La logique du profit immédiat

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Texte paru sur Lettres et débats alors que certains collègues se demandaient s'il n'y avait pas dans les réformes "un complot"...

La logique du profit immédiat

Attention : ce message est très long. Désolé : j'y ai mis tout ce que j'avais actuellement sur le cœur ..

Il se dit, chez certains, que l'école n'est plus efficace et ne répond plus aux besoins de notre société moderne.

Il y a peut-être du vrai là-dedans. Je l'admets bien plus volontiers quand ce sont des profs qui le disent, et, dans ce cas, je suis prêt à en discuter "sereinement" afin de trouver des solutions (si toutefois on daigne bien discuter avec moi).

Cela me gêne beaucoup plus quand je l'entends de la bouche d'un Ministre adepte de la "plus-value" ou de journalistes "libres et indépendants" sponsorisés par la marque X, ou, même de chefs d'entreprise ...

Le discours peut être identique à celui de collègues, pourtant ; il n'empêche que j'y soupçonne comme un "complot"...

Quand je propose à mes élèves de faire quelque chose d'inhabituel, leur première question est, systématiquement : "A quoi ça sert ?". Quand je leur demande pourquoi il leur arrive de juger que l'école "ne sert à rien", c'est parce qu'ils s'y ennuient (j'en conclus que c'est parce que cela manque d'actions, au contraire des films américains qu'ils apprécient beaucoup, ou parce qu'on ne zappe pas assez à leur goût). Quand je leur demande pourquoi ils estiment que "lire ne sert à rien", c'est souvent parce que le livre est trop long (j'ai fait avec eux le Colonel Chabert (111 pages) => trop long ; Le Horla => encore trop long, pour certains ...) ou que l'histoire est dépassée ; ce qui les intéresse, c'est quand il y a de l'action, du suspens (qui fait peur, si possible), du "vécu" ( = c'est vrai et moderne).

De plus (ou par ailleurs), je ne crois pas non plus me tromper en déclarant que, d'après eux (et bien d'autres) n'est utile que ce dont on peut profiter immédiatement.

- Par conséquent, l'enseignement tel que nous le concevons n'est effectivement pas utile puisque cela demande du temps et rentre dans une politique d'apprentissage progressif. Etre efficace, ça serait leur donner du " tout cuit ", du réchauffé ou du " prêt à penser ".
Je saurais sans doute le faire mais je m'y refuse : je souhaite encore, dangereux et vain idéaliste que je suis, leur apprendre à penser par eux-mêmes (et je suis d'accord pour dire que la littérature n'est qu'un moyen, parmi d'autres, de les amener à cela).

- Par conséquent, la culture ne rentrant pas dans la logique du profit immédiat (pas assez concret, comme profit), mieux vaut la proscrire. Ce qui compte, aujourd'hui, c'est le profit immédiat : se faire un maximum de fric en un minimum de temps.

Exemples :
1) Le fameux jeu-concours sponsorisé par la banque CIC, dans lequel, pour gagner un séjour à New York (visite de Wall Street comprise ?) les élèves "jouent" en bourse (les fonds de départ sont virtuels ; les entreprises citées et leur évolution boursière ne le sont pas). Voilà une manière simple et diablement efficace d'enseigner la pratique du capitalisme à nos élèves. Et ce serait faire preuve d'une très mauvaise foi de leur demander, comme je l'ai fait, ce qu'ils ont retenu de cette expérience ("La bourse, c'est bien. Cela nous a donné envie de nous y mettre" ; et dans quelle banque vont-ils placer leur argent, à votre avis) ou de croire un seul instant que CIC n'est pas une association à caractère philanthropique et qu'elle aurait mis en place ce concours pour se faire de la publicité à peu de frais. Croire cela, ce serait vraiment penser qu'il y a des complots partout. Aussi je m'en abstiens.
Anecdote : dans un premier temps, notre Proviseur Adjoint avait refusé que ce jeu "entre" dans le Lycée. Il a eu un appel de l'ancien président local F.C.P.E., travaillant au CIC et lui demandant pourquoi il refusait alors que cela se faisait déjà partout. Voir dans cet argument une logique très mondialiste du type "je suis bien obligé de licencier 10000 personnes et d'aller installer mon entreprise en Asie, puisque cela se fait déjà partout", serait bien évidemment voir du complot partout et être soupçonné de propos séditieux et ultra gauchistes.

2) Un élève passe en Conseil de Discipline dans mon tranquille Lycée, cette semaine. Motif : a été récupéré ivre mort alors qu'il essayait de faire le mur. Raison : il avait perdu l'argent récolté en vendant du chit. Le problème, c'est que ce n'était pas une petite somme (des milliers de francs) et qu'il s'est saoûlé parce qu'il avait la trouille au ventre d'avoir à rendre des comptes aux caïds qui ont mis en place dans les établissements du coin un trafic de drogue assez conséquent pour qu'on y reconnaisse toutes les pratiques d'une organisation mafieuse (encore du "complot" ; mais cette fois-ci, ce n'est pas moi qui le dis, c'est la police qui fait des découvertes "stupéfiantes" en ce moment...).
Décidément, nos élèves ont tout compris à la logique du profit immédiat. Le tout c'est de ne pas perdre l'argent si rapidement gagné.

Certains penseront que je suis hors sujet en écrivant cela. Je ne le crois pas, hélas !...

Laurent