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NOUS, PROFESSEURS DE LETTRES REACTIONNAIRES, PARANOIAQUES, MAL INFORMES, INCOMPETENTS, ELITISTES, REPONDONS AUX GENTILS REFORMATEURS.

Réacs, les profs !

Le besoin d'une réforme de l'enseignement est ressenti par les enseignants comme par les instances gouvernementales. Ce n'est pas là ce qui les oppose, contrairement à ce que laisse croire à l'opinion l'image trop souvent véhiculée d'un corps professoral immobiliste, figé dans ses routines, attaché à des schémas qui n'auraient plus aucune pertinence dans le monde d'aujourd'hui. On oublie que ces professeurs-là sont bel et bien sur le terrain tous les jours, aux prises avec "les nouvelles réalités" et "le nouveau public" - pour eux tout à fait concrets, et ne relevant pas de concepts brandis en alibi par les réformateurs. Oui, les profs s'adaptent, et c'est pour eux une question de survie : face aux élèves difficiles, hétérogènes, en rupture sociale, une méthode "creuse" ou "mécanique" ne pardonne pas ! Alors oui, cela fait longtemps qu'ils s'interrogent sur leurs pratiques, qu'ils échangent des idées, qu'ils innovent... Et les prétendues nouveautés pédagogiques (la lecture cursive, les travaux d'invention et d'imitation, le recours aux supports non-littéraires et proches de l'univers culturel des élèves etc.) sont pratiquées depuis longtemps dans de nombreuses classes, comme activités de "déblocage" ou de stimulation des esprits les plus rétifs : donc oui, les profs sont pédagogues, et ils n'ont pas attendu pour cela les recettes-miracles des pédagogistes, souvent déconnectés depuis des années de la pratique enseignante dans le secondaire, qui les renvoient cavalièrement dans les cordes sur le mode: "Nous avons fait votre travail, à vous de faire le vôtre !" (voir les conclusions insultantes des articles signés de Messieurs Hameline, Boissinot et consorts dans Le Monde du jeudi 9 mars 2000).

Là où nous ne pouvons plus nous entendre avec les réformateurs, c'est lorsque s'inscrivent dans la loi ces méthodes et exercices, qui devraient être conçus comme une propédeutique à l'enseignement de la langue et de la littérature, et non comme un aboutissement en soi. Pour nous, la loi se doit de dire l'idéal à atteindre, de désigner un horizon de qualité constante, sans se préoccuper des aléas de l'application. Par conséquent, l'actuelle réforme des contenus et des méthodes d'enseignement scandalise les professeurs les plus lucides non parce qu'elle rénove les moyens de l'enseignement, mais bien parce qu'elle opère une révolution de ses fins.

Cette réforme, engagée par le Ministère de manière unilatérale, sans consultation réelle des parties concernées, est d'autant plus perverse qu'elle se réclame des principes inattaquables de la "démocratisation de l'enseignement" et du "pari de la modernité". Tentons d'y voir plus clair, et puisqu'on nous le propose, de sortir de "l'imprécation médiatique" pour entrer dans un débat de fond.


Paranos, les profs !

Les nouveaux programmes sont distillés au compte-goutte, ce qui nous donne l'impression de naviguer en aveugle vers un avenir qu'il ne sera bientôt plus possible d'infléchir : cette rétention d'information est-elle une tactique pour parer une réaction organisée de la part des enseignants, et les obliger à accepter les changements de fait ? Rumeurs ? Paranoïa ? Incompréhension ? Les arguments sont faciles !

