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DISCOURS AUX NENUPHARS

par Claude Duneton

© Revue des deux mondes, novembre 1991
Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Le jour ou l’on pourra tranquillement proposer aux Français un changement de leur orthographe, sans faire de vagues, c’est que nous aurons franchi un cap décisif de notre histoire nationale : ce jour-là le français sera mort  !

 

      Nous avons assisté, au début de l'année 1991, à un esclandre fort instructif provoqué par une tentative de réforme partielle de l’orthographe française. Ce projet, largement répercuté sur les ondes à renfort de trompettes, n'a pas instauré un véritable débat, mais plutôt un échange d'injures un peu stérile. C'est dommage, car cette prise de bec aide à comprendre les rapports spéciaux que les Français entretiennent avec la langue nationale - à ce propos, je voudrais ajouter, à ce gros plat orthographique, mon grain de sel.

      Donc, devant la proposition du gouvernement, qui donnait à cette opération " prestigieuse " toute la publicité voulue, l'ensemble de la classe lettrée s'est brusquement cabrée. Elle fut suivie, pour une fois, par l'indignation collective de la masse des Français lecteurs. Un tollé magnifique, virulent, hors de proportion, semblait-il, avec l'objet des travaux entrepris, monta de la foule " Otez cette odieuse réforme de nos regards  ! "

      Qui fut surpris ?... le premier ministre instigateur de ce jeu de dames graphique qu'il croyait mondain : je te souffle ton trait d'union, je te mange l'accent circonflexe, et on en parle à la télé ! Le petit aréopage de grammairiens médiatiques qui s'apprêtaient à se faire ovationner sur les écrans pour les courageuses mesures d'hygiène pédagogique préconisées en conçut de l'aigreur. Amer dut se sentir le chef du gouvernement qui espérait retirer un petit supplément de gloire personnelle de ces agacements, et redonner, à l'occasion, un coup d'éclat à son image " progressiste ".

      Eh bien non ! De droite et de gauche, lettrée ou inculte, la vox populi se mit à bramer des insultes. Le désamour suivit le désaveu. Cette crise du circonflexe ne fit que hâter, on peut le croire, la chute d'un ministère fatigué... Une sorte de pas de clerc !

      Cela montre à quel point le gouvernement et ses conseillers avaient méjugé l'importance du phénomène, et aussi combien la sociolinguistique a peu balisé encore les imbrications d’une langue avec la nation qui porte son nom. En somme, M. Rocard croyait manipuler une simple lampe de poche, alors qu’il mettait les doigts dans une armoire électrique à haute tension. On avait oublié de peindre sur la porte les zébrures d'usage, et la terrible tête de mort !

       

Jeu de vilain

      Cet incident me paraît si hautement symbolique qu'il serait désolant de ne pas en tirer une leçon. Tout à fait indépendamment, bien entendu, du bien-fondé ou non des mesures dont il était question, que la commission avait jugé utile de prendre et qui bouleversaient sans doute peu de choses. Je ne discuterai pas ici de l'utilité du trait d'union ni des bienfaits de l'accent circonflexe (encore que je préfère, à titre personnel, que fenêtre conserve pour l’œil son lien ombilical avec la défenestration, et son cousinage visible avec l'italien finestra). Mais tout cela, comme l’ont répété les réformateurs dépités, n'est que pure convention, en effet - d'où leur trouble, de bonne foi, dans un débat qui devint parfaitement ridicule.

      J'ajouterai également, avant de commencer mon prône, que je ne m’alarme aucunement de la versatilité orthographique historique - je le précise, car les réformateurs, à bout de patience, soutenaient sur les antennes que c'était à cause de leur " profonde ignorance ", des faits linguistiques que les Français renâclaient aux réformes. Ah les vilains !...

      Voire... Il se trouve que je lis ordinairement, depuis de fort nombreuses années, des textes de toutes les époques dans leur graphie originale. Le travail que j'ai entrepris sur l'histoire des locutions me conduit, par périodes, à dépouiller dans la même semaine un texte du XVIe siècle, un autre du XVIIIe, puis du Xxe, pour revenir à un livre du XIVe, ainsi de jour en jour, en zigzag.

