorte les activités de la classe ? Ou bien ce n’est qu’une image, et elle est absurde et inutile. Ou bien l’on met en place un vrai régime de contrat, donc de contrainte : qui dit contrat dit obligation et sanction. Mais alors il faut des articles précis, des hypothèses de rupture. Rien de tout cela, et pour cause, dans l’improbable " fiche-contrat " dont rêve notre moderne didacticien : tout au plus un pense-bête (en soi utile) de consignes et de méthodes. Pourquoi donc transformer le professeur en tabellion ? Est-ce là la modernité ?
Le troisième mot clé est l’évaluation. Au clair sur ses objectifs, lié et soutenu par son contrat, assuré de ses compétences, l’élève attendra sans frémir son évaluation. Ou, plus exactement, ses deux régimes d’évaluation, grâces soient rendues à l’inventivité verbale des sciences de l’éducation : l’évaluation " formative " et l’évaluation " sommative ".
Oui, l’élève veut obtenir une note, savoir où il en est, s’il est bon ou mauvais, ce qu’il a à rattraper, etc. Il veut se situer. Mais les modèles proposés pour mesurer ses progrès (en termes plus pompeux, l’évaluation dite " formative ") ou pour tracer le bilan de ses acquis et de ses déficiences (l’évaluation " sommative ") n’ont rien de convaincant. On comprend mal, d’abord, pourquoi, dans une liste de quatre données principales de l’action pédagogique, l’évaluation vient en tête : " évaluation, apprentissage, aide et soutien, contrat ". Elle n’est pourtant ni préalable à l’apprentissage ni primordiale par rapport à lui. Pourquoi, d’autre part, alourdir et compliquer à plaisir en ajoutant aux fiches-contrats des " fiches d’évaluation ", et en inventant des " codes " et des " outils " d’évaluation aussi flous que complexes dans leurs critères et dans leurs mesures ? " Savoir observer un texte ", " respecter les règles de la syntaxe ", " connaître les notions littéraires étudiées " -comment " évaluer " les performances relatives à des consignes aussi indéterminées ? Et combien de nuits blanches attendent le professeur qui devra passer en revue, et à noter en (+) et en (-) vingt-deux items de compétences pour quatre niveaux de capacités, le tout multiplié par trente-cinq ou quarante élèves ? Et pour quel diagnostic ? L’excès de (faux) raffinement évaluatif paralyse toute évaluation. Le bon sens conseille de construire une démarche d’appréciation plus synthétique, plus rapide, moins parcellarisée, mieux profilée, donc plus efficace et plus exacte.
Nos didacticiens ne comprennent-ils pas que ni le capital-temps du professeur (dans sa classe et chez lui) ni celui de l’élève ne sont extensibles à l’infini, et que les urgences sont ailleurs ? Et qu’au surplus ces missions et ces instruments, à l’apparence scientifique et neuve, sont inadaptés à la nature et aux dimensions du champ linguistique et littéraire ? Ils font l’inverse de ce qu’on attendrait. Au lieu d’adapter les techniques pédagogiques à la matière enseignée, ils tentent d’adapter les contenus disciplinaires à l’idéologie et au langage " éducationnistes ". Ils valorisent les procédures aux dépens du fond. D’où les effets pervers de la procédure sur le fond. Voici en effet le plus grave.