Faute d'une information globale et portant sur le long terme, les professeurs sont effectivement réduits au rôle de l'exégète (au mieux) ou du devin (au pire !) : d'abord décrypter les rares textes officiels publiés, ensuite mettre ces textes en perspective les uns avec les autres, de manière interdisciplinaire ; enfin anticiper logiquement sur les textes annoncés. Prenons un seul exemple : pour la préparation du baccalauréat 2002-2003 - celui que Claude Allègre, friand de déclarations aussi fracassantes que démagogiques, avait promis en contrôle continu - seul le numéro hors-série du B.O. n° 6 (12 août 1999), concernant les secondes 2000-2001, est actuellement disponible ; il faut lui ajouter depuis peu la circulaire sur l'introduction des TPE en première, ainsi que les circulaires sur les allégements de programmes. De toutes ces sources disparates, une évidence surgit : d'une part, l'introduction de nouvelles pratiques en seconde présage une modification radicale des épreuves du baccalauréat - si on ne supprime pas la dissertation au baccalauréat en français, on la dévalorise, on la ringardise, on la débaptise (elle deviendrait, comme en histoire-géographie, une "composition"), et on prévoit de lui superposer des exercices de nature entièrement différente, qu'on s'empresse de présenter comme plus adaptés ! Comment ne pas y voir la chronique d'une euthanasie annoncée ? Par ailleurs, l'apparition des TPE indique la prise en compte dans l'évaluation finale des lycéens d'un travail non-anonyme, aux critères très libres ; enfin, les allégements de programme " au choix des professeurs " conduisent à l'impossibilité d'une épreuve nationale.

Les professeurs ne fantasment pas: on s'oriente vers un diplôme de fin d'études secondaires entièrement revu, ne présentant plus les garanties de l'équité républicaine.


Mal renseignés, les profs !

Face à l'imminence de la mise en œuvre de ce programme, il est crucial que l'on étudie, au-delà de son contenu pour le moins flou, ses enjeux et ses présupposés. En effet, formulé en des termes excessivement ambigus. si vagues et si fédérateurs qu'ils rassureraient presque certains collègues naïfs, le B.O. du 12 août 1999 mérite une exégèse éclairée. Les professeurs, n'en déplaise à certains de leurs accusateurs, ont bien lu les textes ; ils sont même allés au-delà : ils ont lu entre leurs lignes. Ainsi donc, les texte officiels seront constamment mis en regard de textes officieux beaucoup plus explicites [1].

Le B.O. du 12 août pose en préambule trois objectifs, dont nous dénonçons, point pour point. la formulation " langue-de-bois ".

  • (1) "assurer une cohérence des cursus d'apprentissage de la sixième à la terminale" : c'est poursuivre la réforme du collège au lycée, ce qui relève d'une pure logique interne, qui ne remet pas en cause son présupposé (la réforme des collèges est-elle bénéfique ?). Nous refusons cette logique tout entière. Il s'agit en effet, dans la continuité du collège, de...
  • (2) "mieux assurer la formation des lycéens d'aujourd'hui". nous y voyons un doux euphémisme qui vise à adapter l'enseignement à des besoins et à des capacités (là encore présupposés, et jamais discutés) des élèves. Autrement dit, il faudrait...
  • (3) "tenir compte de l'évolution de la discipline", ce qui est à nos yeux un second euphémisme visant à entériner une baisse des exigences face à la baisse du niveau des élèves (en orthographe, en expression, en esprit de logique et de synthèse...). Nous reviendrons plus tard sur ce phénomène avéré, mais prêtant à des interprétations divergentes.
Le B.O. détaille ensuite un peu plus la teneur des modifications. Le projet apparaît à la fois trop ambitieux dans ses déclarations de principe, et très pauvre dans ses applications concrètes. En effet. certaines de ces orientations peuvent s'avérer positives à condition qu'elles ne suppriment pas les anciennes, ce qui, au vu de la réduction des horaires de cours en classe entière, est matériellement impossible. Là est le leurre d'une réforme à moyens constants. Rappelons que, en français, un bachelier du cru 2002 aura perdu, selon sa série, entre 27 et 63 heures de français par rapport à ses aînés de 1999.

De fait, faute de temps pour déployer toutes les méthodes d'apprentissage, et cela même en revenant à un volume horaire décent, deux écueils vont surgir : soit on n'approfondira rien, et on ne pourra procéder que par activités morcelées et inabouties, dans une excitation constante qui laisse peu de chance à une appropriation durable des savoirs (aujourd'hui on écrit une nouvelle fantastique ! demain on lira Les Misérables !) ; soit on privilégiera une seule orientation, en vertu du public que l'on aura en face de soi, ce qui aura pour résultat d'enfermer ces élèves dans une compétence unique. Or, sous prétexte de prendre en compte l'hétérogénéité des élèves, on verrait immanquablement s'aggraver les inégalités face au savoir : les nouvelles méthodes seront tout naturellement réservées au "nouveau public scolaire" (traduisons par "élèves à problèmes") [2] tandis que les anciennes, soyons-en persuadés, se verront toujours pratiquées dans les bonnes classes et les bons lycées.