      Non seulement cet exercice est passionnant, mais il donne une familiarité inhabituelle avec les différentes graphies utilisées depuis quatre ou cinq siècles. Une chose est sûre, j'ai horreur d'avoir à lire les textes anciens dans l'orthographe unifiée qui est la nôtre. J'éprouve beaucoup de plaisir à lire tems au XVIIIe, et les désinences verbales en oit. Quel charme ! Il se crée une reconnaissance aussi, dès qu'arrivent des parasites familiers : ung. Je sais alors, avec ung.. que je me trouve au Xve, début XVIe. C'est presque un signe annonçiateur de truculence ! C'est un déclic, une connivence entre .moi et le livre !... Bien sûr ça n'a pas d'incidence sur la prononciation elle-même : il chantoit tout le tems se lit comme " il chantait tout le temps ". Encore que... C'est vite dit ! je sens à ces vieilles graphies comme un relent d'accents épais dont étaient accompagnées ces phrases désuètes. Cela procède de proche en proche, la graphie déteint - les oi, en fait, me " roulent des r " assez bienvenus, me restituent l'épaisseur des â, me ravivent d'une certaine manière les oué, " à moué " ! Le sens y gagne, finalement - le plaisir aussi.

      Plaisir de lettré, un peu rare ? Et alors ?... je n'empêche personne de partager mes jeux !

      Par conséquent la question qui me préoccupe se situe tout à fait ailleurs. je dirai tout de go, en préambule, que ce refus du public français, loin d'être méprisable, me paraît chargé d'une petite lueur d'espoir pour l'avenir immédiat de notre langue, en ce commencement de la fin d'un millénaire qui la vit se former. Car le jour où l'on pourra tranquillement proposer aux Français un changement de leur orthographe, sans faire de vagues, qu'une réforme dans ce domaine sera accueillie par l'indifférence générale, serait-ce avec un intérêt poli, c'est que nous aurons franchi un cap décisif de notre histoire nationale : ce jour-là le français sera mort !

       

Un francais de pépinière

      C'est le moment de rappeler cette apparente bizarrerie qui intrigue si fort les nations étrangères : mais pourquoi donc les Français accordent-ils une importance aussi énorme à la vie de leur langue? Pourquoi, depuis des siècles, des discours si nombreux pour sa défense et sa protection - sans parler des censeurs, des surveillances, ne serait-ce que cet étonnant besoin d'une Académie française porteuse d'une arme blanche anachronique !... Que de fois m'a-t-on posé cette question !

      La réponse, si elle est malaisée, demeure relativement simple: c'est que le français est une langue artificiellement forgée par l'élite d'un royaume qui fut très longtemps multinational. Un royaume prospère, centralisateur et puissant, où le français des rois et des princesses devint partout une langue apprise, et à peu près nulle part la langue des gens du cru. Il n'existe aucun endroit du territoire où le français soit " d'origine " la langue du terroir - pas davantage en Touraine malgré une légende qui prend sa source dans les cours itinérantes du XVIe siècle. Je parle du français central ordinaire, celui qui fait l'objet d'études scolaires et de publications standard. Ce français ne s'est point formé à la manière du castillan, du flamand ou du danois, qui sont des langues " de territoire ", affinées peu à peu par des couches successives de courtisans, &écrivains, de beaux esprits, sans perdre jamais le contact avec leurs racines dans la profondeur des peuples concernés. Il s'est élaboré en circuit quasiment fermé, parmi des aristocrates et des clercs, des salons et des poètes. Il fut, durant plus de deux siècles capitaux pour son évolution, sans relation aucune avec les masses parlantes et agissantes d'un pays voué par ailleurs à des langues vernaculaires tout autres.

      Or, ce français-là, coupé des masses populaires et de la vie économique de base, paysanne, marchande, artisane ou maritime, ne pouvait exister et se maintenir en haleine qu'à condition d'être soutenu - on serait tenté de dire " entretenu " - par des régisseurs vigilants de son usage. Il ne fonctionnait pas " tout seul ", naturellement porté par une tradition - il lui a toujours fallu des soins infinis, des surveillances attentives, et par conséquent des législations rigoureuses qui s'amplifièrent et se structurèrent pendant le règne de Louis XIV. C'est la différence entre un poirier sauvage et un poirier cultivé ! Le poirier de pépinière fournit de beaux fruits à condition qu'il soit émondé, sulfaté, sarclé au pied. Sinon il s'étiole et meurt...

