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LE DEBAT
n°110 (mai-août 2000)
Gallimard

Compte rendu de :
"Où en est l'enseignement du français ?" (entretien avec Alain Boissinot)

"Après la littérature" (Antoine Compagnon)

Présentation de :
"Le présent d'une illusion. Le rêve d'une pédagogie sans école" (Philippe de Lara)



      Le numéro 110 (mai-août 2000) de la revue « Le Débat », fondée en 1980 sur, selon les termes de son fondateur Pierre Nora, « le sentiment intime, intense, d’un ébranlement historique en profondeur, que notre vrai travail était d’essayer de comprendre, dans la mesure de nos possibilités, par la mobilisation collective des esprits les mieux armés pour cette exploration » (p. 5 de l’éditorial : « Adieu aux intellectuels ? »), nous concerne au premier chef.. 
      Deux articles en effet y sont consacrés à l’enseignement du français et à la littérature, et s’y répondent indirectement. 
 

      Le premier, « Où en est l’enseignement du français ? » figure dans la rubrique « Transmettre les humanités ? ». Il s’agit d’un entretien avec Alain Boissinot

     Interrogé sur les réformes (au sens large) du français, il souligne tout d’abord leur nécessité : « un public scolaire bien différent » et le renouvellement des « grands modèles théoriques sur lequel les enseignants de français, depuis la période fondatrice des années 1880, se sont appuyés ». 
     Il se livre ensuite à un historique de la question. Dans les années 1970, les modèles hérités du XIXème siècle, à l’époque eux-mêmes novateurs, « dissertation littéraire » et « explication de texte », « se scléros(ent) progressivement », et il était légitime de se tourner vers des formes d’explication plus scientifiques. Par ailleurs, il fallait prendre en compte une « demande sociale » d’enseignement du français comme « parole efficace » de « communication », demande maintenant élargie au langage des images et de l’informatique. 
     La situation actuelle est celle d’un regain du regard porté sur le français, visant à ne plus opposer littérature et langue, par le biais notamment de la « grammaire textuelle » ou du recours à l’esthétique de la réception, et d’une autre vision de la littérature, visant à établir « un certain nombre de références partagées » et « à penser la langue et les textes comme des espaces de rencontre ». 
     Des pratiques antérieures, comme l’ »apprentissage traditionnel de la langue » isolé du contexte, sont à remettre en cause. Alain Boissinot souligne également des dérives récentes : « technicisme », étude trop approfondie d’extraits trop courts aux dépens d’une lecture rapide et « cursive », « glose » et « exégèse », « logique du commentaire » contre «l'art  de la production des textes ». Dans le même temps, on a abandonné l’apprentissage de la construction du discours des élèves – la mission de l’ancienne rhétorique. Il faudrait également se consacrer à l’enseignement de l’oral, délaissé jusqu’à maintenant au profit de l’écrit. 
     Parallèlement, le changement du « public » des collèges puis des lycées et l’apparition de nouvelles filières (économique et technologiques) ont modifié la place du français : de discipline essentielle, il s’est trouvé – en même temps que la section L – concurrencé  et marginalisé. Les lycées dans le même temps sont devenus « de masse ». Il faut prendre en compte les problèmes d’expression de ces nouveaux élèves, au lieu de les limiter à « l’étude admirative des textes littéraires ». Il faut donc les faire « communiquer par le langage », les initier aux pratiques argumentatives, en partie parce que leurs relations entre eux sont régies par un implicite qui se traduit par « la violence et l’exclusion », qu’il faut « réguler » et remplacer par l’argumentation. 
     L’entretien rebondit ensuite par une question sur le fossé entre la sophistication des moyens théoriques invoqués en français et la simplicité de la demande sociale à son égard. Alain Boissinot répond en termes de formation des maîtres : c’est une vulgarisation mal dominée qui conduit au technicisme, il faut y répondre par la didactique. 
     Une autre question souligne les deux motifs d’attrait de la littérature, l’identification et la contextualisation historique, que les réformes semblent exclure. Alain Boissinot y répond par une « familiarisation suffisante avec l’art du discours », qui va rétablir cet attachement. Il faut former les élèves aux codes littéraires et élargir le corpus des œuvres à étudier. Sans « refondation », l’enseignement du français est menacé ; il faut refuser « des formes sclérosées de biographisme et d’histoire de la littérature au sens restreint », « une conception frileuse de la discipline », « la nostalgie de l’ordre ancien » devant « une masse d’élèves avec d’autres références culturelles », amorce d’une « société éclatée dont on sait qu’elle est l’une des menaces qui nous guettent ». 
 