Il faut se dégager de l'effet de fascination immédiate produit par l'attirail lexical des pédagogistes : la "refonte", la "rénovation", le "rééquilibrage" sont des termes connotés positivement, qu'on peut difficilement critiquer. Mais que recouvrent précisément ces orientations nouvelles en seconde ?

Pour la lecture, on met en avant la notion de " lecture cursive ". on lira tous les textes, et un maximum de textes, sans distinguer le littéraire du non-littéraire (le roman comme le reportage etc.). en s'attachant à leur sens global et immédiat, en tant que discours. L'objectif mis en avant est de faire lire ceux qui ne lisent pas seuls.

A l'écrit, on développera à la fois l'invention et l'imagination, l'imitation des textes, et les capacités à convaincre et persuader. L'objectif est cette fois l'appropriation par la pratique des techniques et normes littéraires : ainsi que le développement de la "capacité à confronter des opinions".

Le maître-mot devant lequel on convie professeurs et élèves à se prosterner est celui de "plaisir".

Ces déclarations de principe n'ont qu'un vernis de respectabilité républicaine : tout cela respire l'escroquerie, doublée de calomnie envers les professeurs de lettres du secondaire, coupables selon M. Hameline de "la médiocrité quotidienne de milliers de cours ". (Le Monde du 9 mars 2000) Prenons donc le temps, sinon de nous défendre, de faire au moins éclater les mensonges.

En dépit de l'injonction qui est faite de ne pas abandonner la lecture d'analyse ou les exercices traditionnels d'écriture (exercices de réflexion et de commentaire), le dessein avoué est de "déscolariser" la pratique de la lecture, de l'écriture et de la langue en général. Là est pointé un axe crucial de l'idéologie des réformateurs : il faudrait faire en sorte qu'il y ait le moins de frontière possible entre les pratiques scolaires et les pratiques culturelles personnelles de l'élève. Autrement dit, il s'agit de déscolariser l'école : la vider de sa substance pour en faire un lieu dans lequel l'élève se sente chez lui, un lieu de vie, un lieu générateur de liens sociaux. Or, nous osons réaffirmer que c'est l'apprentissage du savoir qui est le plus efficace créateur de cohésion sociale, et que c'est en rompant avec les pratiques personnelles de l'adolescent que celui-ci est arraché à son conditionnement culturel et devient véritablement un élève - un futur citoyen.

L'école, qui parvenait (imparfaitement, mais sûrement) à réduire les inégalités sociales en offrant à tous la possibilité de s'élever intellectuellement, est en train de devenir à l'horizon 2000 un générateur puissant d'inégalités. Comment ne pas voir, en effet, que toutes ces pratiques pédagogiques qui prétendent abolir les critères sociaux de l'évaluation des élèves, reposent plus que les autres encore sur des critères sociaux?

Il est facile d'imaginer comment se creusera l'inégalité entre les élèves face à la lecture cursive : les élèves favorisés, déjà familiers des bibliothèques, pourront continuer à défricher Racine ou Proust, avec l'aide de leurs parents ou des professeurs particuliers que ceux-ci pourront leur procurer ; comme devant, les autres avaleront magazines et collections populaires d'une qualité littéraire limitée. Si nous doutons fortement de la valeur pédagogique de QCM sur le dernier Stephen King ou la biographie de Zidane, nous affirmons, expérience à l'appui, l'efficacité de trois ou quatre séquences complètes (avec travaux d'approche du texte, études de divers extraits, exposés de synthèse et d'élargissement, et - pourquoi en avoir peur ?- quelques irremplaçables cours magistraux apportant le savoir nécessaire à l'analyse) portant sur une œuvre littéraire reconnue de valeur universelle. Seules de telles séquences fournissent à tous les moyens de lire l'œuvre en question ; seules de telles séquences sont capables de susciter chez certains élèves un déclic qu'on appelle le "plaisir du texte". Je témoigne à titre personnel d'une fructueuse étude du Gargantua de Rabelais avec des secondes techniques (SMS), au profil très "nouveau public". Les élèves, passé le réflexe de méfiance qu'on entretient chez eux vis-à-vis d'œuvres dépassant le cadre des deux derniers siècles, ont finalement goûté, dans leur grande majorité, au terme d'un travail de longue haleine, à la drôlerie, à l'audace, à la profondeur de cette histoire de jeune géant sur le chemin de la sagesse, comme écrite pour eux par-delà les siècles.