      De là, dès la fin du XVIe siècle mais surtout à partir de la centralisation monarchique à caractère dictatorial au XVIIe, une floraison de codes, de règles et de principes d'usage qui n’ont jamais cessé de proliférer - et dont l'orthographe n'est qu'un aspect secondaire. Le but des censeurs, clairement défini, était de protéger cette langue aristocratique, réservée au seul " bel usage ", des atteintes et des " corruptions " qu'auraient pu lui faire subir des parleurs insuffisamment policés, d'instruction roturière, donc vulgaire. Il s`agissait d'élaborer une langue de distinction, au sens du raffinement de l'esprit comme à celui de la démarcation sociale, dont tout le monde était infiniment fier. C'est là un des fondements essentiels de la culture française, un trait qui échappe aux étrangers. et qui n'est pas toujours compris aujourd'hui des Français eux-mêmes.

       

Attentat à l'identité

      Il reste que c'est ce français-là, plus littéraire que parlé, plus régent que ludique, qui a servi peu à peu de ciment à l'identité française. C'est autour de cette langue, toujours en voie de démocratisation, que s'est construite l'unité de notre nation d'essence hétéroclite, au fur et à mesure que les " classes inférieures ", (XIXe dixit) accédaient partout et graduellement, à force d'études. à la langue précisément " nationale ".

      Prenons un instant la notion relativement neuve de " patriotisme ", instillée dans la France entière par la Révolution et l'Empire pour protéger les libertés fraîchement conquises, et remplacer dans les masses populaires le sentiment ancien, d'émanation religieuse, la " fidélité au roi ". Cette notion fondamentale s'est constituée peu à peu, au long du XIXe siècle, " à l'intérieur " même de la langue française, laquelle sublimait partout l'esprit de clocher contenu nécessairement dans les multiples idiomes vernaculaires en usage dans le pays. Cette langue prestigieuse, de haute culture, fortement colorée de libéralisme voltairien - mais sensiblement teintée, aussi, des charmes de la séduction amoureuse - s'est diffusée d'une manière d'abord aléatoire, dans les écoles paroissiales, par la chanson, la conscription - le passage obligé sous les drapeaux fut une première étape de francisation des hommes. Il y avait le compagnonnage, ainsi que la main-d’œuvre saisonnière dont le mouvement s'accentua à partir de 1840 avec l'extension rapide du chemin de fer. Il y eut enfin, en dernier ressort, l'institution prosélyte par excellence : l'école publique promue par la loi, que couronnèrent les entreprises radicales de Jules Ferry, à la fin du siècle.

       

Un dogme étatique

      En conséquence, il convenait de donner à cette langue, au moment de la francisation massive et complète de la France, une armature formelle à toute épreuve : ce fut, précisément, son orthographe que l'on voulut fixe et immuable. afin qu'elle pût devenir le symbole de l'unité de la langue, et, par-delà, témoigner de l'unité de la nation. En dehors de toute considération linguistique, l'orthographe devint, au tournant de ce siècle. l'image même de l'ordre républicain : une manière d'identité française. On était français, surtout " bon français ", avec une bonne orthographe - la qualité civique d'un individu en dépendait, aussi bien que sa valeur sur le marché du travail. Une orthographe impeccable fut la condition absolue pour accéder à l'Administration, la loi des " cinq fautes " éliminatoires régissant tous les concours publics.

      L'orthographe devint un dogme étatique. On serait tenté de dire qu'avec la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et les exactions anticléricales du ministère Combes, le dogme de l'infaillibilité orthographique arrivait à point nommé pour remplacer les certitudes du catéchisme dans la morale des enfants des villes et des campagnes. Les règles d'une orthographe " pure " devaient briller aux frontons de la cité, et suppléer, en somme, dans l'imaginaire de la jeunesse, aux commandements d'un dieu que l'on voulait éteint... Au long des dictées pénétrantes comme des prières, dans les classes neuves à l'odeur de bois frais, le sens du sacré s'instillait lentement dans l'accord du participe, avec être et avec avoir. Le soleil éclaboussait l'orgueilleux pupitre du maître qui se promenait gravement, martelant le Verbe, tandis que dehors, au fond du jardin bien tenu, un souffle d'air léger passait sur ses tomates.

