Groupes de un
Vendredi 18 décembre 2016
Tout à l’heure, ma collègue est entrée dans ma classe et m’a chuchoté à l’oreille : « Hé ben… Ils ne savent pas travailler en groupe! »
Comme j’étais moyennement de bonne humeur et un peu tendue, en ce vendredi de veille de vacances de Noël – les vendredis sont toujours difficiles, mais celui d’avant Noël a la palme – j’ai pensé : « Ben tiens, évidemment », puis j’ai dit : « C’est normal, ils sont trop petits, ils ont huit ans. » Et puis comme j’étais d’humeur maussade, quand même, j’ai enchaîné, un peu mauvaise : « Pourquoi on les embête avec cette histoire de groupes ? C’est pénible. C’est tellement idéologique, encore, ça aussi. » Elle a cherché à trouver une bonne raison : « Mais pour plus tard, il faut bien qu’ils apprennent… »
Alors je me suis un peu emballée : « Mais moi, je n’ai jamais fait ça, à l’école, et regarde, je n’ai aucun problème pour travailler en groupe. » Et là, elle a souri, amusée, gentiment, d’un air entendu, ce qui m’a un peu énervée encore. Comment ça, il paraît que je ne sais pas travailler en groupe ? Mais pas du tout, ce n’est pas parce que je conteste – systématiquement – toutes les fois où je ressens une injuste pression du groupe, que je ne travaille pas en groupe, la preuve, quand j’ai fait mon bouquin, on était toute une équipe, et ça a très bien fonctionné.
J’aurais bien continué sur ma lancée : « Ne pas confondre travail de groupe et aliénation des individualités créatives au nom de l’homogénéité, d’ailleurs souvent stérilisante pour le groupe lui-même. Et puis travailler en groupe, ça ne s’apprend pas, il suffit pour ça d’être quelqu’un de sociable. D’ailleurs, parfois, ceux qui n’ont que le travail en groupe à la bouche sont les plus individualistes, ils ne sont pas là quand il s’agit d’être solidaires, et d’autre fois encore, c’est au nom du travail en groupe qu’on est priés, en fait, de suivre comme des moutons la parole d’un seul, qui a plus d’aplomb et d’autorité que d’autres, et d’ailleurs encore, c’est souvent ce qui se passe quand on met les enfants en groupe, ils ne savent pas encore être solidaires, alors les plus affirmés écrasent les autres, et puis zut, on n’a pas des choses plus urgentes à leur faire travailler, et puis zut encore, toutes les soit disant valeurs qu’on veut leur inculquer par le travail de groupe, est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres manières plus judicieuses de les transmettre, et puis finalement, qu’est-ce qu’on veut leur inculquer, qu’ils ont droit aux moyens de leur liberté, ou qu’ils doivent se préparer à un monde dans lequel il faudra suivre le groupe, y compris contre ses convictions intimes et sa conscience profonde ? »
Je n’ai pas dit tout ça.
Ma collègue est retournée dans sa classe. J’étais un peu embêtée, je l’aime beaucoup, c’est une amie, on s’entend très bien, on se respecte totalement, on s’amuse bien, à entrer de temps en temps par surprise dans la classe l’une de l’autre pour se faire des blagues, à lancer des petites remarques ironiques aux élèves.
A la pause de midi, elle est entrée dans la salle des maîtres avec un grand sourire, elle m’a prise dans ses bras, câlin, et elle a dit : « Allez, t’inquiète pas, on fait du travail de groupe à deux, nous, et puis même, si tu veux, on fera des groupes de un ! »
Des « groupes de un »… J’avais entendu une enseignante dire ça, il y a quelques années, dans mon ancienne école : « Moi, je fais des groupes de un ! » Ca m’avait bien plu, ça avait dû rester dans un coin de ma tête.
Et un jour, il y a trois ans, avec une collègue, on voulait tester les voix de nos élèves, pour savoir s’ils chanteraient en première ou en deuxième voix dans la chorale ; nos deux classes étaient réunies, et elle m’a demandé : « Tu veux qu’on fasse comment ? On les fait passer par groupes de quatre ? De trois ? De deux? » Perdue dans mes pensées, j’ai répondu, très sérieusement : « On va faire des groupes de un ». Je n’aurais pas tiqué si elle n’avait pas repris devant les élèves en riant : « Votre maîtresse veut faire des groupes de un ! Attendez, ne bougez pas, je le note dans mon cahier de perles… des ’groupes de un’… ». Alors c’est resté, depuis, comme petite blague emblématique de mes réticences à certaines injonctions officielles.
Ce n’est pas que je sois rétive absolument au travail de groupe, je me dis même qu’il va bien falloir que j’essaie, un jour, mais franchement, dans ma pratique, ça ne me vient pas. J’aime que les élèves soient tranquilles, au travail, qu’ils s’appliquent, qu’ils écoutent, qu’ils progressent et grandissent, qu’ils prennent confiance en eux et goût pour l’étude. C’est difficile, l’étude solitaire, c’est sans doute la chose la plus difficile au monde. Mais qui peut-être apporte le plus, aussi, en force, paix, espoir et source de joies. Alors, de mon point de vue, il ne faut pas traîner. C’est maintenant, quand ils ont l’énergie de l’enfance, qu’on doit leur montrer de quoi ils sont capables, et quelles sont leurs propres forces.