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Et parce qu'il n'est plus possible de se taire

Causons...

 

Que la littérature n'est pas réductible à l'argumentation, encore moins à la rhétorique antique redécouverte ( !! )

Réponse à A. B. par Y. Z.

Fervent lecteur de "L'ECOLE DES LETTRES" depuis des lustres, nous y trouvons ce mois-ci votre coupon-réponse préformaté sur la "refondation du Français" (sic). Or, n'étant pas censé souscrire spontanément au principe même de cette réforme, permettez-nous de ne pas nous couler en ce moule, mais de répondre directement à Alain Boissinot, le seul, dans ce numéro spécial, qui prétende à l'analyse ... argumentée. Qu'il en soit donc chaleureusement remercié. D'autant que le cher homme sait séduire son public en renouvelant considérablement les perspectives de la discipline - qu'on en juge plutôt:

"On a gagné" ( ... ), la façon dont prolifèrent les éloges des héros de la nouvelle Iliade (Zizou et les autres), tout cela participe pleinement de l'éloquence épidictique, aussi bien que l'affirmation des valeurs d'un pays qui, le temps d'une victoire, s'émerveille de se voir "black-blanc-beur". (p.103)

Hélas, lorsqu'on approfondit un tant soir peu son "argumentaire", on éprouve l'irrésistible besoin de mener à bien la thèse que les récentes manipulations, souterraines ou affichées, nous inspirent: "DE LA PHRASEOLOGIE CHEZ NOS PRETENDUS REFORMATEURS, ET QU' ELLE NE TROMPE PERSONNE - IDEOLOGIE, AUTOPANEGYRIQUE: CONFUSION OU FUMISTERIE?" Sujet ambitieux autant qu'inédit et qui, cela va sans dire, réserve à M. B. comme à ses compagnons de bulletin la place d'honneur.

Or donc, M. B., évitant parfois les platitudes du style épique, nous rappelle l'émergence de l'argumentation dans l'enseignement contemporain du Français, tant dans le premier que dans le second degré. Si l'on suit son bref historique - qui avoue son schématisme pour mieux dissimuler ses présupposés - on comprend que l'introduction par la petite porte de sujets de compréhension-argumentation au baccalauréat (sujet 1: le fameux -résumé-discussion, après 1968; remplacé par un questionnement plus encadré portant sur un texte argumentatif, à partir de 1994) n'a qu'une justification, mais absolument imparable: la "grande vague de démocratisation des lycées" (touchant élan métaphorique), laquelle implique 1'"ouverture" de ces vieilles maisons à des préoccupations "moins exclusivement littéraires". Or les retrouvailles bénies de l'école avec le monde tel qu'il est - dont, à en croire M. B., nous détournerait irrémédiablement l'autisme littéraire, perché tel un angelot trop mignard sur son ridicule nuage - auraient été souillées par une coupable dérive dans les années 90: l'abandon des articles journalistiques (le plus souvent tirés du Monde) au nom d'un retour au "tout littéraire" (sic), c'est-à-dire le choix d'un corpus de textes littéraires pour le sujet 1.

La brillante rétrospective de M. B. élude ici une question décisive: pourquoi la redéfinition du sujet en 1994? Peut-être certains idéalistes ont-ils en effet voulu renouer ainsi avec la littérature et conférer à l'épreuve de Français une inhérence reconquise quoi qu'évidemment, toute thèse en littérature proprement dite se ramène esthétiquement à un pur prétexte, intentionnel ou référentiel. Plus sérieusement donc, la suppression du bon vieux résumé-discussion équivalait à un cuisant constat d'échec: parallèlement au commentaire composé et à la dissertation, exercices proprement littéraires, on avait lancé le sujet 1, plus discursif, pour donner à chacun sa chance" et miner, grâce à ce ballon d'oxygène, l'hégémonie des Lettres au sein de la discipline. C'était compter sans l'érosion galopante de l'expression: lors même que des cohortes toujours plus nombreuses se ruaient, confiantes, sur le premier sujet, leurs difficultés accrues dans le maniement de la langue (qui ont, elles aussi, leurs causes multiples) entravaient la compréhension du "message", la restitution des idées, plus encore, la discussion des thèses en présence.

