Le numérique, entre harcèlement et coups de trique
Depuis que nous sommes entrés dans l’ère du numérique, l’Education Nationale nous abreuve de mails auxquels, la plupart du temps il faut bien l’avouer, nous jetons un regard distrait et un tantinet agacé avant de les précipiter dans un trou noir de l’espace cybernétique.
Pourtant l’autre jour, alors que je m’apprêtais à me débarrasser d’un questionnaire sur « les usages du numérique des enseignants du 2ème degré », sans doute prise d’un bien involontaire –et stupide, je l’avoue- remords, ma main hésita quelques secondes avant d’appuyer sur le bouton fatal, le temps nécessaire hélas ! pour que mes yeux transmettent à mon cerveau la phrase suivante : « L’ensemble de la communauté éducative se doit de favoriser l’acquisition des compétences des élèves par les usages pédagogiques du numérique. » Ma main resta donc en suspens et mon sang commença à entrer en ébullition : D’abord, je ne fais partie d’aucune communauté et qu’on m’y enferme sans me demander mon avis, ça m’énerve. Et puis ce ton péremptoire : « se doit de favoriser », « se doit » ! La forme réflexive comme pour nous présenter cette obligation comme un devoir moral, auquel nous ne pourrions échapper sans nous rendre coupables. Et que nous devons-nous de favoriser ? Non pas l’instruction, l’esprit critique, mais « l’acquisition des compétences » ! Quelle noble et exaltante tâche pour un professeur ! Et bien sûr cette acquisition se fera grâce aux « usages pédagogiques du numérique ». Là, c’est assez bien vu car « compétences » et « usages du numérique » font assez bon ménage. Mais ce n’est pas notre métier.
Prenant mon courage à deux mains, je poursuivis ma lecture : « Afin de mieux cibler vos besoins » . Ben oui ! c’est une chose entendue : nous avons tous « besoin » du numérique ! Nous avons même dans ce domaine « des besoins », aussi pressants semble-t-il que ceux qu’on nomme vitaux….. « Nous vous demandons par ailleurs d’imprimer vos réponses pour en garder une trace papier et la joindre aux documents demandés lors de votre prochaine inspection.[1] Ce document sera la base d’un échange avec votre inspecteur lors de l’entretien individuel. » J’en restai bouche bée : cette enquête ne peut avoir un caractère obligatoire, c’est le principe même d’une enquête en démocratie. Mais fidèle à ses pratiques totalitaires, l’EN trouve le moyen de convaincre les éventuels réfractaires : après la persuasion, l’intimidation. C’est proprement scandaleux !
Pourtant un autre message émanant du MENESER[2], nous affirmait que « Comme la loi en fait la plus stricte obligation, vos réponses resteront confidentielles et anonymes. » Faudrait savoir !
Entre le 16 mars et le 20 mai j’ai reçu pas moins de 13 mails concernant l’enquête sur les usages du numérique émanant de CARDIE[3], d’un « délégué au numérique » ou du MENESR et 5 autres pour une invitation à la « Journée Académique de l’Innovation et du Numérique Éducatif, JAINE ». ! Si ce n’est pas du harcèlement, ça y ressemble….
Le numérique…dernier remède miracle censé guérir l’école de tous ses maux , auquel l’EN feint de croire pour se donner des airs de modernité, se dédouaner de son incurie et satisfaire les appétits des industriels.
Joëlle Fanger – 2016/07/13
[1] Les inspecteurs, eux, apparemment, sont largués, puisqu’il faut leur « imprimer » les documents en version papier, à l’ancienne! Il faudrait peut-être leur suggérer de suivre un stage…
[2] Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
[3] Cellule Académique de Recherche et Développement pour l’Innovation et l’Expérimentation.