Quant aux travaux d'imagination et de persuasion, on sait d'avance quelle forme ils prendront avec le "nouveau public" : racontez vos vacances à la plage ou convainquez votre mère de vous acheter un téléphone portable (sujet d'ores et déjà vu au brevet des collèges !). Sans une fréquentation ancienne des textes littéraires, l'élève qui devra écrire une nouvelle fantastique écrira une fade bouillie. Sans une habitude du débat fondé sur le doute et la réflexivité de la pensée, l'élève qui devra argumenter ne fera que bredouiller les clichés et les préjugés véhiculés par les mass-media. On frise l'incohérence : veut-on former des Zola ou des publicitaires ? S'il est douteux que l'école puisse enseigner le talent littéraire (Zola n'a jamais eu le bac). il est déplorable qu'elle devienne alors, dans un cas, une simple préparation aux situations de communication dans le monde du travail, et dans l'autre, l'observance extérieure de codes et d'usages du langage. Autrement dit, le nouveau programme de seconde pour la rentrée 2000 consacre le retour insidieux de l'apprentissage d'une rhétorique vide de toute pensée... vieux fantôme que les réformateurs, qui ne s'embarrassent pas de contradictions, croient étrangler avec la dissertation !

On fait à la dissertation un faux procès : sous prétexte que seulement cinq élèves sur cent choisissent de la traiter au baccalauréat. on l'accuse de ne plus être adaptée aux élèves actuels, alors que ce sont les élèves actuels dont on sape, tout au long de leur scolarité depuis le collège, toutes les capacités requises pour effectuer in fine ce type de travail : comment les élèves acquerraient-ils un esprit logique si on dévalorise au collège la pratique rigoureuse de la grammaire et de l'orthographe ? comment auraient-ils deux sous de culture si on leur fait systématiquement lire de la sous-littérature, et jamais de classiques de la littérature ? ou si on les laisse démunis face à cette littérature classique ? Nous affirmons au contraire que notre rôle n'est pas de faire avaler aux élèves une quantité donnée de mots imprimés (ou numérisés !), et cela en passant moins de temps sur chaque texte comme le souhaite M. Baconnet (Doyen de l'Inspection Générale des Lettres), mais bien de ne jamais les laisser seuls face à ce qu'ils lisent, de toujours guider, dans la durée, la construction au sens de ce qu'ils lisent, et surtout de leur faire lire ce que, seuls, ils ne liraient jamais.

Incompétents, les profs !

Tiens ! C'est tellement vrai ! Aucun professeur n'avait jusque-là pensé aux fiches et contrôles de lectures personnelles. aux bibliographies de vacances, aux rédactions de pastiches. aux discussions et débats !

Aucun prof de lettres, non plus, n'avait jusqu'ici eu l'envie (non...le projet pédagogique, soyons jargonneusement modernes!) de faire aimer la langue et la littérature à quelque quarante sauvageons abreuvés des exploits onomatopéiques de Lara Croft ! Seulement, la notion de plaisir littéraire est pour nous un peu plus complexe que ce qu'on nous signifie. Il faut oser dire d'emblée aux élèves que, s'ils cherchent en français un " kiff " de même nature que celui qu'ils trouvent face aux jeux-vidéo, ils devront se résigner à être déçus, ou à faire tout autre chose que du français - en l'occurrence, du zapping ou du happening à support de mots : en bref, de la communication à vide comme les y enjoignent Bouygues Télécom et M. Allègre réunis. En revanche, il faut aussi oser leur dire que, s'ils acceptent de se concentrer plus de dix minutes, de suivre les règles de la classe, de faire des efforts inscrits dans la durée ; s'ils acceptent le fait qu'ils ont en eux une intelligence qui n'est pas donnée mais à construire, et que leur professeur a pour mission de les y aider ; qu'il est pour cela, étant lui-même passé par les bancs qu'ils occupent, nanti de compétences indiscutables - en bref, s'ils renoncent sur le moment à discutailler pour être un peu plus tard en pleine mesure de discuter ; il faut oser leur dire, donc, qu'ils trouveront au bout du compte un plaisir plus satisfaisant, plus vrai, plus humain, parce qu'ils auront conquis ce plaisir au lieu de le recevoir.