      Et l’on voudrait à présent, sous prétexte que nous possédons la pilule, jeter aux orties nos accents !... On comprendrait qu’un tel peuple inspiré, pétri de cette orthographe radical-socialiste se laissât dépouiller de son viatique intellectuel ? Il souffrirait sans broncher les atteintes que des esprits frondeurs veulent porter au dogme ! La foule verrait d'un œil serein le nénuphar se muer devant elle en odieux nénufar, sans protester de toute son énergie ? Cela est-il concevable ?... Même les gens qui n'ont jamais vu de nénuphars se sont sentis humiliés, révoltés par ce boisseau d'hérétiques : la .commission de " réforme " qui avait le front de susurrer sur les antennes que- " cela n'avait, au fond, aucune importance " (1) !

      Aucune importance, vraiment? Alors que l'on attaquait à la hache l'inconscient collectif !... Alors que, symboliquement, c'est l'identité des gens, leur sens moral peut-être, qui est en cause - leur intégrité  !... On veut donc à tout prix promouvoir la délinquance ? Car, songez-y, une jeune personne qui ne fait pas de " fautes " à l'écrit, est moins portée qu'une autre à détrousser les passants dans les rues obscures, ou à donner l’assaut à une banque. Sans être grand devin, le chef du gouvernement aurait pu prévoir que devant ses agissements malhonnêtes le sang des Français ne ferait qu'un demi-tour !

      Et pourquoi rirait-on de fantasmes, ou phantasmes plus subtils encore, moins discernables ? On a parlé, en souriant, de phantasme de castration - fort bien !... Le langage constitue l'élément de séduction essentiel à l'homme, à la femme aussi. Le discours est toujours amoureux " quelque part ", n'est-ce pas ? L'accession au français, langue noble, permettait aux amoureux de naguère les plus futés de sublimer la grossièreté des " patois " quotidiens et locaux dans lesquels leurs pères avaient lourdement forniqué leurs mères... il y aurait des volumes à écrire sur le rôle du français symbole de douceur, d'élégance, dans le parler des jeunes filles. Symbole d'élévation, au sens métaphorique, mais aussi avec toute la charge d'espoir d'ascension sociale vers une vie moins rude - un amour sublimé. L'orthographe française n'est pas seulement bleu-blan-rouge, elle a pu prendre, ici et là, des teintes plus douces, qui virent vers le rose bonbon !

       

" Progressistes " ?

      Sérieusement, le problème vaut la peine d'être posé devons-nous obligatoirement, pour nous sentir " progressistes ", ricaner de ce qui fut acquis si péniblement. à coups de décrets républicains, et, pour ce qui est de nos grands-parents, à coups de pied aux fesses ?... Pouvons-nous aujourd'hui faire fi de ce passé si lourd - table rase ? - sans aucun dommage sensible ?... Même avec les meilleures intentions, est-il raisonnable d'agir comme si tout cela n'avait jamais existé, et tailler, fût-ce légèrement, dans les codes graphiques depuis si longtemps intériorisés ? Pour le bénéfice de qui, au juste ? Des enfants des écoles? - C'est une boutade : ils n'en sont plus à ces subtilités  !

      La première leçon à tirer du malaise hivernal c'est qu'on ne peut pas envisager, de nos jours, l'orthographe du français d'un point de vue strictement grammatical. Quoi qu'en aient dit les réformateurs, on ne peut plus entamer ce sujet avec la même attitude linguistique neutre que s'il s'agissait d'établir une graphie cohérente pour un dialecte océanien. Les gains, s'il devait y en avoir, seraient très inférieurs aux pertes - car le risque est grand, dans la conjoncture de dysorthographie actuelle, de voir toute la trame se défaire d'un bloc pour avoir voulu y toucher. Si l'on commence à détruire dans le public une certaine foi acquise, le diable lui-même ne reviendra jamais mettre de l'ordre dans la confusion qui s'ensuivra ! La tâche des instituteurs - ces professeurs d'école - n'en sera pas facilitée, mais au contraire compliquée inutilement. De quoi baisser les bras tout à fait  !

