Les gens n’imaginent pas…
Décembre 2015
Les gens n’imaginent pas…
Et les maîtres d’école, le nez dans le guidon, ne peuvent plus imaginer à quel point les gens n’imaginent pas…
J’ai lu le livre de Lucien Marbœuf, Vis ma vie d’Instit.
Il a dans sa classe une petite fille perdue scolairement, qui peut piquer des rages violentes…
Et il raconte comme ça le mine, lui donne des insomnies, le parasite dans son enseignement, retarde les progrès de la classe, l’empêche de s’occuper comme il devrait des élèves qui en ont besoin, lui donne un nœud au ventre le matin, l’épuise au quotidien…
Evidemment…
Mais nous, dans nos écoles de quartiers difficiles, ce n’est pas un cas lourd comme ça, qu’on a dans chaque classe, c’est entre trois et sept, voire plus… On est comme des forçats, au bout du compte… Pas étonnant, les cernes et l’immense fatigue, et les collègues qui font le mouvement pour aller ailleurs, parce qu’ils sont usés, physiquement et moralement, au bout de quelques années…
Je n’oublierai jamais le visage ahuri, toute une soirée, du mari d’une de mes collègues, lors d’un dîner d’instits. Il disait, à intervalle régulier, d’un air sidéré : « Ah oui… Ca ne doit pas être évident… » On était pliées de rire, de le voir comme ça, mais du coup, on réalisait grâce à lui qu’on racontait des histoires de dingues…
Ce qui arrive aux instits des écoles difficiles, et ils le savent, mais n’y peuvent souvent rien, c’est de déplacer en eux le curseur de la normalité des conditions de travail.
Et puis on finit souvent par être suffisamment assommé de fatigue et de soucis pour ne plus avoir le loisir de se poser les bonnes questions…
On court, on pare aux urgences, on tient… et à l’arrivée, on se rend compte qu’on a réussi surtout à supporter, souvent sans résoudre autant qu’on aurait voulu.
Il y a ça, mais pas que ça.
Pour les instits qui ont toujours enseigné en ZEP, ça, c’est encore le métier… C’est dur, mais c’est encore le métier.
Ce qui pèse beaucoup plus lourd, c’est aussi tout un contexte, tout ce qui est autour de la classe… Et qui est difficile à décrire, à identifier, qui mine par petites touches qu’on ne voit pas arriver, et qui s’insinuent lentement…
Et puis cet étrange effet de bulle… L’école est comme fermée sur elle-même, à peine un peu ouverte vers le collège ou la maternelle… Même si je me sens bien, dans mon métier – ou plutôt : je trouve ce métier magique, à cause de certains moments magnifiques, paisibles ou joyeux, à cause des histoires humaines qui se déroulent, à cause de mille raisons –, j’ ai aussi une sensation d’asphyxie, parfois…
C’est pour toutes ces raisons et d’autres encore que j’aimerais mettre un peu dehors ce je vois de là où je suis, dans mon école…
Elle est plus dure que certaines, plus paisible que d’autres.
Il y a tout ce que j’ai envie de tirer au clair, pour ne pas rester l’esprit embrouillé devant certaines questions ; tout ce qui est difficile, parfois absurde ou scandaleux, qui est trop lourd à porter, et qui devient plus léger, quand on peut le décrire.
Il y a tout ce qui est bien, aussi, complètement bien …
Il y a tant de choses qui ne sont pas dites, au sujet de l’école, et qui méritent de l’être, pour les élèves, pour les instits, pour tous ceux qui voudraient savoir un peu.
J’ai une liste de petits thèmes, que j’ai notés quand ils se sont présentés.
Je me propose de rédiger à chaud, quand le thème s’imposera, au gré des situations.
Quand j’aurai dit tout ce que j’ai sur le cœur, en bien ou en sombre, j’arrêterai…