D'où la nécessité patente de recadrer l'exercice par le biais de questions plus ponctuelles, mieux guidées, par l'introduction de relevés et d'observations ne visant pas l'interprétation. Dans cette simplification, l'erreur fut de se fonder sur des textes littéraires argumentatifs, c'est-à-dire plus "difficiles" même s'ils étaient "mieux écrits"; mais c'est aussi que l'écriture journalistique venait d'être la pierre d'achoppement du modèle précédent et qu'à l'époque, décemment, on n'envisageait pas, comme certains, de faire plancher sur le journal télévisé, les débats de Sept sur Sept ou la "rhétorique" de la Coupe du Monde... Dans tous les cas, on nageait en plein compromis - que les sujets récemment projetés vont pour leur part trancher comme un noeud gordien: ne demeurerait, à l'écrit, que le sujet 1 (retoiletté, ça va sans dire) et ... l'expression libre! Exit la réflexion littéraire, cet empêcheur de citoyenner en rond, cette épine empoisonnée dans la bonne conscience de nos réformateurs. L'ablation, par sa radicalité, aurait au moins 1e mérite de révéler au grand jour une ligne idéologique qui, jusqu'alors, tergiversait et minaudait en se fardant la face.

Pour justifier cette évolution dont il se veut le héraut, M. B. invoque ensuite, avec des trémolos sous sa plume, la déferlante de la "démocratisation" sur laquelle ce rusé entend surfer en pédagonaute du troisième type. L'inconvénient, c'est qu'il assimile allégrement. comme il se doit, la souhaitable mais patiente démocratisation de la culture à ce parti-pris d'une "massification" immédiate de l'enseignement, décrétée en 1989 et non au lendemain de 1968, on s'en souvient. Ici, on a confondu l'idéal et le bon sens pragmatique, la fin et les moyens, l'intention et le délai. On a imposé le "lycée pour tous" du jour au lendemain, comme un fait, sans se donner le temps de préparer le terrain où bâtir le grand édifice. Inconséquence naïve ou calcul machiavélique? Une f ois la charrue devant les boeufs, ceux-ci devraient suivre vaille que vaille, faute de quoi ils seraient déclarés traîtres à la bonne cause. Tant il est vrai que la massification ainsi conçue n'est aucunement une fatalité "naturelle", mais bien une décision politique qui, non seulement semble n'autoriser aucun débat, aucune réflexion, aucune critique, mais encore fournit à un exécutant de la trempe de M. B. l'argument – spécieux - d'une incontournable "adaptation" à de nouveaux "publics", avec lesquels il a lui-même le regret de ne plus trouver "la connivence intellectuelle de jadis"(sic)! D'où son dada de l'argumentation; d'où ses efforts pathétiques pour justifier sa quête ailleurs (dans la rhétorique, le social, les thèses de tous poils) de ce qu'il n'a ni le courage ni l'étoffe d'enseigner, de faire partager ici - tant c'est délicat, en effet: le génie littéraire. C'est-à-dire la liberté de penser et de s'exprimer, garantie par la création (littéraire) envisagée dans l'étude précise de ses moyens comme de ses enjeux spécifiques. La littérature, cher B., ne relève pas d'une complicité a priori de classe ou de caste, héritée de la naissance; on est d'abord initié (c'est le rôle de l'institution), puis on se forme à cette pratique complexe - et culturelle - d'une parole de liberté.

Si M. B. nous rebat les oreilles de sa marotte: le "tout argumentatif" (tout est argumentation, en effet, même l'intertextualité, dès lors qu'il y a ... dialogue entre les textes !!), c'est pour une raison bien simple: il s'avoue l'un des pères-porteurs de cette ébouriffante "théorie" et pond maint ouvrage sur la question (cf. l'autocitation de son livre, avec ses références éditoriales, p.99, à l'intention des béotiens que ne manquera pas d'illuminer cette bible en son sésame). Docteur Frankenstein de papier, ne s'inquiète-t-il pas toutefois parce que l'argumentation, sa créature, connaît un tel engouement ces temps derniers que ses épigones risquent fort de lui faire de l'ombre dans son fonds de commerce, le dépossédant sur ses propriétés mêmes? Mais, pauvre M. B., c'est la rançon de l'opportunisme, surtout s'i l rapporte...