      Nous sommes loin, en effet, de la situation des premiers temps de la scolarisation obligatoire. En 1893 on pouvait encore remodeler partiellement le dessin du français écrit - c'était même judicieux, juste avant qu’il ne devint totalement " opérationnel ". Nous sommes encore plus éloignés de l'état des lieux de 1832, lors de la réforme qui portait sur les finales : tems devenait " temps ", enfan, " enfant ", ainsi de suite... Il existait alors en France, en tout et pour tout, environ quatre ou cinq cent mille lecteurs potentiels - le tirage global de la presse se situait autour de soixante mille exemplaires. Beaucoup de choses étaient encore possibles à ce moment-là de notre histoire - ne serait-ce que par la faible masse des écrits existants, comparée à ce que nous avons accumulé de textes depuis !... Si les choses n'ont pas été suffisamment bien faites en ce temps-là, eh bien tant pis ! Il est trop tard pour y revenir dans des proportions significatives.

      Surtout à présent, en ces temps de crise. Le moment ne pouvait être plus mal choisi ! Car ces précédentes réformes - qui ont aussi agité l'opinion en leur temps ! - sont intervenues au sein d’un élan terriblement constructeur : 1832, début de la monarchie de juillet, et aussi de l'industrialisation. L'orée des conquêtes coloniales ! Nous disposions non seulement de la force économique, mais aussi d'une sorte de domination culturelle en Europe. Les linguistes auraient pu bouleverser tout le code, imposer une orthographe purement phonétique ! La greffe aurait pris merveilleusement, en pleine sève !

      Nous sommes aujourd'hui tout le contraire, sur nos gardes, en repli. Pour ne pas dire sur la défensive... Ce serait la plus mauvaise heure pour nous mettre à flotter, à hésiter, à nous désunir. La langue, soyons-en persuadés, n'y survivrait pas longtemps à l'heure de l'informatique galopante.

      Au reste, est-il si certain que le code ait été si mal établi? L'argument qui consiste à geindre sur l'orthographe française, laquelle serait d’une complexité inouïe, ne résiste guère à l'analyse - même face à l’anglais, où la transcription des phonèmes reste un chef-d'oeuvre d'incohérence. Que dire alors des langues orientales - de la situation des petits élèves au japon, dont on m'assure qu'ils doivent attendre l'âge de onze ans pour commencer à pouvoir lire un journal !

      Je propose ici un autre thème de réflexion : et si la représentation graphique d'une langue avait intérêt à présenter une certaine dose de résistance?... Si une orthographe relativement complexe était un gage de durée pour une langue - bien loin de présenter un handicap ?... Peut-être qu'elle engendre un imaginaire plus ample, ou plus torturé ! - Qui peut le dire?... Qui dira si le grec ne doit pas sa remarquable longévité, après tout, à la résistance de son alphabet archaïque ?

      Et si la " dureté " graphique constituait un atout considérable pour une langue ! On pourrait parler de la robustesse du russe, de l'inflexibilité du chinois... Si le basque avait été doté d’un système graphique propre, tarabiscoté à souhait, il est probable qu'il ne se serait jamais laissé effacer de la carte linguistique de la France !

 

Nous avons perdu l'éternité

      Ce que je crois, c'est que le problème est ailleurs. Les difficultés de transcription, de maîtrise de la langue écrite aujourd’hui de la part des jeunes générations (et des moins jeunes, ce qui est troublant) tiennent probablement à la nature même de l’écriture, du moins en partie, à sa fonction dans le monde actuel. Comme à une modification substantielle de la lecture, devenue un peu trop " courante " pour demeurer honnête.

      Pourquoi, en effet, cette dyslexie épidémique, cette dysorthographie qui envahit les institutions scolaires, au point que plus personne n'est vraiment capable, en dehors des professionnels, d'orthographier quoi que ce soit?... Et il fallait à la récente commission une belle dose de démagogie pour prétendre enrayer le phénomène ! je pense, pour ma part, que la " démission " présumée des enseignants - elle est beaucoup moins réelle qu'on ne le croit - n'est pas directement en cause. Mon opinion est que l'acte d'écrire, de tracer, physiquement, des signes sur le papier, est un exercice de moins en moins adapté au sentiment d'urgence, d'inquiétude larvée, dans lequel baigne le monde moderne.