Le refoulement du littéraire
Le premier de ces chocs en retour est la survalorisation du discours quotidien, sous toutes ses formes, aux dépens des textes littéraires. À scruter les trois tableaux de la " progression " recommandée pour la classe de seconde, on constate le privilège assuré aux mots message, document, texte (tout court), ouvrages, ainsi qu’aux activités grammaticales et rhétoriques, elles-mêmes disséminées en opérations partielles, ou mettant sur le même plan le parcellaire (" savoir relier des propositions entre elles ") et le global (" organiser son travail "). La communication devient le concept maître. Les textes sont logés à la même enseigne que les documents graphiques et l’audiovisuel. Tous les genres de textes deviennent équivalents. On recommande avec insistance l’étude des textes " descriptifs, informatifs, argumentatifs ", avec l’illusion sous-jacente que ceux-ci sont " immédiatement accessibles aux élèves ". Sur quatre textes proposés comme exemples de travaux conduits à l’étape n° 1, trois sont des textes didactiques, en réalité fort difficiles - et peu attrayants -, pour des adolescents de seize ans : la présentation anonyme (et savante) d’une exposition de la Bibliothèque nationale sur Ronsard, un développement de jean Guyau sur la presse à sensation et une page de l’historien Robert Maridrou sur l’esprit de la Renaissance ; le quatrième, plus littéraire par sa signature, est un extrait d’Emile, de Jean-Jacques Rousseau… Triste classe que cette seconde qui commencera ainsi son année de français, et avec des consignes aussi motivantes que celles-ci : " Construire un tableau qui récapitule les principales oppositions qui existent, d’après l’auteur, entre la presse d’information et la presse à sensation ", ou : " Donner un titre au texte en utilisant un syntagme nominal, une phrase de type exclamatif, une phrase de type impératif.. "
Les non-dits d’un discours sont aussi chargés de signification que ses propos explicites. Les " objectifs de référence " n’échappent pas à ce constat. Je n’irai pas jusqu’à dire que la littérature y est frappée d’exclusion, parce que, après tout, on voit apparaître, à l’étape n° 3 de la progression (en somme, au 3e trimestre de la classe de seconde, après Pâques…), des consignes comme : " Prendre en charge la lecture méthodique d’un texte littéraire ", ou : " Poursuivre l’acquisition des connaissances sur les notions, les genres, les auteurs ", ou : " Poursuivre l’apprentissage du commentaire composé ". Mais je suis tout de même frappé par le silence absolu de ce texte, qui se présente comme le guide moderniste du professeur de lettres, sur l’essence même de la littérature, de sa lecture et de son écoute : le plaisir, le " plaisir du texte " selon la si jolie formule de Roland Barthes. Le plaisir d’apprendre et le plaisir de rêver. Pas une mention de l’œuvre, du livre, de l’imaginaire, du rêve, du désir, de l’émotion, de la pensée, de la fiction, du style, de la poésie, du génie, de l’admiration, de la critique, ni, bien entendu, de la société, de l’histoire, des idées, des valeurs, des mythes… Pas un nom d’écrivain ! Pas l’ombre d’une mauvaise pensée à cet égard, rien qui touche à la littérature et à l’art, ces activités inutiles et suspectes… Tout est aseptisé, nettoyé, réduit en colonnes de consignes bien propres et bien pragmatiques, évoquant avec révérence les " articles de dictionnaires, tables des matières, chapitres d’ouvrages didactiques ", l’audace extrême étant la " découverte du plan d’un texte (dénotatif, narratif) dont l’organisation est particulièrement apparente "… Il y a là, véritablement, comme une censure, un refoulement, de l’émotion, de la fiction, de la réflexion, dont il resterait à expliquer les origines. Il me semble que cette censure n’est pas propre à la France. Elle est meurtrière, à terme, pour ce qu’on est convenu d’appeler la culture. Et, loin de servir la démocratisation du savoir, elle ne peut que renforcer l’élitisme. Car les familles averties sauront combler les lacunes.
Tout lecteur attentif de ces " objectifs de référence " y mesurera ainsi la prédominance de la lecture apparemment utilitaire sur la lecture de goût, de plaisir et de culture. Il mesurera aussi la prégnance d’un souci grammatical et rhétorique minimaliste, attaché à l’observation et au maniement des petites unités de la langue et de l’énoncé. Toutes choses certes plus faciles à classer, à contractualiser et à évaluer que l’analyse des grands textes et l’aptitude à penser.
Tout est donc pour le mieux, dans un monde pédagogique débarrassé des difficultés, des subtilités, des ambiguïtés du littéraire. Voilà la nouvelle et réconfortante dogmatique, la nouvelle scolastique et la nouvelle liturgie de la classe de français au lycée. On assiste à la quasi-disparition des ambitions humanistes, au profit d’une vision technologique des faits de langage et de formation, à la dévalorisation de la pensée analytique et critique, au profit des formes les plus stéréotypées de la communication, à la revanche de l’académisme scolaire sur l’esprit de recherche et d’aventure intellectuelle.