Maintenant, à quoi se résume la thèse de M. B.? - Oh, elle est bien simple, très tendancieuse: pour lui, dont la seule référence semble la pédagogie du collège, il importe avant tout d'éradiquer de l'enseignement en lycée l'étude de la littérature qu'il n'a pas comprise (ou affecte de ne pas comprendre pour les besoins de sa cause?). Dans la première éventualité, il s'apparenterait singulièrement au dogue ignare qui lui tenait lieu de ministre.

Si l'on parvient à démêler le fatras théorique de son exposé, sous cette rhétorique classique curieusement mâtinée de jargon à la mode, on est littéralement stupéfié par les tenants et aboutissants de son projet. Il ne s'agit de rien moins que de ramener le Français en lycée à la reconnaissance puis à l'inventaire des types de discours. Mais dans quel but? Serait-ce pour dégager le non-dit, l'implicite, apprécier la "signifiance", la richesse de l'écriture littéraire? Non pas!: pour "persuader et convaincre", pour répandre la bonne parole citoyenne - mot-clé, mot creux du moment - comme la manne providentielle de ces centres de normalisation en quoi l'on entend changer les lycées. M. B. croit-il sérieusement que l'étude rhétorique, purement descriptive, des modalités discursives, un des plus puissants soporifiques élaborés hors de la pharmacopée traditionnelle, "en tant qu'il donne de plain-pied sur la société actuelle"(!), puisse captiver tant soit peu nos sauvageons (sic), décidément bien patients, et dissuader les enfants de tous ces laissés-pour-compte de l'horreur économique de fondre un jour sur les beaux quartiers où se claquemurent les nouveaux nantis, nos décideurs, qui destinent à l'école privée leur progéniture?

Mais M. B. ne s'en tient pas à ce tour d'horizon des formes du discours, à sa pratique obsessionnelle de l'argumentation; c'est un effarant aveu qu'il nous livre par deux fois, avec une ingénuité désarmante. B. n'a qu'un rêve: renouer avec la rhétorique antique !

Non content d'"organiser l'enseignement autour (sic) de ces grandes formes de discours que sont le narratif, le descriptif, l'explicatif et l'argumentatif", de se féliciter de ce que "la classe de seconde affine en priorité la pratique et la connaissance des façons de convaincre et de persuader, la classe de première (...) la capacité à délibérer", B. chante les "retrouvailles de ce que nous appelons maintenant argumentation avec ce qui fut longtemps l'empire de la rhétorique" - sidérant progrès! Car l'évolution de l'enseignement des lettres, aux yeux de ce fin lettré, se résume au tiraillement stérile entre histoire littéraire et rhétorique, c'est-à-dire excès de description externe et hypertechnicisme interne; d'où l'idée du démagogue: puisque le "public" a considérablement changé, que les repères lui échappent, que la mission prioritaire de l'institution est devenue civique et, pour sembler dans l'air du temps, doit s'ouvrir sur le monde immédiat, la vieille rhétorique n'a qu'à se métamorphoser en éducation à l'argumentation, et l'on aura honoré les impératifs de "l'éducation citoyenne", via la manipulation du langage "comme tentative d'agir sur autrui". Les enjeux sont limpides - et vive la citoyenneté-propaganda! Pour noyer le poisson, reste à maquiller cette soupe d'un pseudo discours scientifique qui nous renvoie à l'Antiquité et ... aux calendes grecques (célébration émue de la trinité rhétorique gréco-latine: éloquence politique-discours judiciaire-célébration épidictique, sa petite préférée), d'où le triomphalisme modeste de notre pionnier confit d'émotion: "je me réjouis de ce qu'en seconde, il y ait l'éloge et le blâme", parce que chacun sait qu'ils sont au coeur des "pratiques sociales actuelles"! Gageons qu'afin de mieux donner corps au discours épidictique, il caresse à part soi l'espoir de restaurer la distribution des prix et le bonnet d'âne, en citant la main sur le coeur l'autosatisfecit de son estimé doyen: (trompettes) "c'est la première fois, dans l'histoire de l'humanité, qu'un Etat, et quelques autres avec lui, a décidé d'envoyer à l'école tous les enfants de la nation jusqu'à seize ans", (ibid., p.9).

