LE TABLEAU NOIR DE L'ECOLE
Une analyse de Martin Rey sous forme de requiem incisif.
Dans les années 70 fleurirent quantité de témoignages cocasses ou dramatiques sur le vécu des profs. Débarquant dans les collèges Haby, ils découvraient avec stupeur l'abîme qui séparait leur formation et la matière première vivante qui leur était désormais livrée à l'état brut, en vrac et en masse : on parlait alors de moyens à prodiguer massivement. Cette fin de siècle voit en revanche se lever des boucliers contre la restriction des horaires d'enseignement et les fins assignées à l'Ecole voire la fin annoncée de l'Ecole. Parmi les ouvrages les plus pénétrants qui viennent de paraître sur le sujet, citons L'Ecole désoeuvrée, la nouvelle querelle scolaire (chez Flammarion) de Laurent Jaffro et J. Baptiste Rauzy (ce dernier étant prof de philo à l'université d'Aix) et L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, une thèse radicale et fort éclairante soutenue avec autant de vigueur que de rigueur par J. Claude Michéa aux éditions Climats. Doté d'un titre tout aussi significatif, La chute de la maison Ferry que publie un certain Martin Rey aux éditions Arléa résume et justifie les alarmes de tous ces défenseurs du service public d'enseignement que la propagande ministérielle et l'air du temps font passer pour des privilégiés grincheux. Pourquoi s'attarder sur ce dernier ouvrage ? Dans sa brièveté sans concessions aux idées reçues, il va droit aux enjeux et puis, quelqu'un qui cite Chesterton et, malgré la censure, a encore des emportements de plume dignes de Bernanos dans La France contre les robots ne saurait être ni un mauvais bougre ni un piètre écrivain . L'espèce se fait rare, profitons de l'occasion . Et de ce qui reste de liberté d'expression.
INCH ALLEHGRE
Laissons à l'auteur son pseudonyme littéraire : il ne fait pas bon , par les temps de terrorisme administratif qui courent et quand on est de la maison qui s'intitule sans doute désormais abusivement "Education nationale", se frotter aux Diafoirus de la pédagogie qui pontifient dans les médias et au bouffon rancunier qui a si poujadistement ouvert la chasse aux profs pour mieux faire avaler à la population ses décisions.
Allègre simplement maladroit, comme on nous le serine ? Bien plutôt mal-à-gauche, lui qui prétend remédier à une crise de l'Ecole en tuant le patient à coups de prescriptions ultra-libérales et droitières. Car tel est le nouveau sens de l'Histoire devant quoi tout doit plier. Les enseignants ? Mis en accusation et désignés à la vindicte publique. Leurs méthodes ? A ranger au placard des illusions républicaines. Leur statut ? Flexibilisé et annualisé. Leur nombre ? A réduire d'urgence en les remplaçant par des emplois précaires et peu qualifiés puisqu'il ne s'agit plus d'instruire mais de faire plaisir aux chères têtes blondes et brunes. Leur autorité : à saper par tous les moyens. Pourquoi d'ailleurs se soucier de leur avis puisque la réussite est un droit et qu'il n'y a d'échec qu'immérité ? Les voici donc marginalisés et avec eux l'instruction et l'éducation dont l'Etat les avait chargés en en dépossédant la famille. Aux parents et élèves de cogérer les "lieux de vie lycéenne". Les lycées devenus comptoirs de bistrot, le thermomètre de la notation cassé pour pouvoir prétendre que tout le monde est bien portant, les diplômes dévalués par un contrôle continu soumis à toutes les pressions, les entreprises "auxquelles on sous-traite des pans entiers de l'Education" envahissant le champ scolaire , les établissements mis en concurrence , chacun avec son "projet", en dehors de toute égalité nationale, les savoirs comprimés ou amputés, le collège devenu "un primaire prolongé" et la terminale ne fournissant plus que des compétences élémentaires, on est loin de Jules Ferry et d'une Ecole "chargée de former des hommes et des citoyens" . Mais on ose, remarque l'auteur, accuser l'enseignement de créer le chômage alors qu'il en subit les conséquences et l'on invoque la vie à laquelle ouvrir l'Ecole "comme si la vie était la loi du marché" ! Quel républicain ne souscrirait à un tel constat ? Mais M. Rey va plus loin dans le diagnostic.
LIBERAUX ET LIBERTAIRES, MEME COMBAT
Quitte à faire grincer quelques dents, il met en évidence la collusion de prime abord paradoxale entre les libéraux d'Euroland et les libertaires soixante-huitards, tous unis pour abattre les derniers vestiges de l'exception française. C'est alors, à travers le destin de son école, le tableau d'une société en proie à une crise avant tout morale qu'il nous offre.
Qui prône en effet le dépérissement d'un Etat réduit à faire la police minimale pour que les comptes en banque soient bien gardés, qui a intérêt à priver le peuple de l'Ecole, la seule arme dont il dispose pour s'élever, qui donc proclame que l'Ecole est "le grand marché" du siècle à venir (vivent les bases de données payantes sur Internet et les établissements privés hauts de gamme), qui sinon le libéralisme animé par sa "logique comptable" ? Mais quels alliés ne trouve-t-il pas pour justifier dérégulations et dénationalisations en la personne des libertaires rousseauistes, idolâtres d'une jeunesse à la science innée et qu'il importe de ne surtout pas déformer en la formant, censeurs de toute autorité dont ils assimilent la moindre manifestation au nazisme et qui ont ancré dans les esprits que l'Ecole est le lieu de toutes les oppressions ? Quand on songe que 68 a liquidé le vieux monde culturel pour frayer la voie à Bill Gates, on ne s'étonnera pas qu'Alain Geismar soit Inspecteur sous Allègre.
Reste une Ecole, reflet d'une société où l'individu, réputé essentiellement bon, est défini comme une infinité de désirs à satisfaire et où toute autorité, tout savoir acquis sont taxés d'abominables archaïsmes.
Conclusion de l'auteur qui a l'avantage de clarifier bien des situations : "Quand le libéralisme se proclame de gauche, aujourd'hui être démocrate, c'est être réactionnaire." Assurément mais qui, parmi ce qui reste de professeurs devenus peu ou prou en-saignants tremblants, culpabilisés et corvéables à merci, est prêt à porter haut et fort contre vents de l'idéologie et marées de la mode ce noble titre de réactionnaire de gauche ? Et si on lançait la mode ? Je vois d'ici quelques intellectuels tentés par le pari ou le créneau. Alors, en dépit des intérêts en jeu et de l'entropie culturelle à la quelle nous sommes soumis, tout n'est peut-être pas perdu.
Pierre Murat, professeur au lycée Jean Perrin, Marseille
Texte publié dans Le Pavé, n° 77, 16/09/99
Martin Rey, La chute de la maison Ferry , éd. Arléa, 142 pages, 95 francs .
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