 

     Le deuxième article est une contribution d’Antoine Compagnon, « Après la littérature », figurant dans la rubrique « Tournants dans la culture ». 

     La première partie de l’article est consacrée à la crise de la littérature. 
     La littérature est née au XIXème siècle du triomphe romantique du goût sur le Beau, comme synonyme de concentré de culture nationale. Concurrencée par l’image, cinématographique ou numérique, elle a perdu cette place : aucun homme politique n’est plus lettré, et les humanités, selon le mot de l’ancien ministre, sont des « disciplines vieillissantes ». Par ailleurs, vue longtemps comme véhicule de subversion sociale, elle a été rattrapée dans ce rôle et ne semble plus nécessaire. Enfin, la pratique de la lecture souffre de la disparition de « l’ennui » ou du temps vide, actuellement quasiment interdit. 
     Pourtant, la littérature continue d’être « un enjeu national » qui a en partie causé la chute du ministre de l’Education Nationale. Mais pour combien de temps ? 
     Jusque vers 1980, on a cru que la littérature se portait bien. L’existentialisme et le structuralisme en ont fait un des enjeux de leurs débats, et de ce fait l’ont prolongée. En fait, elle était déjà minée : chute des ventes des essais littéraires, disparition de collections, vieillissement des acheteurs, choix éditoriaux dirigés vers d’autres secteurs. Les médias soulignent cet effacement : les journaux n’annoncent plus les essais littéraires, dans les émissions les littéraires sont présentés comme philosophes ou historiens, le CNRS ignore le terme « littérature ». Le recul du français à l’étranger, les plaintes sur le manque de qualité de la production littéraire contemporaine semblent le confirmer. Dans les « Savoirs de l’an 2000 », la littérature n’est pas recensée. 

     La responsabilité de ce recul ? Sans doute la démocratisation de l’école. 
     Celle de Jules Ferry n’a pas nui à la littérature : elle s’est faite autour d’elle. En revanche, la « seconde démocratisation », celle de notre temps, a réduit la littérature à quelques titres, ceux de la liste du bac. Les autres ne se vendent plus. 
     Cette seconde démocratisation (de 1959 à 1975), décalée par rapport à la demande sociale d’un enseignement primaire supérieur en instituant le secondaire pour tous, a ruiné la littérature, en en refaisant « un privilège de classe ». Des perspectives utilitaristes ont fait préférer le journal au livre, puis la recherche littéraire de pointe a été utilisée à l’école comme une méthode rigide pour des exercices désincarnés, alors que « la vieille rhétorique… avait pour but la valeur littéraire et humaine de la littérature ». La littérature transmettait des valeurs, on a décidé de ne plus parler que de ses formes. Les vieilles « fonctions d’approbation et de contestation des normes sociales » ont été éliminées, en séparant définitivement, en dépit des discours, « la littérature et la vie ». 
     Les textes officiels ont progressivement vu la littérature « comme un obstacle à l’harmonie sociale ». L’apparition du sujet 1 en 1970 a dégradé les autres exercices, littéraires, du baccalauréat. Mais ce sujet, acceptable en soi, privilégiait encore, avec sa « discussion » difficile, les élèves culturellement favorisés, alors qu’il avait été créé pour des élèves non littéraires. Le « nouveau sujet 1 » de 1996 a remplacé le résumé par des questions techniques, la discussion par le « travail d’écriture ». Parallèlement, le commentaire composé a subi lui aussi une dérive techniciste, avec des grilles de lecture inspirées de la «lecture méthodique ». Les connaissances d’histoire littéraire ont été progressivement proscrites, assimilées à l’argument d’autorité qui mettrait le professeur au dessus de « la lecture sincère de ses élèves ». 
     L’argumentation et la technique ont ainsi envahi l’enseignement du français au détriment du sens, de l’appréciation de la valeur littéraire, et de la contextualisation de textes désormais considérés comme « autonome(s) ». 
     En même temps que la technique, on a introduit des textes non littéraires, en leur prêtant une valeur formatrice à la reconnaissance de l’enchaînement logique des arguments, et en minimisant par comparaison le pouvoir du langage à l’œuvre dans les textes littéraires. Et pour contenter chacun (le techniciste, l’utilitariste, l’humaniste), on a masqué l’opération sous le voile de la référence à une « rhétorique » au sens ambigu. 