En digne émule de B., le vieux manie parfaitement l'épidictique - par le petit bout de la lorgnette et comme si, au-delà des castagnettes grotesques de l'éloge et du blâme, n'existait pas, tout bonnement, l'honnêteté critique.

Il est entendu que l'apprentissage des procédés du discours constitue une initiation précieuse à la réflexion, voire à l'indépendance d'esprit, pour peu qu'on ne se limite pas à des exercices reproductifs d'application, et surtout s'il ne vise, comme chez M. B., une hégémonie suspecte au nom de la sacro-sainte communication. Le "réformateur" B., on le sait, s'appuie sur ce corollaire de la massification: l'inévitable adaptation aux "nouveaux publics en présence", par exemple la Série B, devenue ES, etc., qui n'ont pas - à la différence des anciennes humanités - une vocation avant tout littéraire. Soit. Mais est-ce une raison suffisante pour évacuer subrepticement la filière qui l'est spécifiquement, pour le coup: la Série L, grande absente de l'impeccable florilè ;ge? Oubli fortuit, objectera-t-on, impossible exhaustivité de l'analyse. Nullement!: c'est le fruit d'une stratégie méditée. Car, à lire la suite du développement, il apparaît que les études littéraires bien entendues, voilà l'ennemi. "Ecrasons la Littérature" (E.L.), tel est le fin mot (d'ordre) de ce technocrate mal grimé en technicien des Lettres, de ce haut fonctionnaire mandaté pour oeuvrer à l'indépendance, à la vertu formatrice, à la portée authentiquement culturelle de sa discipline.

A cet égard, les intentions de l'article dans sa progression (i.e. sa dérive, que l'auteur croit sans doute imperceptible) sont significatives: dès le titre, la littérature est réduite, ou mieux: asservie, à l'argumentatif (cf "Argumentation et littérature"), pour en arriver très logiquement à l'acmé de cette pseudo démonstration: V."De la littérature comme argumentation". Que vous plaidiez pour les vertus de l'argumentation, cher B., passe encore, et nul ne vous jettera la pierre; mais si c'est à seule fin de parvenir à cette aberrante équivalence, il semble, mon ami, que vous n'ayez de votre vie assisté à un cours de Lettres digne de ce nom. Rêviez-vous déjà si fort à votre brillante carrière? Et comment peut-on devenir Inspecteur Général des Lettres en méconnaissant à ce point l'essence de la Littérature, de la réflexion théorique moderne sur le phénomène littéraire, dans sa spécificité et son "utilité" spirituelle pour chacun d'entre nous, tâche des créateurs, des critiques puis des professeurs, depuis cent cinquante ans environ ?!

Force est de constater qu'à ce stade de sa progression, le texte de B. atteint un tel degré de confusion conceptuelle qu'il présente un défi apparemment insurmontable à l'esprit le plus clair, le plus averti. Mais qu'importe, nous le relèverons, puisque nous avons été formé, nous, à la synthèse et à l'analyse: à l'argumentation critique.

