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POURQUOI LA QUERELLE SCOLAIRE N'EST PAS TERMINÉE

La bataille entre les refondateurs républicains et les modernisateurs se poursuit dans les livres de la rentrée : que se cache-t-il derrière ce clivage qui relance la réflexion sur la politique éducative ?

Analyse Par Philippe Petit.

Marianne, 25 septembre au 1er octobre 2000.

" Alors que le conservatisme autoproclamé républicain défend l'unité d'un modèle éducatif contre la diversité de la société et de ses demandes, jusqu'au point de former l'école au monde, d'autres souhaitent, au contraire, un ajustement rigoureux de l'offre à la demande ", Marie Duru-Bellat et François Dubet, dans L'Hypocrisie scolaire.

Donc, tout va bien. Pas de problème. Le ministre a réussi sa rentrée. La République n'est plus en danger, le complot conservateur a été écarté, la réforme peut continuer. M. Lang, en bon Florentin, a trouvé les mots qu'il convient pour rassurer ses troupes. L'école de France, a-t-il déclaré lors de sa conférence de presse du 4 septembre dernier, est la meilleure du monde : "Nous entrons à marche rapide dans la société du savoir et de la création et dans l'économie de la connaissance et de l'intelligence." C'en est fini du dénigrement, de la morgue revancharde et des propos incendiaires de M. Allègre, l'horizon s'éclaircit, l'école républicaine sera sauvée. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus, tôt ? On est champions du monde ou on ne l'est pas.

Qui pourrait le lui reprocher ? La synthèse qu'il a soumise à la presse est un modèle de centralisme démocratique. Tous les courants, des plus "innovants" aux plus traditionnels, y étaient représentés : les pédagogos modernistes et les crispés de l'estrade, les anti-élitistes et les républicains autoritaires, les adeptes de l'école ouverte et ceux de l'école-sanctuaire. Ce n'est pas une réforme, c'est une révolution, qu'une "maïeutique collective" (sic) dont M. Lang a le secret et dont son ministère sera le creuset, a charge désormais d'enfanter. Nul ne s'en plaindra. Mais, pour être exhaustive sur tous les fronts de l'éducation - la lecture, l'écriture, l'enseignement des sciences, les programmes, la violence, l'aide individualisée, les langues régionales, etc. -, sa conférence était floue sur le plan de la doctrine. Certes, un ministre se doit d'être rassembleur, mais il ne peut différer éternellement une discussion sur la mission de l'école,- laquelle commence à peine à s'esquisser et n'aura peut-être jamais lieu. Il est trop tôt pour noyer le poisson. Cela, M. Lang le sait mieux que quiconque. Il doit annoncer prochainement un train de réformes. Nous verrons si nous le prendrons. En attendant, les nombreux ouvrages parus cette rentrée méritent le détour. Ils sont plutôt du genre énervés. Celui du philosophe Denis Kambouchner, Une école contre l'autre (1), devrait recevoir un prix d'honnêteté intellectuelle. Le feu scolaire est loin d'être éteint.

