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L'entrée de la littérature à l'école, quel roman !

Le Monde de l'éducation, mai 2001

Ils ne lisent plus ! " entend-on souvent. Mais que lire ? Bossuet, Balzac, Frédéric Dard, " Tintin ", des auteurs français, européens, africains ? Comment ? Et quel mode d’accès aux livres favoriser ? L’enseignement de la littérature est une très longue histoire qui a déclenché bien des passions. Qu’est-ce que la littérature ? Longtemps, la réponse a paru évidente. Le XXe siècle, celui de la critique, a changé la donne.

La section littéraire (L) connaît une certaine défaveur. En 1960, la moitié des bacheliers avaient opté pour cette voie. Ils n’étaient plus que 38 % en 1968 et près de 10 % en 2000

ENTRE LE 4 MARS 2000 -date du manifeste " C’est la littérature qu’on assassine rue de Grenelle ", en pleine révolte des enseignants contre la politique de Claude Allègre - et juin 2000, une soixantaine de tribunes sont parues dans Le Monde. Autant d’opinions à forte charge idéologique.

Comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’on assigne à la littérature de participer à " l’acquisition des savoirs ", " la constitution d’une culture " et " la formation personnelle " (B. 0. H. S. n- 6 et 7, du 31 août 2000) ? Dès lors que ses passeurs, devenus professeurs de français, ne cessent de s’interroger sur les moyens d’y parvenir, les contenus de leur discipline, comme l’a bien montré le séminaire national organisé par l’éducation nationale en octobre 2000. Le spectre de l’illettrisme, d’un côté, de l’académisme, de l’autre, l’épouvantail de générations ne partageant plus les mêmes références linguistiques et culturelles ont renforcé les enjeux entre les républicains rangés derrière le collectif Sauver les lettres et les pédagogues. Les uns et les autres dénonçant les risques d’instrumentalisation et d’exclusion. Les théories du texte comme celle de la réception, les travaux savants en linguistique ou en sociologie ont rendu, en outre, complexe un enseignement qui, au fil des décennies, alors même que sa suprématie s’estompait, était sommé d’embrasser un champ de plus en plus large.

Que le corpus et la nature même des exercices donnés aux examens fassent débat est un fait relativement récent. Jusqu’à la fin du XIX, siècle, les choses sont claires, mieux tranchées selon la classe sociale. Pour les écoliers qui s’arrêteront à la fin de l’école primaire, les exigences se limitent à la capacité à lire et à écrire correctement. A partir du Second Empire, les ouvrages que leur soumettent leurs maîtres sont des livres d’instruction encyclopédique. Ils y apprennent l’histoire, y forgent leur morale.

Dans les collèges et lycées, les visées sont plus élevées. Il s’agit de dispenser aux élèves une culture étroitement liée aux humanités latines et chrétiennes. L’importance accordée à l’écriture relègue la lecture au second plan et même à la sphère familiale. D’autant que l’activité de lecture libre, romanesque, est soigneusement tenue en lisière au motif qu’elle incline à l’adoption de mauvaises mœurs. Les élites rodent leur art rhétorique en s’exerçant sur les thèmes ou versions et en s’inspirant des auteurs de l’Antiquité et du XVIIe siècle, dans un but de pastiche ou d’imitation, que ce soit par la fable, l’amplification ou la narration. " Former l’esprit, le goût et le jugement moral " : telle est la triple mission, assignée hier à la religion, désormais à l’enseignement littéraire, qui occupe ainsi une place centrale. Jusqu’en 1953, les textes officiels se chargeront de rappeler la valeur morale et esthétique de la lecture des grandes œuvres.