Pour B., pas de demi-mesure: si l'on quitte le champ clos de la rhétorique à l'antique, c'est-à-dire de l'"efficacité de la parole" par laquelle "une société se donne à elle-même la démonstration des valeurs auxquelles elle croit", on sombre dans le narcissisme esthétisant d'une écriture décorative, donc vaine; ce qu'il définit comme "la poétique, c'est-à-dire le champ de la réflexion sur la beauté des textes". D'où cette éberluante partition: d'un côté l'inutile beauté (l'art pour la forme) / de l'autre, la seule cause qui vaille puisqu'immédiatement utile à notre vie sociale: la rhétorique argumentative! C'est le signe d'une fréquentation trop exclusive des cabinets ministériels où l'on se doit de cultiver l'art de plaider bien des causes et leur contraire... Que B. lise l'Introduction de Valéry à son Cours sur l'enseignement de la Poétique au Collège de France (1937), il saura ce qu'il faut entendre exactement par "poétique". Mais en parcourant son galimatias à prétentions théorisantes, on comprend surtout sa hargne contre les vrais théoriciens (Todorov et tous ceux qu'il se garde bien de mentionner); sa haine ensuite de la poétique - par lui défigurée, et par-dessus tout, de la poésie, que Valéry définissait précisément comme la quintessence de l'écriture littéraire ("La poésie n'est que la littérature réduite à l'essentiel de son principe actif. On l'a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes, de l'équivoque possible entre le langage de la "vérité" et le langage de la "création", etc. (. .) - Tel Quel, 1).

Mais ne résistons pas au plaisir de laisser un instant la parole à B., tant son propos, si transparent idéologiquement, s'avère inimitable, à la manière de ce délirant palais du facteur Cheval: " l'idée de l'autonomisation du champ de la poétique et du littéraire, par rapport aux enjeux argumentatifs de la rhétorique, est lourde d'un présupposé idéologique qui fait lui aussi problème. C'est l'idée que la littérature est un discours clos sur soi-même, visant une beauté gratuite et ne parlant pas du réel, contrairement au discours de la rhétorique; cette thèse a évidemment partie liée avec une conception romantique au sens large, celle des romantiques allemands: l'oeuvre littéraire, l'oeuvre d'art comme clôture, comme étant à soi-même sa propre finalité, refusant, d'une certaine manière, le contact avec le réel et s'enfermant dans la jouissance de s'éprouver comme "aboli bibelot d'inanité sonore" . Or cette conception-là n'est qu'une conception possible du text e littéraire, historiquement datée et éminemment contestable. Là aussi, nos nouveaux programmes de Seconde nous donneront l'occasion de montrer aux élèves, en étudiant les mécanismes de production et de réception des textes, que la littérature n'est pas faite simplement de bibelots sonores. Au contraire, littérature et argumentation ont toujours quelque rapport, et il faut réfléchir à ce que veulent dire les textes, au sens plein de l'expression "vouloir dire" et pas simplement commenter avec admiration la façon dont ils le disent si joliment..."

Incontestablement, nous sommes en présence d'un sommet du genre. Tout y passe, pêle-mêle, jusqu'au "sonnet en Yx" (à son corps défendant, le malheureux), texte ô combien limpide de ce chef de file du Romantisme allemand, connu de tout un chacun: j'ai nommé Stéphane Mallarmé! Mais pour démontrer quoi, au bout du compte (car tout ici ne vise qu'à prouver en endoctrinant, vu le fatras oiseux des perspectives)? - Que la littérature proprement dite, objet de découverte et d'approfondissement privilégié en lycée (après l'acquisition des structures usuelles de la langue dans le primaire, puis l'apprentissage du maniement du discours et de ses enjeux), n'est qu' un bijou d'un sou, irrémédiablement coupé de la réalité pratique - péché capital!-, ratatiné dans une autoréfle xion formaliste qui la destine à la caste dégénérée des professeurs, ces esthètes, ces bibelotiers. Quel contresens radical sur l'enseignement des lettres et quel mépris pour les professeurs qui en ont fait leur métier parce qu'ils ont appris, eux, à réfléchir au sens profond de la littérature. Quelle mésestime surtout des élèves voués à débiter de vains débats d'idées! B. a-t-il jamais la une oeuvre au plein sens de ce terme? A-t-il jamais enseigné les Lettres, lui qui affirme sans rougir qu'apprécier un texte c'est vibrer niaisement à l'expression d'un maniérisme, qui ravale l'écriture à son insipide "vouloir-dire"? A quoi bon l'évolution de la littérature, de la critique et de l'enseignement modernes - trois phénomènes indissociables, chacun à sa place respective et à son rythme, évidemment? Tant de progrès dans la création, dans la réflexion sur la création pour en revenir à cette caricature?