      Qu'on le regrette tant qu'on voudra, il est un fait que l'écriture, j'entends l'écriture relativement soignée, celle qui donne le temps d'orthographier avec discernement, est devenue un acte légèrement décalé, pour ne pas dire presque anachronique dans notre temps qui court. Les gens, surtout les enfants, sont habitués désormais à ce qu'un geste de très faible amplitude puisse fournir un résultat immense. Par exemple, la pression sur un commutateur électrique, ou une faible traction sur le volant d'une automobile, laquelle peut aller s'écraser contre un mur en deux secondes. Avec une direction assistée, en pleine vitesse, cela exige un effort musculaire presque nul - bien moindre que celui qui permet de tracer un mot de trois syllabes avec un crayon à bille !... La main joue à présent sur des boutons de clavier pour presque tout : les opérations numériques, les appels au téléphone, et, de plus en plus, chaque fois qu'il s'agit d'opérer des gestes de la vie courante... sauf dans l'écriture manuelle.

      Et encore je ne parle pas de calligraphie - l'écriture patiemment moulée, telle qu'on la pratiquait dans les classes aux siècles précédents, et jusqu'à la Première Guerre mondiale. Ni même de cette écriture soutenue, à la plume, avec " les pleins et les déliés ", que devait suivre rigoureusement un enfant à une époque... qui s’éloigne, il est vrai ! Graphismes bien lisibles que l'usage massif du crayon à bille a rendus caducs dans les écoles au cours de la décennie 1960. Or on constate que l'attention orthographique a .commencé à se dissiper lorsque l'écriture s'est amollie jusqu'à devenir informe; il est assez compréhensible que les deux phénomènes soient intimement liés.

      La calligraphie apparaît comme " normale " si on la replace dans le monde artisanal d'autrefois, où primait l'habileté de la main dans à peu près toutes les activités de la vie - elle exigeait une lenteur et une minutie évidentes. Que l'on songe à cette lenteur intérieure, à ce calme, cette sérénité d'un environnement où le temps n'existait guère - le calligraphe doit éprouver le sentiment que l'éternité lui appartient, sinon sa main tremble !... Aujourd'hui, la simple écriture " griffonnée ", de quelques lignes, pour établir la liste des commissions au supermarché paraît d'une lenteur " désespérante ". Nous sommes toujours en retard de quelque chose, une ligne, un autobus, un coup de fil - un enterrement !

      Chez l'enfant, le temps qu'il faut pour tracer les mots complets, avec toutes les lettres, même informes et bâclées, produit une impatience sourde. Surtout l'enfant habitué à commander aux images : télévision, magnétoscope, Minitel. photographie, qui s'opèrent instantanément, à l'aide de caresses digitales. L'enfant n'a plus la patience, tout bonnement ! Il ne dispose plus de ce temps intérieur, infini, qui donne le goût de tracer une; puis plusieurs lignes d'une écriture bien formée, en tirant la langue, afin de communiquer un embryon de message soigné.

      De surcroît, les enfants en âge scolaire - ils le deviennent presque en naissant ! - sont perpétuellement sur les nerfs, en manque chronique de sommeil, à longueur d'année. Même si cela ne se " voit " pas, il s’ensuit une forme d'agitation intérieure permanente qui ajoute à leur impatience naturelle. Comment voudrait-on qu'un enfant des transports en commun dans les petits matins blêmes, qui, en guise de paix intérieure, subit le harcèlement scolaire et la cantine à midi, puisse trouver. par quel miracle, la sérénité nécessaire à l'acte d'écrire ? Puis, à travers le modelage des lettres, la disponibilité d'esprit indispensable à la réflexion orthographique !... Avoir fini, d'abord, avant de commencer, telle est la pulsion qui sous-tend l'écriture de l'enfant actuel, la frénésie qui guide sa main. La dyslexie, c'est la loi de la charrue avant les boeufs.

      Ce sont là des problèmes de société - comme on les appelle parfois pour éviter d'y réfléchir. Les éducateurs s'en trouvent bien empêchés, si loin qu'ils sont des classes d’antan où les mouches voletaient dans la tiédeur des poêles. J'ai le sentiment que le respect de l'orthographe par la masse des usagers de la langue relève, que nous le voulions ou pas, des promenades en char à bancs et de la traction hippomobile.

 

Modeste proposition

      Alors, que faire ?... Enlever les accents circonflexes pour gagner du temps ?... Puis on enlèvera les cédilles, qui ralentissent aussi l'élan du jeune scripteur? Les s superflus ensuite ? On arrachera les h partout !...