Allons plus loin encore : osons dire que le " plaisir " qu'éprouvent les élèves lors du cours de français n'est pas l'objectif premier du professeur, mais une heureuse et bien aléatoire conséquence de sa personnalité, de son expérience, de son inspiration, de son énergie, et de multiples circonstances extérieures (personnalité des élèves, effets de groupes...) sur lesquelles il ne peut jamais parier à coup sûr, et qui varient d'une année sur l'autre. Le plaisir ne se transmet pas à coup de recettes venues d'en haut. L'objectif premier de tout professeur digne de sa mission et se plaçant résolument hors de la sphère dangereusement affective du " plaisir ", est, doit être, doit rester, la formation du jugement critique de ses élèves. Que devient en effet, parmi le maëlstrom d'activités qu'on veut à tout prix ludiques, créatives et exaltatrices du Moi de l'élève, l'apprentissage d'une réflexion authentique ? On a d'ores et déjà supprimé le sujet de réflexion au brevet des Collèges. Le B.O. recommande clairement de réserver les exercices de " délibération " à la classe de Première (Délibérer, est-ce encore, d'ailleurs, construire une réflexion, peser chaque idée après l'avoir soumise au doute, ou plutôt confronter des opinions pré-mâchées ?) On repousse donc inéluctablement le moment de confronter les élèves à leur Soi - le Moi étant objet, le Soi le sujet rationnel. N'est-ce pas ce qu'on cherche à éliminer du champ de l'apprentissage scolaire ? N'est-ce pas ce qui fondait la légitimité de la dissertation. que justement on supprime ?

Reste la conception-même de la littérature, des humanités, de la culture générale, que sous-tendent les programmes nouveaux. Cette conception est indéfendable : elle éradique la conception esthétique des textes littéraires, qui perdent leur statut d'œuvres d'art singulières, pour en faire de simples outils aptes à faire comprendre " les rapports humains, " l'histoire des mentalités, des idéologies, des goûts ", et " les attitudes de l'homme face à l'existence ". Une seule phrase du B.O., ressemblant fort à une déclaration de principe, rappelle que les textes littéraires sont des " objets d'une richesse particu1ière", de par " leurs effets esthétiques " : elle ne trouve aucun développement dans la suite, et semble ainsi n'être destinée qu'à parer aux protestations de professeurs qui, par extraordinaire, auraient une conception " historiquement datée " de la littérature. Le cas de la poésie est symptomatique : comment réduire à une conception utilitariste, en effet, un genre qui s'est construit en se proclamant événement pur de la langue, jeu, "danse" radieusement inutile des mots et non "marche" d'un discours orienté tout entier vers la délivrance d'un message ? Ainsi, alors qu'on la célèbre une semaine par an dans la rue, la poésie se voit réduite toute l'année dans les classes à la portion congrue, et pas à la meilleure : on étudiera plutôt la poésie "d'éloge et de blâme" d'un Voltaire peu inspiré, que les fatrasies sublimement inintelligibles d'un Mallarmé.

L'histoire littéraire, quant à elle, loin de retrouver sa place, comme le B.O. l'affirme, se voit privée de sa cohérence : comme l'histoire rêvée par Monsieur Allègre, elle se résume à des "flashes" éclairant tel ou tel texte étudié (comme si les professeurs de lettres ne songeaient pas à mettre les textes en contexte !). On abandonne la vision d'ensemble des mouvements et des genres, affirmant dans un mépris souverain que " les connaissances en histoire littéraire excèdent les capacités des élèves " !!!