Si l'on observe une effective autonomisation de la réflexion concernant l'acte littéraire en son champ propre (i.e. le traitement, par l'écriture, de la langue commune et des codes de production des oeuvres, une fois ceux-ci fixés), réflexion que, dès le milieu des années 1850, Baudelaire et Flaubert appelaient de leurs voeux, esquissaient en leurs articles ou lettres et préfiguraient surtout par le type de textes que leur cohérence esthétique les conduisit à écrire, ce n'est nullement pour "perdre totalement de vue le réel". Ne les a-t-on pas accusés l'un comme l'autre de vil réalisme? Beaucoup plus subtils, ils avaient compris - et tous les grands écrivains avec eux - que l'art est abstrait dans son essence, comme le langage; qu'il est transmutation du monde, lecture critique du social, des idéologies qui le déterminent en partie, enfin conscience aiguë des conventions et discours qu'il ne peut pas ne pas utiliser. Que c'est par cette conscience féconde de l'abstraction -fondement de toute activité spirituelle pour l'humanité- que l'on retrouve paradoxalement mais pleinement le réel . En cette période décisive d'émancipation de l'activité littéraire, après certaines illusions romantiques (c'est vrai) et comme le livre était promis à un public élargi, il leur fallut affirmer puissamment l'identité de la littérature pour qu'elle accomplît son destin (son évolution) en échappant à la main-mise de la société: des conventions et convictions, de la morale, de la pensée dominantes dont elle aurait très bien pu se faire le héraut, au détriment de son authenticité créatrice. Mais ils savaient en même temps se garder de l'Art pour l'Art, c'est-à-dire du formalisme esthétisant, cet avatar de l'académisme. Et c'est pourquoi ils fondent notre modernité, créatrice aussi bien que théorique.

Sur ces bases, les théoriciens du XXe siècle ont pu cerner l'essence proprement esthétique de l'oeuvre littéraire (sémiotique, structuralisme ... ), réfléchir à l'interaction profonde de la création et de la réception (école de Constance et ses héritiers), etc., comme B. le signale à juste titre - mais certainement pas en vue d'une identification délirante à ... l'argumentation! "Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. Pas d'autorité de l'auteur. Quoiqu'il ait voulu dire, il a écrit ce qu'il a écrit" (ce n'est pas là une tautologie); " une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens." C'est-à-dire un "instrument d'optique" (Proust), au maniement ouvert mais complexe, pour s'initier à la vie spirituelle - et non à la pesanteur doctrinale, évidemment. De Barthes à Riffaterre ou Eco, via Genette, il s'agit d'approcher toujours plus près de l'opération littéraire, en explicitant très clairement les illusions constitutives de ses effets (l'illusion intentionnelle, désignée ci-dessus par Valéry, l'illusion référentielle), lesquelles servent d'écran et de fondement à l'efficacité du texte sur le lecteur, donc à sa réussite. On passait ainsi de la très réductrice signification à la signifiance , de la "mimésis" à la sémiosis, proprement littéraire en tant qu'introduction verbale à la complexité du monde et de nos représentations; enfin, du "vouloir-dire" au concept de l'écriture créatrice, par delà la frontière des genres.

Sartre, au terme des Mots, ne confessait-il pas lui-même le leurre de l'idéologie, et donc d'une littérature à thèses : "Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée: à présent, je connais notre impuissance. N'importe; je fais, je ferai des livres; il en faut; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme: il s'y projette, s'y reconnaît; seul ce miroir critique lui offre son image ."?