Asservir ou libérer ?
J’entends bien ce que l’on m’objectera. " Mais vous n’y êtes plus du tout ! Mais vous ne connaissez pas l’état de nos secondes et de nos premières ! Mais vous ne tenez pas compte du niveau des élèves, de leur indifférence à la littérature, de leur demande de méthodologie (Ah ! le beau mot, et comme il plaît dans les salles de professeurs et les bureaux d’éditeurs !) de la concurrence des médias ! Mais vous ignorez que le professeur (Pardon, l’enseignant !) est désormais un animateur ! Et qu’enfin ce qui compte c’est la communication ! La com-mu-ni-ca-tion, comprenez-vous ? Nous sommes des professeurs et des inspecteurs de com-mu-ni-ca-tion ! D’où les objectifs de référence en classe de seconde. Il nous faut du référentiel et du fonctionnel. Montaigne et Valéry ? Voyez l’Université ! "
Eh bien, tout le problème est là. Et il n’est pas posé franchement par l’auteur collectif de ce document ministériel. Quelle est aujourd’hui la mission du professeur de français au lycée ? Quel est l’axe de sa vocation ?
Qu’on ne me reproche pas de négliger ou de sous-estimer l’importance des études sur le langage et sur la langue, en seconde et en première. Bien au contraire, ce par quoi pèchent les " objectifs de référence ", c’est par l’ignorance linguistique ; c’est par l’utilisation confuse et refroidie de quelques notions de linguistique générale empruntées à des écrits de Jakobson vieux de trente ans. Encore les auteurs ont-ils oublié le propos par lequel Roman Jakobson terminait sa fameuse étude sur les fonctions du langage : un linguiste sourd à la fonction poétique serait aussi infirme qu’un lecteur de poème ignorant des lois du langage… En tout cas, on ne trouve ici nulle trace d’un savoir précis et d’une exigence de rigueur sur les structures phonématiques, prosodiques, grammaticales, lexicales du français, ni sur la typologie des énoncés, ni sur l’analyse des contenus, ni sur les relations de la langue et du discours à l’histoire, à l’individu, à la société. Tout cela est allégrement remplacé par de vagues considérations sur les " messages " ou les " procédés facilitant la communication ". Le premier objectif du professeur de français, pourtant, devrait être non seulement de pratiquer correctement notre langue, mais aussi de savoir la décrire, dans ses formes et dans ses usages. Et le premier devoir du ministère de l’Éducation nationale est d’assurer à ses professeurs, en cette matière, une solide formation initiale et continue. À moins que l’utopie cachée de la nouvelle didactique soit de faire bien enseigner ce qu’on connaît fort mal.
Quant à l’occultation de la dimension littéraire des études de français, c’est sans doute le contresens majeur, Elle est du reste contradictoire, et avec le souci fondamental de la commission des rédacteurs et avec les missions définies par l’Inspection générale. En effet, si l’intention est d’assurer à tous les adolescents qui parviennent au lycée la maîtrise de leur langage, et d’abord dans la vie courante, qui ne se rend compte que l’accès aux grandes œuvres de fiction, de pensée et de poésie, y compris aux œuvres réputées difficiles, n’est jamais, pour cela, prématuré ; qu’il est essentiel à la connaissance de soi, des autres, du monde, des idées, de l’histoire, qu’il conditionne une extension du vocabulaire disponible et des pouvoirs de compréhension et d’expression, aussi bien qu’une maîtrise de la personnalité et des conduites - bref qu’il est indispensable, très tôt, à qui ne veut pas rester toute sa vie une espèce de légume ? L’idée qu’il faut passer d’abord par la textualité non littéraire, " factuelle ", dirait Gérard Genette (2) pour accéder ensuite à la " littérature ", est un sophisme. Guerre et Paix, Les Misérables, La Débâcle, Le Feu, Kaput, Voyage au bout de la nuit, en diront toujours plus sur la guerre que n’importe quel reportage ou éditorial sur la guerre du Golfe ; plus exactement, leur lecture est nécessaire pour qui veut prendre quelque distance compréhensive et critique par rapport au communiqué du jour. Retarder l’entrée des adolescents en littérature au nom des prétendus impératifs de la " communication " va exactement à l’encontre des " objectifs " affichés. Cela va aussi à l’encontre des besoins de la société moderne qui, au fur et àmesure que ses activités progressent vers plus de scientificité et de technicité, a besoin de personnels formés à la réflexion, à la curiosité, à l’ouverture imaginative sur l’espace et sur la durée, au goût des idées et des formes et, pour tout dire, à une perception esthétique des êtres et des choses.