Et pour cause ! Mais qui sont ces fameux élèves dont les caractéristiques nouvelles dictent des réformes ? Des extra-terrestres ? Une race mutante ?


Elitistes, les profs!

Le vrai problème que tentent maladroitement de masquer toutes les nouvelles activités pédagogiques en français, est le problème scandaleux, impensable, inqualifiable, qu'on demande aux professeurs de gérer (selon cette détestable terminologie marchande !) : l'illettrisme résiduel des lycéens. Mais est-ce aux profs de lycée de réalphabétiser des adolescents de quinze ans qui paient les lacunes des méthodes et des moyens imposés aux écoles primaires, et le principe absurde de la non-sélection institutionnalisée depuis 1975 (loi Haby) ? Ce principe nous vaut un constat d'échec qu'on voudrait transformer en slogan triomphaliste: "le lycée ne forme plus des élites !"

La baisse générale du niveau des élèves est un fait avéré, pour peu qu'on ne confonde pas hypocritement chiffres des résultats du bac et savoirs des élèves. Il faut enfin dire ce que sont les consignes de correction du baccalauréat, le truquage éhonté auquel se livrent les " comités d'harmonisation " des notes etc. Il faut dire le mensonge politique qui consiste à offrir des pourcentages en pâture au public : 65 % d'une classe d'âge est aujourd'hui bachelière! Sait-on assez que c'est en renonçant aux critères de l'orthographe, de la qualité de la rédaction, de la profondeur du jugement, et même, tout récemment pour l'histoire-géographie, de la maîtrise des connaissances apprises ? Critères honnis, bien sûr, parce que se ramenant. selon l'idéologie ambiante, à des critères sociaux. Non, nous ne déplorons pas cette dévaluation du bac sur le refrain connu du "Ils ne savent plus faire ceci...Ils ne connaissent plus cela...". Nous refusons simplement de présenter ce fait comme exclusivement social, extérieur, donné, échappant totalement à notre contrôle, et auquel il faudrait se soumettre.

Certes, quand la cohésion familiale fait défaut, quand le milieu d'origine est marginal, quand la société, elle-même en pleine crise d'adolescence et de mutation, ne s'oppose plus à l'adolescent en crise pour lui permettre de se structurer, quand les responsables politiques font du jeunisme et de la démagogie en auscultant les attentes des adolescents, en mettant en exergue leurs droits, leur liberté, leur Moi, bref en croyant que l'adolescent est un individu responsable déjà pleinement constitué, alors grande est la tentation de se laisser porter par le courant, et de faire marcher l'école sur la tête.

Nous voulons alors entrer en résistance.

Nous affirmons que ces nouveaux élèves détiennent, autant que les autres, la capacité de raison, le "bon sens" que Descartes reconnaissait comme "la chose du monde la mieux partagée" .

Nous affirmons que ces nouveaux élèves ont, pour développer cette capacité, plus que les autres et prioritairement aux autres, le besoin d'être confrontés à ces repères, ces règles et ces exigences simples que personne ne leur offre plus (refrain pourtant connu !). Comment ne pas voir, au moment où l'on prêche la citoyenneté sur tous les tons, qu'une orthographe correcte, une expression claire, un raisonnement structuré, sont en quelque sorte la citoyenneté du langage ? Cela revient à considérer que les catégories d'élèves défavorisés socialement sont par nature incapables de parvenir à ce que faisaient autrefois les autres. On flatte leur penchant à l'inertie, au confort intellectuel, et on les enferme dans une illusion de réussite et d'épanouissement. Illusion de réussite : une démocratisation authentique de l'enseignement ne se résume pas à une présence massive d'élèves au lycée. Pour donner les mêmes chances a chacun d'obtenir la place qu'il choisit dans la société, nous rejetons l'idée d'un nivellement par le bas de l'enseignement secondaire. L'enseignement supérieur rejette déjà 40% des bacheliers au cours du Premier Cycle Universitaire. Le bac 2002 aura-t-il encore sa valeur de premier grade universitaire ? Illusion d'épanouissement : renoncer complètement à transmettre une culture désintéressée et universelle, le sens de l'effort, le sens du dépassement de Soi (si admiré chez les sportifs, si dénigré chez les intellectuels !), relève donc pour le Ministre du " pari de la modernité " ? On voudrait faire de nos élèves des valets de l'économie qu'on ne s'y prendrait pas autrement.