D'où, très logiquement, cette frénésie de B. visant à délittérariser l'enseignement des lettres: " cherchons à rééquilibrer nos corpus, étudions un peu plus Michelet et un peu moins les nouvelles de Maupassant" (p.104). Pourquoi cela? parce que J. Michelet est aussi un grand écrivain? - En aucun cas: il s'agit de revenir à ce qui avait "fait un objet d'étude pendant de très nombreuses années, c'est-à-dire l'argumentation, le débat politique". D'où "étudions Les Châtiments" (comme réquisitoire/plaidoyer, s'entend), "et pas seulement des "Romances sans paroles", et ne réduisons pas la poésie à ses formes pures..." (sic!!). Une fois encore, ce qui gène, obsède B. dans ses ambitions, ce qui lui semble insupportable, c'est la Littérature en tant que telle:

"J'entends par littérature ( ... ) le graphe complexe d'une pratique: la pratique d'écrire. Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c'est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l'oeuvre, parce que le texte est l'affleurement même de la langue, et que c'est à l'intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée: non pas par le message dont elle est l'instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. ... ) Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l'engagement politique de l'écrivain, qui, après tout, n'est qu'un "monsieur" parmi d'autres, ni même du contenu doctrinal de son oeuvre, mais du travail de déplacement qu'il exerce sur la langue; (...) cette responsabilité de la forme ne peut s'évaluer en termes idéologiques - ce pour quoi les sciences de l'idéologie ont toujours eu si peu de prise sur elle." - Barthes, Leçon.

Il suffit! Le discours de B., tissé de contradictions qui le discréditent absolument, s'autodétruit à la première lecture et c'est se fourvoyer que de dénoncer plus longtemps ses lacunes. Son erreur de stratégie: prétendre argumenter ses certitudes. On dit que "science sans conscience n'est que ruine de l'âme", mais il n'y a pas plus de "science" sous ce vernis rhétorique que diamant dans le cul d'une mouche.

On croyait la cause définitivement entendue, chez les poètes d'abord (" Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe" - "Prends l'éloquence et tords-lui son cou" - "A la fin tu es las de ce monde ancien ", etc.), et chez tous les écrivains modernes (cf. l'histoire du roman, c'est celle du "roman devenu poésie ", c'est-à-dire écriture au plein sens du terme, responsabilité esthétiquement assumée de sa forme - L'Art du Roman, Kundera, que B. - auquel la notion de "kitsch" va comme un gant - trahit lui aussi ... ). - Mais il n'en est rien: les petits marquis sont de retour, l'épouvantail du conservatisme a la peau dure; il est toujours prêt à replâtrer au goût du jour sa momie dérisoire. Pour des raisons idéologiques, il menace l'enseignement des Lettres dans son ouverture spécifique, intégrant aux pratiques scolaires les résultats des théories les plus avancées, sans répudier pour autant les exercices plus modestes portant sur l'expression et ces discours dont le traitement constitue l'écriture. Il fallait bien sûr se garder d'un hypertechnicisme pédantesque. Or B. et ses pairs nous y ramènent tout droit, à rebours. Quel gâchis!

"Si l'on accepte cette perspective" (la sienne), conclut B. - Eh bien, non, l'affaire est entendue: nous ne nous rallions pas à votre ridicule plumet. Nous tous qui ne serons jamais vos séides, nous refusons avec la dernière énergie cette indigne réformation parce qu'elle entend exclure l'essentiel de notre discipline. Quoiqu'il arrive, dites-vous bien que la guerre est déclarée, que la résistance a commencé. Ici ou là, nous vous combattrons sans merci, avec les ''armes" de la littérature elle-même, par son esprit infiniment subtil puisqu'en définitive, elle oeuvre pour la liberté - contre les sophismes, les abus, les totalitarismes de toute nature. Vous paraissez en ignorer le pouvoir hautement subversif; pourrez-vous le réduire, même par la force?

Voilà ce que vous répondraient vos professeurs si seulement on envisageait de leur accorder la parole et si leurs arguments suffisaient, comme il se doit, à leur ouvrir les colonnes de la grande presse, sur la foi non seulement de l'exploit populaire d'un instant ou celle, plus douteuse, d'une haute fonction - mais bien du travail patient, souterrain, invisible de tous les jours, pour que la conscience sociale - la conscience humaine - ne soit pas un vain mot...

  • Ah mais! qu'est-ce que c'est que ces gens-là qui commencent l'alphabet et s'en tiennent au A. B. - B A BA?!

 

Signé Y. Z.

 

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