Lang, entre anciens et modernes
Libération
Le lundi 8 mai 2000
Le ministre veut faire avancer les partisans de l'innovation pédagogique… sans fâcher les défenseurs de la dissertation.
Par EMMANUEL DAVIDENKOFF
Ce ne sont pas seulement deux positions qui s'affrontent mais deux univers, parfaitement étanches.
Samedi, 14 heures. 300 enseignants convergent vers la Sorbonne pour assister au " Colloque sur l'avenir des disciplines littéraires dans l'enseignement secondaire et supérieur ". Ils s'apprêtent à entendre de vibrants appels à " l'insurrection de l'intelligence " pour " sauver les Lettres " et, plus généralement, " l'école républicaine ".
Même heure, à dix minutes de là, un déjeuner de travail bat son plein dans les salons du ministère de l'Education nationale. Jack Lang et sa garde rapprochée, entourés par les leaders les plus en vue de la réforme pédagogique, espèrent définir une méthode pour " innover ", comme le nouveau ministre l'a promis le 27 avril en présentant sa réforme des lycées. Mais sans fâcher les premiers, les défenseurs des " savoirs " - comprendre ceux qui soupçonnent le ministère de vouloir supprimer le latin, le grec et la dissertation.
Jack Lang aura fort à faire car ce ne sont pas seulement deux positions qui s'affrontent mais deux univers, parfaitement étanches. Aux costumes-cravates réunis sous les ors du grand amphithéâtre de la Sorbonne répondent les ensembles sportswear des tenants de la réforme, qui s'étaient réunis il y a quinze jours à l'initiative de l'association Déclic, à Montreuil (Seine Saint-Denis), dans une salle municipale à la peinture craquelée. On ne faisait pas signer de pétition intitulée " L'enseignement du français ne sera pas détruit " ni d'" Adresse au Parlement " pour " réinstituer l'école publique ". Mais on diffusait le bulletin d'adhésion à Déclic, qui réclame depuis plusieurs années la création d'un collège-lycée expérimental en Seine-Saint-Denis. Seul point commun : une propension à appeler Victor Hugo en renfort. Mais la Sorbonne reprend un passage affirmant que " le collège crée pour [les écoliers] quelque chose de plus encore et de plus fécond que l'égalité devant la loi, l'égalité devant la pensée ". Alors que Montreuil s'amuse d'un poème où Hugo traite de " cuistres " et de " dogues " les " marchands de grec ".
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Journée tradition à la Sorbonne
Par E.DF
" Je ne prétends détenir aucune vérité ; je suis là pour entendre les propositions. " Les timides applaudissements qui ponctuent la fin du discours d'Alain Viala sont vite couverts par les huées. Depuis quatre heures, les 300 participants du " Colloque sur l'avenir des disciplines littéraires dans l'enseignement secondaire et supérieur " ont été chauffés à blanc. Douze universitaires (1) et deux enseignantes de lycée se sont succédé sur l'estrade pour appeler au combat contre " l'allégrisme sans Allègre ". Tous ont dénoncé une politique incarnée, à leurs yeux, par Alain Viala. Président du groupe technique disciplinaire lettres au ministère de l'Education (chargé de préparer les programmes), ce professeur d'université est soupçonné de vouloir " supprimer la dissertation " et, en général, d'" assassiner la littérature " (2).
Ce qui inquiète les littéraires, c'est que " sous couvert de démocratiser, l'école accroît les inégalités ". Pour les réduire, il faut " rendre sa place à la littérature " et, pour commencer, réhabiliter la dictée : " Plus elle raccourcit, plus la littérature se réduit. " Certains ont même " entendu des amis qui enseignent en zone d'éducation prioritaire " leur expliquer qu'un cours sur la littérature du XVIe siècle avait été " le seul moment de tranquillité obtenu en classe ". Cela, le ministère Allègre mais aussi les précédents ne le comprennent pas. Ils promeuvent une " cul-culture " faite de " zapping " qui affole les élèves, victimes de programmes " démesurément ambitieux " et de sujets d'examens indigents ("Convainquez votre mère d'acheter un portable "). Résultat, entre " la biographie de Zidane et Racine ", leur choix est fait : ce sera Zidane.
