Les faux amis de l’école
A l’approche des prochaines campagnes électorales, plusieurs voix s’élèvent ces derniers temps pour défendre un enseignement sérieux et consistant ; on s’en réjouirait volontiers, sauf qu’on entend, presque toujours, derrière ces envolées apparemment humanistes, un curieux refrain : ainsi parle-t-on, dans les rangs de la droite, de la volonté de « perpétuer la France » [1], de l’importance du « lien national »[2], de la nécessité d’enseigner un « récit national[3] » ; mais on trouve aussi dans Marianne la même inquiétude pour la « grandeur de la France[4] », etc. Que penser de ce consensus sur les missions de l’école ?
Pour avoir enseigné le français et sa littérature pendant près de 40 ans, je suis bien convaincue de la chance que constitue notre héritage linguistique et littéraire. Mais qu’on m’explique alors pourquoi l’enseignement du français et de la littérature est victime de tant de restrictions horaires depuis 30 ans[5] ; pourquoi tous nos ténors médiatico-politiques, qui se gargarisent d’éloges de la culture, ne bronchent pas quand les réformes et les budgets la transforment en peau de chagrin. Certains, plus cohérents d’ailleurs avec eux-mêmes, avaient franchement assumé leurs choix en considérant que c’était perte de temps que d’enseigner La princesse de Clèves à de futurs employés de bureau. Ils avaient au moins le mérite de la sincérité et il avaient saigné le budget de l’éducation de façon particulièrement drastique, mais cohérente. Ils sont d’autant plus suspects aujourd’hui quand ils tiennent un autre discours….
Mais est-ce vraiment un autre discours ? Pour nos nouveaux hussards de l’éducation, on doit défendre l’école, soit, mais seulement si c’est une école bien de chez nous, où l’on enseignera des valeurs prétendûment franco-françaises. C’est que l’école, au fond, n’est pour eux qu’un instrument au service d’une propagande simpliste : la culture n’aurait d’utilité que pour définir une identité nationale, traditionnelle et immuable, repliée sur elle-même, à l’abri de toute forme de pénétration des cultures étrangères et destinée à nous protéger des agressions idéologiques de l’extérieur. Il s’agit là non pas d’un souci de mieux instruire, mais plutôt, au mieux, d’un mauvais pli imposé par le pilonnage idéologique de l’extrême-droite et affectant toute la sphère publique, au pire, d’un calcul cynique pour drainer sournoisement les électeurs séduits par les slogans xénophobes.
Et quand bien même on se rangerait à cette conception franco-française de la culture, nos ambitieux pédagogues feraient vite des découvertes gênantes pour leur vision de l’identité nationale : comment feraient-ils pour expliquer Montaigne quand il met en scène des Cannibales venus d’Amérique et s’étonnant de nos absurdes coutumes ? Que diraient-ils quand Voltaire renvoie dos à dos toutes les religions (y compris la religion catholique donc) pour montrer qu’elles sont toutes relatives et égales, ce qui est la seule manière d’être tolérant ? Dans cette école des valeurs nationales qu’on veut nous vendre, quelle serait la place des influences étrangères sur les grandes écoles de pensée et d’esthétique qui ont marqué notre histoire ? l’Humanisme n’était pas que français et il s’est nourri du renouveau des études sur les langues antiques, le Romantisme était d’abord allemand et anglais, les Lumières elles-mêmes sont redevables aux voyages, aux rencontres et aux lectures qui ont fait découvrir par exemple d’autres modèles de gouvernements (monarchie constitutionnelle anglaise, républiques grecques et romaines, etc.) et le terme même de « Lumières » est la traduction du mot « aufklärung », emprunté à Kant.
Poussons plus loin : on peut certes être fier que les Lumières, creuset de la Révolution Française, aient pu se développer sur notre sol et dans notre langue. Il y a là en effet un phénomène assez unique de remise en question des évidences et des préjugés, une affirmation salutaire de la possibilité d’appliquer le raisonnement rationnel à tous les sujets. La Révolution Française a été (et est encore) un phare pour le monde entier, qui peut y trouver le courage de nouvelles remises en question. Mais est-ce bien cela que nos nouveaux penseurs de l’école veulent enseigner ? L’esprit critique ? La revendication d’une liberté et d’une égalité réelles, qui ne se contente pas de vœux pieux ? Si l’on tient vraiment à transmettre « un récit national », il faudra alors étudier les avancées extraordinaires de la constitution de 1793, par exemple à travers le roman de Hugo qui en parle, Quatrevingt-Treize. Ce sont bien, là aussi, les « valeurs de la France ». Mais je crains qu’on ne parle pas de la même France.