"Peut-on encore sauver l'école ?" se demande l'ancien conseiller spécial de Claude Allègre, Didier Dacunha-Castelle HREF="#2">(2). Oui, mais à condition de se mettre à table et de s'empoigner. Il n'est pas vrai que "l'école est championne des faux débats", comme l'affirme l'ancien ministre de l'Education dans son livre-brûlot (3). Le clivage entre "modernisateurs" et "conservateurs" n'est pas près de se résorber. L'offensive actuelle des réformateurs modernistes contre les soi-disant républicains conservateurs est réelle. Qu'elle soit menée par des sociologues de terrain n'est pas un hasard. "Les républicains ne sont pas courageux", a déclaré sur LCI Marie Duru-Bellat, la coautrice, avec François Dubet, de L'Hypocrisie scolaire (4), ce sont des conservateurs, des nostalgiques qui ne tirent pas les conséquences de leurs principes. L'idée que tout serait faux débat en matière d'éducation est devenue un tel truisme que tous ceux qui contestent le bien-fondé de la politique scolaire sont pointés du doigt au titre de conservateurs, d'antisociologues, d'antidémocrates patentés. Au nom de la tolérance et du pluralisme démocratique, pédagogues vertueux et sociologue modernistes se donnent la main pour faire la chasse aux "fossiles". Ils mènent la lutte entre les deux lignes, comme au temps du stalinisme. "Alors que le conservatisme autoproclamé républicain défend l'unité d'un modèle éducatif contre la diversité de la société et de ses demandes, jusqu'au point de fermer l'école au monde, d'autres souhaitent, au contraire, un ajustement rigoureux de l'offre à la demande", écrivent Duru-Bellat et Dubet. Il n'y aurait donc que deux camps, deux tendances, deux modèles : celui de la tradition et celui de l'adaptation, de l'immobilisme et du changement. Cette vision simpliste méconnaît totalement le rôle des républicains progressistes, qui pour être refondateurs n'en sont pas moins antipasséistes. Ils sont nombreux et ne sont pas tous profs de lettres ou de philo. Denis Kambouchner est de ceux-là. Il prend soin de continuer le débat. Il le poursuit avec M. Meirieu, l'ancien directeur de l'Inrp, et il s'évertue à imaginer ce que pourrait être une doctrine de l'éducation scolaire à l'aube du XXIe siècle. Il argumente à propos de la violence scolaire, du rôle de l'institution, de la culture commune, du nouvel ordre éducatif, etc., sans se laisser impressionner par le discours ambiant.

" Il y a des lieux, en France, où les médecins n'osent plus aller. Où les policiers n'osent plus aller. Où les pompiers n'osent plus aller. Mais où les profs continuent de se rendre, dans des conditions à la limite du supportable. La fracture sociale, il y a ceux qui en parlent et il y a ceux qui se la coltinent ", Jean-François Mondot dans Journal d'un prof de banlieue.

Commençons par la violence. Elle est au cœur de la fracture scolaire. Jean-François Mondot, dans son Journal d'un prof de banlieue (5), en dresse un tableau édifiant. La République qui adore les médiateurs et chérit la providence ferait bien de s'en inspirer. Quelques heures de colle et un sermon en guise de réprimande lorsqu'un élève traite une enseignante de "grosse pute" et "sale connasse", cela s'apparente à du laxisme. Les professeurs demandent qu'on les soutienne, pas qu'on les injurie. "Il y a des lieux, en France, où les médecins n'osent plus aller. Où les policiers n'osent plus aller. Où les pompiers dosent plus aller. Mais où les profs continuent de se rendre, dans des conditions à la limite du supportable. La fracture sociale, il y a ceux qui en parlent et il y a ceux qui se la coltinent", écrit Mondot. À quoi bon demander aux enseignants de travailler "en séquences" et de "décloisonner" (étudier un texte dans son ensemble, en tenant compte du fond et de la forme) si cela sert à masquer un climat de lâcheté collective ? se demande Mireille Grange dans un témoignage bouleversant (6). Qui ne voit que la montée de la violence est parallèle à la dérive de l'enseignement est aveugle. Ce n'est pas l'autorité qui s'est effondrée, mais la possibilité de l'exercer. Il ne s'agit pas de s'adapter aux incivilités, mais de les empêcher. Comment ? C'est la question qui divise les tenants de l'ultrapédagogie, voire les sociologues du Cadis, et les refondateurs républicains.

Pour les premiers, qui ne jurent que par le pacte éducatif et la construction de la loi en milieu scolaire, la violence à l'école serait, en premier lieu, une violence exercée par l'école. C'est parce que l'école serait une colonie pénitentiaire et non un "lieu de vie" qu'elle serait cause de déliaison sociale et de débordements en tout genre. Telle serait la raison d'être de l'irrésistible ascension de l'éducation à la citoyenneté. Victimes du système, broyés par l'institution, les élèves se rebellent contre une autorité infondée. Les enfants bolides réclament leur dû. Ce sont eux, selon M. Meirieu, "avec leur véhémence et leurs provocations permanentes", qui manifestent la vérité de l'école : "celle d'une institution qui ne sait pas écouter les enfants mêmes qu'elle est censée prendre en charge", souligne Kambouchner. Il appartient donc à la cité scolaire de discuter des règles à suivre, de consacrer du temps à l'éducation citoyenne, de former le "type d'homme" conforme à notre idéal démocratique.

