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Analyses générales

" Nouveau public "

A-t-on remarqué que la plus forte contestation actuelle de la réforme Allègre des lycées, née sans aucun mot d'ordre syndical, mais de l'examen attentif des textes du Bulletin Officiel de l'Education Nationale, se développe dans la plus grande Zone d'Education Prioritaire (ZEP) de France, au Havre ?

A-t-on remarqué, donc, que les défenseurs d'horaires disciplinaires décents, de disciplines clairement identifiées, et de contenus ambitieux et formateurs, sont aussi ceux qui ont le public le plus difficile, en principe ?

A-t-on remarqué, donc, que ce ne pouvaient être des professeurs élitistes s'adressant à une élite qui prenaient la parole et emmenaient, avec leurs collègues de collèges et des parents déterminés, une ville entière ?

Comment les tenants de la réforme voient-ils nos élèves de lycée, ceux que nous côtoyons tous les jours, et que nous apprécions, nos élèves ? "A chaque heure une masse entre dans la classe, bardée d'écouteurs, de portables (interdits, dit-on), parfois juchée sur des rollers, elle s'empare des lieux. Avant que le professeur ait ouvert la bouche, la parole circule, souvent violente, parole des rues et des stations libres, sans parler de la violence physique, parfois mortelle. Exagérons-nous ? C'est l'expérience quotidienne de beaucoup d'établissements." (Jean-Claude Chevalier, Le Monde du 16.03.2000). Oui, cette situation peut exister, nous le savons. Mais à la généraliser, on crée le fantasme. Mais à la diffuser, on calomnie nos élèves. Mais à l'utiliser pour faire passer en force une réforme qui baisse, dans chaque discipline, le niveau des exigences, on montre clairement qu'on considère une génération entière comme des cochons à qui il ne faut plus donner, faute de digestion ou faute de budget, la confiture qu'ont reçue leurs aînés.

Les zélateurs de la réforme du français ont-ils par exemple pris conscience qu'en réduisant les horaires de la discipline, ils réduisaient d'autant le temps d'apprentissage, ou de réflexion, ou de recherche, des élèves qui en avaient le plus besoin - et au nom desquels ils prétendent parler ?

Les zélateurs de la réforme du français travaillent-ils en ZEP ? Ont-ils déjà eu devant eux une classe de Seconde Technologique, issue de collèges de ZEP, qui ne veut plus entendre parler du "sujet 1" (le sujet le plus "moderne", né de la réforme de 1995, l'étude d'un texte argumentatif) et de ses questions technicisantes, mais qui réclame de l'étude littéraire (le "sujet 2"), parce que "là au moins on a un vrai texte" ?

Les zélateurs de la réforme du français ont-ils pris conscience qu'en prétendant aider, ou comprendre, ou prendre en compte, les élèves en difficulté, ce "nouveau public" dont on nous rebat les oreilles, qu'ils ne connaissent pas - quel participant du GTD de Lettres enseigne en ZEP ? -, mais que nous, nous connaissons quotidiennement, ils le mettaient en difficulté ? La modification du sujet 1 en 1995 (issue de ces mêmes zélateurs), remplaçant le résumé de texte par des questions sur l'argumentation, a supprimé un exercice d'écriture difficile - donc productif ! - et stimulant, pour des questions oiseuses et souvent déstabilisantes pour les élèves. Ne voit-on pas qu'en parasitant les écrivains par un questionnement forcément inférieur, en qualité, au texte proposé, on tue l'œuvre, l'écrivain, le texte, l'intérêt, le sens, l'approche intuitive - une intuition qui sert les élèves culturellement moins préparés, et leur permet, avec notre aide, d'exprimer leur approche d'une question ? Et qui n'a pas vu que, par un effet pervers, ce "nouveau" sujet 1 de 1995 peut donner lieu aux dérives les plus réactionnaires, en leur ouvrant largement les portes (qu'on consulte les Annales du bac de français !) ?

Enfin, que penser du mot-piège, la "réforme" ? On croit que "réforme" suppose une "amélioration", un remède à des maux antérieurs (que nous ne nions pas). Et si "réforme" signifiait "régression" ? "renoncement" ? Et si la nécessité de la "réforme" n'avait pas été créée de toutes pièces par une dégradation régulière et drastique des horaires d'enseignement du français en collège, alors qu'on l'attribue à des professeurs qui n'auraient pas su "s'adapter", ou à un public qui a "changé" ?

Et si la "réforme" se retournait contre ceux qu'elle prétend aider et reconnaître, en leur déniant, par le mépris, le droit de s'affronter au langage par des exercices difficiles jusqu'à pouvoir exprimer une pensée claire et construite ? Et si ces exercices canoniques d'analyse fine des textes et de composition logique avaient une vertu dont on ne parle pas : celle d'offrir à la réflexion - donc au progrès - des élèves les plus démunis un support solide et net que les imprécisions et l'excès des nouvelles instructions leur refusent? Ces exercices donnent le recul personnel, l'esprit critique, la liberté de pensée et d'expression, auxquels les élèves de ZEP ont aussi droit.

Il ne s'agit pas ici de crispation, de passéisme, de réaction. Il s'agit de nos élèves réels, dans nos classes, dont nous savons qu'ils ne refusent pas la difficulté -même s'ils en souffrent- et que cette difficulté les fait progresser au-delà de tous nos espoirs. Et que si on refuse cette difficulté aux élèves de ZEP, d'autres sauront la proposer à des élèves plus "choisis".

Agnès Joste, professeur de Lettres au lycée Claude Monet, Le Havre.

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