      N'oublions pas que nous sommes dans la société du spectacle: chaque ministre successif, pris d'un " complexe du nénufar " voudra lui-même ôter sa pierre, casser un peu de l'édifice pour être invité à la télévision. Ils voudront tous dorer leur blason d'une catastrophe supplémentaire ! jusqu'à l'absurde, jusqu'à ce que l'ensemble des mailles ait filé vers le néant de nos usages, et de notre identité. Car rien au monde n'empêchera les lascars à qui l'on offre nénufar de marquer nénufare, ou nainufare, ou nez, nu, phare, à volonté !... Ils finiront, voilà le hic, par écrire water lily comme tout le monde, les jours de brume où les étangs ne sont pas clairs.

      Autrement quoi, direz-vous ?... Laisser tout partir à vau-l'eau ? Plus d'orthographe du tout? L'improvisation individuelle - un va-comme-je-te-p'ousse généralisé ?

      Je le répète, le français n'y résisterait pas. En particulier à notre époque où il fait peau neuve, en un certain sens, où il est en train de regagner du mordant en intégrant dans l'écrit les registres de la langue parlée. Nous avons d'autant plus besoin d'une armature solide dans la présentation formelle que la syntaxe s'assouplit, que le vocabulaire perd son intransigeance de classe... L'orthographe, voilà le dilemme, devient une cuirasse plus nécessaire que jamais - car une langue qui perd sa cohérence formelle abandonne aussi son statut culturel. Elle devient un " patois ", nous en savons, en France, quelque chose.

      Face aux rivalités européennes qui sont encore à venir, le français ne peut pas se permettre de se fragiliser au risque de perdre son image et d'être assez vite rayé des listes  ! Il ne saurait " se débrancher " de sa littérature traditionnelle sans disparaître de la scène internationale - et du monde des marchés. Ce ne sont pas les rédacteurs de modes d'emploi pour produits industriels qui tiennent une langue - contrairement à une affirmation entendue lors de la " campagne ", qui prétendait que la " réforme " était faite singulièrement pour eux. Ce sont les écrivains, les journalistes de qualité qui font la tenue de l'idiome, et les rédacteurs sont d'autant mieux lotis que la langue est bien défendue à l'avant du front !

      La solution à cet imbroglio me paraît devoir être cherchée dans un double courant, lequel suppose un léger changement dans nos attitudes mentales. D'abord il faut cesser de faire de l'orthographe la clef sociale de la culture individuelle. Il faut réduire - c'est en train de se faire - son hypervalorisation quasi " cultuelle " qui n'a plus de sens aujourd'hui, et admettre qu'un quidam puisse faire des " fautes " tout en sortant de Polytechnique !

      Parallèlement, il faudrait renforcer la surveillance " publique " de l'écrit - au lieu de lâcher du lest et de balancer le trait d'union par-dessus bord, il conviendrait plutôt de solidifier la norme en créant des emplois spéciaux. Il faudrait en venir à promouvoir un métier nouveau : " orthographiste ". Former des gens dont l’orthographe sera la spécialité - ils existent déjà dans l'édition, ce sont les correcteurs. Leur rôle serait de rétablir la graphie conventionnelle dans tous les textes produits et imprimés. Les entreprises, dont on apprend qu'elles sont en mal de " communication ", devraient créer partout des postes à cet effet ; elles embaucheraient des " secrétaires orthographistes ", une spécialité rémunérée, par exemple, sur la base d'un secrétariat trilingue. Ces personnes veilleraient à la bonne tenue des rapports. notes et tutti quanti, sans que les chefs de service aient à rougir de leur ignorance personnelle en la matière.

      Pour cela, il est nécessaire - ce n'est pas un paradoxe - que l'orthographe actuelle s'interdise de bouger. Car il faut songer aussi au perfectionnement des logiciels pour les machines à traitement de texte, qui sont tellement en faveur sur le marché de l'écriture. De sorte que ces outils magnifiques puissent fournir des copies correctement orthographiées, en dépit du manipulateur... il faut que la norme demeure unique, et peu importe si elle présente des défauts - des cuissots et des cuisseaux folkloriques !... De la même manière, et pour les mêmes raisons, parfaitement industrielles. que les pas de vis des boulons sont régis par des normes strictes - les mêmes que pour les écrous !

Claude Duneton

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