Est-ce là le rôle de l'école ? Faire de la construction de la loi la première des tâches de l'école est étonnant. Pour les refondateurs républicains, un établissement scolaire n'est pas un modèle réduit de la société politique. Une cour de récréation n'est pas une place publique. Une classe, fût-elle ouverte et "plurielle", n'est pas un plateau de télévision. Un cours n'est pas un débat au Parlement. Il ne s'agit pas, selon eux, de sous-estimer la difficulté de la tâche des enseignants et de négliger l'instruction civique, mais de s'interroger sur ce recentrage autoritaire de la mission de l'école et des enseignants du côté de l'éthique et du comportementaL Il ne s'agit pas de nier la réalité des inégalités scolaires et de la ségrégation spatiale des établissements (7), mais de savoir de quoi il retourne. Que de bavardage autour du thème de la citoyenneté ! Pourquoi les élèves devraient-ils prendre en charge une régulation pratique qui appartenait auparavant à l'institution elle-même, s'indigne Kambouchner. Changeons, évoluons, comme aime à dire M. Dacunha-Castelle, mais dans le bon sens. Ne sombrons pas dans le contrôle social et la régression infantile. Construisons des lycées à dimension raisonnable. Veillons au bon entretien des lieux. Assurons une surveillance efficace des parties communes. Assurons-nous de la fermeté des administrations et de la solidarité des personnels dans le traitement des actes inadmissibles. Mais, de grâce, cessons de vouloir discipliner en douceur des élèves qui n'en demandent pas tant.

Ce même clivage et cette même ambiguïté se retrouvent à propos de la définition de la culture commune que l'on est censé transmettre à l'école. Les ultramodernistes réclament à cor et à cri un smic culturel, une école en phase, des programmes adaptés, mais sont incapables de définir la culture commune. Leur seul credo est que l'école doit être anti-élitiste, anti-intellectuelle, qu'elle doit se conformer aux besoins des "jeunes". Ils sont fonctionnalistes et utilitaristes et se complaisent dans "le commun comme tel", pense Kambouchner. "Nous voulons retrouver le sens d'une véritable culture où tous les hommes puissent se reconnaître, dans leurs différences, fils des mêmes questions", écrit M. Meirieu. Bigre ! Peut-on instituer une telle culture par décret ? N'est-ce pas outrepasser les pouvoirs de la culture scolaire que de vouloir en faire une métaphysique des mœurs ? L'instruction commune serait déjà un beau pari. Pourquoi vouloir lui substituer au forceps une culture commune dont on sait par ailleurs qu'elle est un pur fantasme de moraliste. L'école n'est pas une fin en soi. Ce qui permet de juger de la qualité de la culture délivrée à l'école n'est pas l'école, mais les traces que celle-ci a laissées. Il n'appartient pas à l'école de définir absolument la culture qu'elle-même délivre. La culture n'est ni un protocole, ni un viatique, ni un catéchisme, elle est une aventure individuelle dont il est impossible de fixer les règles une fois pour toutes. D'où vient qu'il soit possible, indispensable de rassembler autour d'une culture commune tous les jeunes d'une même génération ? se demande Kambouchner. Si vraiment, comme l'indique M. Meirieu dans Emile, reviens…, les deux vocations de l'école républicaine sont, d'une part, unifier et permettre l'accès de tous à un horizon d'universalité, d'autre part, différencier en reconnaissant chacun dans son identité, on ne voit pas ce que peut avoir de nécessaire l'institution d'une culture commune. Quel lien existe-t-il entre approfondir sa propre culture et rechercher ou affirmer sa propre identité ? Aucun. Ou plutôt, s'il en existe un, c'est à chacun de l'établir, pas à l'école de le décider. Le rôle de l'école est d'instituer le lien politique, de transmettre un savoir libérateur, non de reconstituer le lien social.