Mais, de surcroît, parmi les " objectifs généraux " assignés à l’enseignement du français par l’Inspection générale des lettres (dira-t-on bientôt : " de la Communication " ?) figurent, rappelons-le encore une fois, " la formation d’une culture " et " l’acquisition de méthodes de pensée ". Ce serait se déjuger que de laisser en l’état ces " objectifs de référence ", qui ou bien se taisent sur les écrivains et les artistes, ou bien abaissent l’œuvre littéraire au rang d’une simple réserve d’observations linguistiques, techniques ou encyclopédiques (" acquérir des connaissances sur des auteurs ", " percevoir la spécificité de certains genres "…). Si l’on cherche vraiment à " former une culture ", on ne peut pas fuir devant ce qui est essentiel, central, primordial : la lecture des grandes œuvres, en elles-mêmes et pour elles-mêmes. C’est de là que tout découle, à commencer par l’intérêt que les élèves portent à la classe de français.
On nous dit : " Bah ! Qu’importent ces naïvetés didacticiennes… Les professeurs continueront à faire ce qu’ils ont toujours fait ! " Ce n’est pas un apaisement. En fait, on manque l’occasion d’une véritable rénovation et d’un véritable progrès dans la formation des professeurs de français et de leurs élèves. On laisse paraître des instructions bâtardes, hâtivement et médiocrement conçues dans l’illusion qu’un " collectif " peut aboutir à une rédaction intelligente. Le résultat le plus clair de semblables opérations est l’affaissement de la sensibilité et de l’inventivité intellectuelles dans l’institution éducative.
Bien plus, c’est une atteinte à une des libertés les plus exaltantes de l’adolescent : celle de sa rencontre avec la littérature et l’art, qui conditionne sa liberté tout court. " Lorsque l’art et la poétique, écrit George Steiner, impérativement contingents dans leur propre genèse et dans leur propre forme intelligible, rencontrent le potentiel de réception d’un esprit libre, il se passe un phénomène qui ressemble le plus à ce que nous pouvons savoir de la réalisation existentielle de la liberté. Deux libertés sont pour ainsi dire nécessaires pour en former une. " (3) Certes, " nous sommes entièrement libres de ne pas recevoir, de ne pas rencontrer du tout des modes authentiques de l’esthétique. (… ). Si on lui donne le choix, c’est-à-dire la possibilité de dépenser son argent aux loisirs qui lui plaisent, l’immense majorité de l’humanité choisira le loto ou le jeu télévisé plutôt qu’Eschyle ou Giorgione. C’est là le droit le plus absolu des " non-libres " ". Mais on ne peut laisser à l’institution le droit - terroriste - de rester muette sur Eschyle et Giorgione, de ne pas mentionner un seul nom d’écrivain, un seul titre d’œuvre dans ses " objectifs de référence ", de sacrifier, dans ses choix d’urgences, la littérature aux " messages ", et de maintenir la jeunesse dans l’obscurité des usages les plus éphémères et les plus pauvres de la parole. On ne peut la laisser libre d’oublier, de fermer ou de resserrer la seule voie qui puisse conduire les jeunes à la liberté de l’esprit : celle des humanités, qui est aussi celle de l’humanité (4).
1. Ministère de l’Éducation nationale, Direction des lycées et Collèges, Bureau des innovations pédagogiques, 1989, 80 + XXXII P. 2. Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991. 3. George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, pp. 187-188. 4. Lire aussi Danièle Sallenave, Le Don des morts, Paris, Gallimard, 1991. 02/2001
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