     Le point d’orgue est la réforme du français en lycée par le GTD, applicable en seconde à la rentrée 2000. Le « savoir de référence » auquel elle fait appel ne tient pas compte de l’état des dernières recherches et des prudences qui les entourent, mais provient des IUFM, qui en ont élaboré la « transposition didactique », en poussant la formation des enseignants vers les « recettes », au détriment de la recherche disciplinaire dévolue à l’université. Le premier texte du GTD bannissait ainsi les termes « œuvres littéraires » et « signification » au profit de « toutes les formes de discours », au nom de la conception que « la norme de l’écrit littéraire » fait du français « un lieu d’inégalité ». « La littérature crée de l’inégalité, elle est un facteur d’exclusion et de fracture sociale : telle est la conviction des experts qui préparent les programmes du lycée, et le président du GTD se proposait alors rien  moins que de renverser… ce modèle conservateur ». 
     Les avant textes du GTD bannissent les termes traditionnels de « commentaire littéraire » et de « dissertation littéraire », en promouvant « exercice de délibération » et « rédaction d’invention », au prétexte que « la glose » et « le commentaire » ont envahi l’enseignement du français. De ce fait, l’adjectif « littéraire » disparaît de la nomenclature. Non que les exercices canoniques soient critiqués. Mais il s’agit de supprimer la littérature, au motif qu’elle est, dans l’enseignement, « restreinte… socialement marquée ». La « littérature élargie » sera celle du texte argumentatif, donc non littéraire. "Pour sauver la littérature, noyons-la dans la non-littérature : c’est la politique de Gribouille." 
     Par ailleurs, la multiplicité des exercices prévus par la réforme, ajoutée à  la réduction des horaires, va nuire aux exercices proprement littéraires, à la construction du sens et de la personne, au profit du savoir-faire technicien. La littérature, considérée comme facteur d’union entre les hommes et de découverte de soi, est désormais soupçonnée de désunir et d’"amplifier les écarts entre communautés". Comme les obstacles de la langue nuisent à l’égalité des chances, « supprimons donc la  dictée et l’explication de texte ». 

     La littérature, socialement et scolairement, est donc moribonde. La tentation est de suivre le mouvement, de la liquider, comme le font les réformateurs, ou de se raidir, quitte à faire au français le sort du latin. 
     On a assigné à la littérature un rôle humaniste, puis formateur, puis de procuration. Quel est son «intérêt», maintenant , et celui de l’étude littéraire ? Pensons à Proust, «qui n’en appelle pas à une transcendance mais à un sens éthique et existentiel de la littérature : c’est cette vie même que la littérature fait vivre plus pleinement». 
 

     A lire également dans le même numéro l’article de Philippe de Lara, « Le présent d’une illusion: le rêve d’une pédagogie sans école ». 
     Quelques thèmes et formules : 
- « la délégitimation de la culture scolaire » par des réformes contradictoires entre pragmatisme social et épanouissement de l’élève ; 
- « le talent propre de Claude Allègre… avoir compris que la figure du professeur était le verrou qui assurait la continuité du système, et qu’il devait et pouvait s’y attaquer » ; 
- la réforme du CAPES, avec « le choix de considérer la compétence comme négligeable. Stratégie autodestructrice : … il y a des professeurs savants et médiocres, il n’y a pas de bons professeurs ignorants »;
- l’illettrisme et la violence : « la radicalisation de la réforme s’est ainsi produite sur fond de catastrophisme joint au renoncement tacite à traiter la question » ; 
- la « désintellectualisation du savoir », avec « le fantasme d’un savoir sans apprentissage » ; 
- les errements des « croyants de la pédagogie libérée par l’ordinateur », qui « croient œuvrer pour une éducation sans enseignement (alors) qu’ils fabriquent une société sans éducation » ; 
- « l’illusion pédagogique… : l’idée qu’il suffit d’appliquer les bonnes méthodes pédagogiques pour résoudre tous les problèmes est désormais mariée à un scepticisme foncier sur l’utilité de l’école, à une profonde désinstitutionnalisation de l’éducation.» 
     Les solutions : l’entrée des professeurs dans le débat, comme ils l’ont fait en provoquant la chute du ministre de l’éducation, « restaurer la sélection par le mérite », « redonner au baccalauréat sa crédibilité en relevant le niveau d’exigence »,  solidarité entre le secondaire et le supérieur. 

Agnès JOSTE, lycée Claude Monet, LE HAVRE. 

Pour télécharger ce texte :  anadebat.rtf
 


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