De tout temps, les hommes… "

Dans le dernier quart du XIXe siècle, la bataille menée par les tenants de la littérature française contre l’hégémonie des langues anciennes conduit à introniser définitivement les auteurs français, principalement les classiques du XVIIe siècle. Le lycée napoléonien amorce une évolution que la IIIe République parachève. L’année 1880 est une date-clé, comme le note André Chervel dans La Culture scolaire ; une approche historique (Belin, 1998) : " La composition en français gagne les classes dites "de grammaire " et même les classes élémentaires ", tandis que la composition en vers latins est supprimée, même si subsistera encore pendant quelques décades la composition en prose latine. En 1881 apparaît donc pour la première fois une épreuve de littérature en français à l’écrit. La composition ratifie le changement qui s’opère et le passage, selon Martine Jey, d’un enseignement centré sur l’écriture à la lecture, grâce également à la création de bibliothèques scolaires.

" De tout temps, les hommes… " : tel est l’incipit quasiment invariable de ces morceaux de bravoure visant à renvoyer une image éternelle de la conduite humaine. C’est que les intitulés invitent au lyrisme, sinon à la grandeur d’âme. Exemple : " Imaginez la lettre de Boileau à Colbert en faveur du vieux Corneille délaissé et réduit à la misère ", sujet donné au baccalauréat à Grenoble en 1881.

Outre la composition, d’autres exercices voient le jour, telle l’explication de texte que Gustave Lanson (1857-1934), fondateur de l’histoire littéraire, contribue structurer de manière rigoureuse. Entériné par les instructions officielles de 1890, l’enseignement spécial, ce cycle de cinq ans créé pour les enfants de la bourgeoisie, prend le nom en 1902 de section moderne. Dès lors, les professeurs deviennent trivalents et enseignent le français, le latin et le grec. Reste qu’il faudra attendre 1959 pour que soit créée l’agrégation de lettres modernes.

La révolution touche le primaire

Cette rénovation ne se fait pas sans heurts. Accusé de brader la culture, Gustave Lanson, l’inspirateur de cette réforme, suscite de vives polémiques. Mais l’évolution est en marche. L'enseignement littéraire est parvenu à couper le cordon ombilical avec l’histoire gréco-latine, tout en s’appropriant les méthodes modernes des historiens. Il faudra cependant attendre 1923 pour que disparaissent du corpus du lycée des écrits scientifiques et politiques, et 1973 pour les textes rhétoriques. Un corpus où, peu à peu, le genre romanesque devient dominant. La technique élaborée par Gustave Lanson se distingue de l’évolutionnisme de Brunetière ou du biographisme de Sainte-Beuve : " Distinguer savoir de sentir je crois bien qu’à cela se réduit la méthode scientifique de l’histoire littéraire. " Plus précisément, il s’agit de mettre l’accent sur les parentés entre les œuvres, les influences et de souligner l’appartenance d’un auteur à un groupe social ou une école.

À la fin du XIXe siècle, la révolution est aussi achevée dans le primaire. Grâce à l’obligation scolaire, décrétée en 1882, une génération entière a été scolarisée. L'heure est donc venue, analyse Jean Hébrard, inspecteur général de l’éducation nationale et professeur associé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), d’harmoniser les 1er et 2e degrés. La lecture expliquée étant trop complexe à cet âge, se met en place la lecture expressive à haute voix officialisée en 1923. Éprouver le sens en soi : tel est le credo. Progressivement, l’école primaire intègre un corpus de textes littéraires d’auteurs français.

À la littérature incombe la promotion des valeurs nationales, morales et esthétiques, dire tout à la fois le bon et le beau. " L’idée que le texte pourrait ne pas avoir de valeur est absente. Elle date de 1970 ", insiste Jean Hébrard. Le structuralisme, mais aussi les sciences humaines, notamment la linguistique dans les années 1970 et 1980 et les théories du texte d’obédiences diverses, démantèlent le système de soumission et de canonisation des œuvres. Un premier pas avait déjà été franchi en 1964 avec une épreuve de baccalauréat faisant appel à la réflexion personnelle de l’élève.