Profs, les profs !!!!

Allons-nous encore longtemps payer l'acquis malheureux de vingt-cinq ans de réformes irresponsables, dont l'actuelle constitue l'apothéose, alors qu'elle se présente comme la solution, selon la méthode du "pompier pyromane" stigmatisée par le très lucide article paru dans Le Monde du 24 mars ? Allons-nous accepter définitivement et béatement des postulats, qui ont cours depuis trente ans, sans aucune remise en question possible ? Allons-nous continuer la fuite en avant que constituent toutes les réformes se succédant depuis la loi Haby de 1975 ?

Nous, professeurs, nous réaffirmons que l'école est avant tout le lieu de la transmission du savoir, et de construction du sujet pensant, du citoyen, de l'homme, que sont potentiellement les adolescents qui nous sont confiés.

Nous, professeurs, affirmons que le gouvernement doit soutenir l'école publique dans cette mission exclusive, et ne pas lui faire endosser à peu de frais des missions annexes qui sont abandonnées là où elles devraient s'exercer. Ainsi refusons-nous d'être des agents sociaux polyvalents chargés, outre d'enseigner une discipline, d'initier à la maîtrise des outils informatiques, de superviser des dossiers interdisciplinaires, ou d'animer des réunions de "vie de classe", nous chargeant à raison de 35 heures de présence dans les établissements, des tâches d'éducateurs spécialisés, de psychologues, d'assistants sociaux qui manquent tant!

Nous, professeurs républicains, conservons pour les "nouveaux publics scolaires" une ambition que nous avions pour leurs aînés, ambition que les réformateurs n'ont apparemment pas. Ainsi refusons-nous d'être des animateurs faisant à tout prix dans le "ludique", dans le "libre" et dans le "créatif ", comme si l'enseignement devait ressembler au zapping, et ne jamais plus demander aux élèves un effort de concentration et d'écoute durable l Nous, professeurs respectueux de leurs élèves, pensons que les élèves d'aujourd'hui sont toujours capables, par exemple, d'apprécier Racine ou de disserter.

Nous, professeurs formés pour une mission pédagogique et ayant encore foi en celle-ci, nous réclamons depuis vingt-cinq ans des moyens que nous n'avons jamais obtenus partout : la réduction du nombre d'élèves par classe, plutôt que l'atomisation des horaires et des activités et les ratiocinations pédagogistes.

Enfin, nous, professeurs citoyens et fonctionnaires de l'Etat, exigeons d'être consultés avant toute conception de projet de réforme concernant nos pratiques professionnelles, non pas à la manière hypocrite qui nous invite au dialogue pédagogique via des publications officieuses (L'école des Lettres) alors que les changements sont déjà entérinés par les textes officiels !

Fanny Capel, professeur de lettres au lycée Jules Ferry (Coulommiers, 77).


[1] cf. le numéro spécial n°7de la revue L 'école des Lettres (déc.99) qui présente les diverses communications des Journées Inaugurales du Plan de Formation sur les nouveaux programmes, qui se sont tenues les 27 et 28 octobre 1999 au lycée Janson de Saillv (Paris) et qui ont réuni ceux qui décident, expérimentent et répandent la réforme (membres du Conseil National des Programmes, représentants de 1'lnspection Générale, inspecteurs pédagogiques régionaux, formateurs IUFM...).

[2] Il est temps de lever le voile sur ce que recouvre ce concept de "nouveau public" : il a été défini par des textes d'enquête émis par des Inspections Pédagogiques Régionales diverses (Créteil, Nice, Orléans-Tours...) et qui circulent entre autres, parm0i les collègues de SES et d'histoire-géographie. " lycéens issus de la massification de 1 'enseignement et qui n 'ont pas subi de sélection comparable à celle des générations antérieures " ; ou/et " lycéens marqués par une transformation de la société qui tend à exiger de toute autorité qu'elle se justifie et dans laquelle les formes traditionnelles de socialisation n 'existent plus ".

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