Bref ! On doit permettre aux jeunes d’étudier correctement la langue du pays où ils vivent, mais pas pour hisser le drapeau ou pour sauver le « made in France ». On l’étudie parce que c’est la nôtre, celle qu’on parle officiellement sur notre territoire et qu’il convient de permettre à tous de pratiquer à égalité, autant que possible, ce qui n’est pas une mince affaire. C’est une question de démocratie réelle, mais c’est pourtant ce que toutes les réformes rendent de plus en plus difficile.
Il faut bien sûr aussi étudier les œuvres écrites en français, prioritairement, ce qui n’empêche pas de lire également les auteurs d’autres pays et même d’autres civilisations, pour les connaître, parce qu’ils ont autre chose à nous apporter ou parce qu’ils entrent en résonance avec les auteurs français ; faut-il supprimer des programmes L’Odyssée d’Homère ? veut-on priver les élèves de Shakespeare, de Goethe, de Faulkner, de Tchekov ou des Mille et une nuits au prétexte qu’ils n’appartiennent pas à la littérature française ?
Et, surtout, il faut dénoncer cette obsession nationale rabougrie[6], qui est en fait le pire qu’on puisse faire à une culture, quelle qu’elle soit.
Inversement il faut insister sur le fait que toute œuvre culturelle, y compris française, est le résultat de croisement avec d’autres cultures. Ecoutons ce que dit François Rastier à ce sujet : « Dire que les littératures sont des produits nationaux et doivent être interprétées dans un cadre national, c’est complètement aberrant, parce qu’on sait très bien, par exemple dans le cas de l’Europe, que les écrivains ont fait l’Europe bien avant et bien mieux : Goethe répond à Richardson qui répond à Rousseau, etc. Tout corpus d’élaboration des œuvres est un corpus multilingue. C’est une donnée générale de la culture ; se cultiver c’est dépasser sa culture d’origine. »[7]
C’est ainsi qu’en étudiant une langue et les œuvres qu’elle a produites, on ne découvre pas la pureté d’une identité, mais au contraire la possibilité d’accéder à d’autres langues et à d’autres œuvres, d’abord en traduction, puis, éventuellement, dans le texte original.
Si génie français il y a, ne serait-il pas justement dans cette capacité de s’inspirer des cultures étrangères et dans le pouvoir de faire son autocritique grâce à son ouverture aux autres ?
Quant à l’école, si elle se veut laïque, c’est justement pour pouvoir transmettre des connaissances et des principes universels et non pas circonscrits à un territoire, fût-il « national ». Tout le travail d’apprentissage intellectuel consiste à permettre à chacun de confronter ses opinions spontanées, peu ou pas raisonnées, à des exigences de plus en plus savantes, parfois venues de notre tradition, parfois venues d’ailleurs. Ce progrès de la réflexion, qu’on attend des élèves, n’est pas un gavage de savoirs encyclopédiques, comme de tristes réformateurs ont voulu nous le faire croire, encore moins un ancrage chauvin dans notre terroir, mais un entraînement à une exigence d’universalisme de plus en plus rigoureuse. C’est à cette condition que l’école peut contribuer à la rencontre entre des individus venus d’horizons différents.
[1] N. Sarkozy : « La force de l’école de la République, c’est de perpétuer la France en assurant la transmission de l’héritage historique, littéraire et artistique de notre pays. » (http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/04/05/31001-20160405ARTFIG00295-nicolas-sarkozy-l-ecole-de-la-republique-et-rien-d-autre.php)
[2] N. Dupont-Aignan : « nous sommes sans doute européens, certainement citoyens du monde, mais nous devons être d’abord français. C’est à l’école que se tisse le lien national » (http://www.debout-la-france.fr/actualite/article/reforme-du-college-la-lettre-de-nicolas-dupont-aignan-aux-enseignants-de-france)
[3] F. Fillon : « concevoir le programme d’histoire comme un récit national » (http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/29/les-exagerations-de-francois-fillon-sur-les-programmes-d-histoire-a-l-ecole_4989506_4355770.html)
[4] Jacques Julliard, Marianne, 2/09/2016 : [parmi] « les problèmes de la société […] que la politique scolaire […] empêche de résoudre […] j’ajouterai, en toute simplicité, l’avenir et la grandeur de la France »
[5] Cf l’analyse faite par le collectif « Sauver les lettres » : http://www.sauv.net/horaires.php
[6] Signalons à ce propos que le mot de « nation » n’a pas toujours impliqué un repli ethnocentriste, mais qu’il était au départ un terme révolutionnaire désignant l’unité du peuple citoyen, par opposition à l’incarnation de cette unité qu’avait été le roi auparavant.
[7]http://www.canalu.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/apprendre_pour_transmettre_l_education_contre_l_ideologie_manageriale_francois_rastier.13984