À force de regarder les enfants à la loupe, de satisfaire leurs besoins, comme si ceux-ci étaient définis une fois pour toutes, de moraliser le rapport entre enseignants et élèves, de se tenir derrière l'épaule de tous les lycéens, de vouloir façonner toute une classe d'âge à l'aune d'une improbable "culture commune", on assiste aujourd'hui à une véritable gestion mentale du public scolaire, et on encourage la naissance d'un nouvel ordre éducatif qui n'est guère plus joyeux que le précédent. À force d'opposer les gardiens du Temple et les pionniers d'une école qui bouge, les tenants de la démocratie sociale et de la techno-pédagogie ont laissé se développer une pensée "attrape-tout", "indéfiniment alimentée par les sciences de l'éducation" et la critique sociale, remarque le sénateur-maire de Périgueux, Xavier Darcos (8). À force de désirer des maîtres moins savants qu'habiles, le scolaire se dilue dans le social, voire dans le récréatif. L'emphase doctrinaire de l'administration publique et le discours poisseux de certains "modernes" finit par exclure du débat sur l'école tous ceux qui résistent à ces dérives et tentent de repenser la mission de l'école. Et notamment ceux qui, comme Kambouchner, Laurent Jaffro, Gérard Molina, Bruno Mattéi et quantité d'autres, se refusent à tenir un simple discours de simple rappel aux principes et sont prêts à admettre des modifications de l'institution scolaire. Cette rénovation réfléchie est possible. Elle est même souhaitable, selon les républicains refondateurs. À condition de se déprendre de la dogmatisation actuelle, d'aider les enseignants à réfléchir sur leur propre métier et de rétablir une politique de confiance "marquée par la recherche d'un accord général et par l'appel à toutes sortes d'initiatives, mais d'abord fondée sur le respect de la compétence de chacun, et sur la résolution de prendre soin et de perfectionner plutôt que de remodeler toutes choses", conclut Kambouchner. C'est là manière honnête et combative de rompre avec le nouveau contrôle institutionnel, les nouvelles servitudes de la professionnalisation scolaire, l'unanimisme langien. Une bouffée d'air, dans une discussion qui commençait à saturer.

Philippe Petit

(1) PUF, 316 P., 128 F
(2) Flammarion, 225 p., 95 F.
(3) Toute vérité est bonne à dire, de Claude Allègre, Robert Laffont-Fayard, 3 1 Op., 119 F
(4) Seuil, 230 p., 120 F
(5) Flammarion, 239 p., 11O F
(6) Propositions pour les enseignements littéraires, sous la direction de Michel Jarrety, PUF, 187 p., 98 F
(7) L'École, l'état des savoirs, sous la direction d'Agnès Van Zanten, La Découverte, 420 p., 160 F
(8) L'Art d'apprendre à ignorer, Plon, 230 p., 118 F

À LIRE

  • L'Enseignement mis à mort d'Alain Barrot, Librio, 88 p., 10 F.
  • Le Triomphe de l'ordre, de Jean-Michel Djian, Flammarion, 270 p., 99 F.
  • Pour une école du savoir, de Bertrand Vergely, Milan, 224 p., 89 F
  • L'École et les Parents : la grande explication, de Philippe Meirieu et 15 auteurs, Plon, 260 p., 99 F.
  • Petit Vocabulaire de la déroute scolaire, de Guy Morel et Daniel Tual Loizeau, Ramsay, 260 p., 89 F.
  • Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur, d'Edgar Morin, Le Seuil, 134 p., 95 F.
  • La Bonne Ecole, de Philippe Choulet et Philippe Rivière, Champ Vallon, 358 p., 150 F.

    Article scanné par Anne. Télécharger ce texte : marian4.rtf

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