L'ennemi ? " Les palpitations émotives de l'audiovisuel " et la " mauvaise situation " dont héritent les enseignants du secondaire et du supérieur ("le problème, c'est l'école élémentaire, voire la maternelle "). Mais surtout les " papes du pédagogisme " - également baptisés " gardes rouges de la cul-culture " -, au premier rangs desquels la principale de collège Marie-Danièle Pierrelée (sifflets) et Philippe Meirieu (sifflets), directeur de l'Institut national de recherche pédagogique, qui veulent transformer " un vieux métier humaniste en nouveau métier humanitaire ". Et qui diffusent un " dogme du plaisir " qui annihile " le sens de l'effort ". Or " la lecture a toujours été un peu ennuyeuse " ; malheureusement, " aujourd'hui, on n'a plus le droit de s'ennuyer ". Mais " le cadavre [de la littérature] bouge encore ", elle qui " permet de vivre mieux chaque instant dans ce monde " (applaudissements). Les discours ont été ponctués d'appels à " l'insurrection de l'intelligence " et à la " résistance individuelle des enseignants " car la " défaite de la pensée " n'est pas consommée même s'il " reste beaucoup de monde à convaincre " pour contrecarrer " l'agonie en cours ".
(1) Parmi lesquels Régis Debray, Alain Finkielkraut, Michel Jarrety et Danièle Sallenave.
(2) Titre de la pétition publiée dans le Monde du 4 mars 2000, à l'origine du colloque de samedi.
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Déjeuner réforme au ministère
De nouveaux lycées expérimentaux créés.
Par E.DF
" Le ministre a été clair : pas question de lancer quelques initiatives pour se donner bonne conscience. "
Un participant au déjeuner
HÉLÈNE CAYEUX/AFP
(Photo) Lycée autogéré de Saint-Nazaire, 1983. À droite, Gabriel Cohn-Bendit.
Dans une semaine au plus, Jack Lang annoncera quelle forme il compte donner à sa " volonté plus forte que jamais d'encourager l'innovation pédagogique ", selon les termes employés le 27 avril lors de sa conférence de presse sur la réforme des lycées. Il en a tracé les contours samedi, lors d'un déjeuner de travail stratégique réunissant une quinzaine de convives : membres de son cabinet, directeurs d'administration et leaders de la " réforme pédagogique ".
Premier acte : dès la rentrée, Jack Lang devrait créer " quatre, cinq ou six " établissements expérimentaux et lancer un état des lieux des expériences existantes. Parmi les projets qui pourraient voir le jour, le collège-lycée de l'association Déclic, en Seine Saint-Denis, inspiré de la pédagogie Freinet. Marie-Danièle Pierrelée, principale de collège, créatrice de l'Auto-Ecole de Saint-Denis, pourrait également créer un collège du côté du Mans. Des projets lancés à Grenoble, à Nantes et dans le Cantal seraient également dans les tuyaux. Jack Lang veut ainsi marquer de manière très visible sa volonté d'innover. " Il veut donner des signes ", résume un des convives. Mais aussi fédérer les partisans de ces réformes, que Claude Allègre " avait neutralisés en mettant les opposants dans la rue ".
Deuxième acte : l'installation d'une structure destinée à coordonner, impulser et évaluer les initiatives, dans l'ensemble des établissements. Un point particulièrement délicat, car Jack Lang souhaite " ne pas réveiller les conservatismes ". Or, parmi les prétendants naturels à la direction de cette structure, figurent des personnalités très exposées comme Gabriel Cohn-Bendit, créateur du lycée expérimental de Saint-Nazaire en 1981, ou Philippe Meirieu, directeur de l'Institut national de la recherche pédagogique (INRP), à qui Claude Allègre avait confié la préparation de sa réforme des lycées. Ils étaient tous deux présents lors du déjeuner de samedi, mais Jack Lang choisira probablement de confier la responsabilité de l'innovation à un haut fonctionnaire - on cite le nom d'un autre convive, Jean-Marc Monteil, recteur de l'académie de Bordeaux, ancien vice-président de la conférence des présidents d'université, auteur d'un rapport sur " l'évaluation des enseignants ". Cette structure pourrait par ailleurs être intégrée au ministère, afin de souligner l'implication de l'Etat dans la politique d'innovation. " Le ministre a été clair : pas question de lancer quelques initiatives pour se donner bonne conscience ", rapporte un participant du déjeuner.
Mais cette mission d'innovation relève aussi de l'INRP, dont le directeur, Philippe Meirieu, n'a jamais caché les prétentions dans ce domaine. Il en a même fait le " levier " de la réforme de cet institut dont l'Inspection générale de l'administration de l'Education nationale demandait en juillet 1999 dans un rapport critique - et critiqué - " quelle contribution effective il apporte à la modernisation du système éducatif ". D'un mot : le " camp " des partisans de l'innovation, contrairement à celui de ses opposants, est parcouru par des lignes de fracture qui pourraient faire des dégâts. Le 25 avril, lors d'une réunion de l'association Déclic à Montreuil (Seine Saint-Denis), Gabriel Cohn-Bendit avait d'ailleurs stigmatisé l'incapacité de ses amis à faire cause commune : " Il ne suffit pas de désigner les méchants. On a laissé la rue aux conservateurs ".
Lire notre compte rendu du colloque.
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