Auparavant, il s’agissait de détailler les charmes d’une œuvre, d’expliquer les raisons de l’admirer. Après, il est question de l’analyser, de la décomposer. Un changement de cap encore plus effectif avec l’introduction de la lecture fonctionnelle dans le primaire et de la lecture méthodique dans le secondaire en 1985. " L’erreur de ces années-là, déplore Jean Hébrard, chargé de la rédaction des nouveaux programmes de français du primaire avec Philippe Joutard, a été de basculer sur une position instrumentale au lieu de renforcer le capital culturel des enfants, exigé par l’accès dans le secondaire. "

Elles correspondent également à une explosion des effectifs scolaires qui exige de surmonter des difficultés inédites, ce à quoi s’attelle justement en 1970 la commission Emmanuel, qui entend réformer l’enseignement du français à tous les échelons de la scolarité. Une réforme en partie voulue par les professeurs eux-mêmes. Pratiques, une revue lancée par un collectif en 1974, plaide ainsi pour une actualisation des savoirs davantage en prise avec la recherche. Des travaux qui mettent notamment en évidence l’enjeu essentiel de la maîtrise du langage. C’est donc à la faveur de la problématique des inégalités scolaires que la didactique du français se dégage du positivisme lansonien.

1999 : vingt et une œuvres de plus

En 1985, Jean-Pierre Chevènement impose au collège des liste d’œuvres obligatoires organisées par siècles et étudiées chronologiquement. " Elles corrigent les instructions Haby assez souples qui introduisaient les textes fonctionnels, l’oral, plusieurs registres de langues dans le nouveau collège unique. En ce sens, les recommandations de Chevènement manifestent un retour à la tradition ", explique Danièle Manesse, chercheuse à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP). Dans l’intervalle, des modèles théoriques ont modelé la didactique de la lecture littéraire. Au risque d’une trop grande sécheresse de la discipline aujourd’hui dénoncée par beaucoup.

Les programmes de 1985 mentionnent que les élèves auront, au cours de leur scolarité, à étudier quinze œuvres. Un chiffre porté à trente-six en 1999, avec une place plus grande accordée à la littérature de jeunesse. Au lycée, le corpus, plus restreint et imposé par le professeur, indique toujours une consécration de valeurs sûres. Pour Jean Hébrard, le temps est aussi venu de reconstituer un socle de livres incontournables par exemple en primaire, Robinson Crusoë, Pinocchio ou Sans famille afin que chaque écolier ait en partage les mêmes valeurs. Et de marteler : " Lire c’est comprendre. Or pour comprendre la littérature, il .faut avoir beaucoup lu. " Des enseignements nouveaux ont fait une percée : l’oral en primaire comme en collège dont l’évaluation fait toujours question en lycée, les théories de la réception, la critique générique depuis la réforme de 1999.

Retour de situation probablement favorisé par la popularité extrascolaire des ateliers d’écriture, selon Sylvie Plane. Responsable de l’unité didactique du français à l’INRP, elle réhabilite les textes de fiction. Jusqu’alors, ceux-ci étaient tenus à l’écart, faute de pouvoir -selon les enseignants - être évalués avec des outils corrects.

Maîtrise des discours, contact avec la littérature, transmission du patrimoine culturel : l’enseignement du français doit remplir tous ces rôles ainsi qu’assumer une fonction de socialisation. Rude tâche.


Macha Séry

Pour en savoir plus :
Enseigner la littérature, collectif, Delagrave-CRDP Midi-Pyrénées, coll. " Savoir et faire en français ", 2000.
Discours sur la lecture (1880-2000), Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Fayard/Bibliothèque Centre Pompidou, 2000.
La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Martine Jey, Centre d’études linguistiques des textes et des discours, coll. " Recherches textuelles ", n°3, 1998.
La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Violaine Houdart-Merot, Presses universitaires de Rennes, coll. " Didactique du français ", 1998.
L’enseignement du français à l’école primaire, André Chervel, INRP, 1995.

Le Monde de l'éducation, mai 2001


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