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L’IMPOSTURE PÉDAGOGIQUE


[Ce texte comprend une présentation et de très nombreuses notes qui ne figurent que dans la version rtf : imposture.rtf.]


I. Les "objectifs", une certaine manière d'aborder la pédagogie.

Les premiers signes alarmants, qui manifestent un tournant dans la manière de concevoir le rôle de l’école dans la société, datent de l’apparition, au cours des années 1970, de la "pédagogie par objectifs", et de l’introduction d’une conception purement gestionnaire ou technocratique de l’éducation. Dans tous les ouvrages consacrés aux "objectifs pédagogiques", il n'est pas tant question d'enseignement que de formation. De plus, la "formation initiale" n'est pas fondamentalement distinguée de la "formation continue"; plus encore, la première est conçue sur le modèle de la seconde. Enfin, cette "pédagogie" est régulièrement présentée comme une alternative à la pédagogie dite traditionnelle, dont on décrète l'état de crise aiguë et dont on dénonce l'incapacité à résoudre les difficultés rencontrées par les "jeunes".

A la conception traditionnelle d'un savoir désintéressé, de "la culture pour la culture", on oppose un ensemble de techniques efficaces. Dès lors qu'il s'agit d'atteindre des résultats définis à l'avance, la pratique pédagogique ne se définit plus par des contenus de connaissance à transmettre, mais par des objectifs définis en dehors de ces contenus. Les contenus ne valent plus que comme moyens pour atteindre les objectifs.

Dans un ouvrage où il traite de ces objectifs pédagogiques, Daniel Hameline remarque :

En même temps qu'on se tourne vers la pédagogie par objectifs, on parle de plus en plus, dans les milieux de la formation, et l'initiale rejoint sur ce point la permanente, en termes de gestion. C'est bien la formation elle-même qui est conçue en termes de gestion. Le discours industriel moderne envahit le discours éducatif. La notion d'objectif trouve alors la signification de sa fortune. Car chacun sait qu'elle joue, dans une conception gestionnaire et managériale, un rôle déterminant, à la jonction même de l'axe des projets et de l'axe des moyens. (...) Il n'est pas douteux que, chez Ralph Tyler, rationaliser le processus enseigner-apprendre constitue la transposition, dans le domaine de l'école, des exigences qui se font jour dans l'univers des entreprises. (...) La fonction enseignante peut être rendue "rentable" par la pédagogie par objectifs, comme la direction par objectifs rationalisera la production. Le parallèle est clair.

A lire ces lignes, on peut avoir le sentiment que l'auteur développe une réflexion critique sur les objectifs pédagogiques. Or, rien de tel puisqu'il entend exposer l'efficacité et la valeur de cette "entrée dans la pédagogie", et qu'elle s'inspire d'une conception gestionnaire et "managériale" de l'éducation ne semble pas le gêner particulièrement, dès lors que c'est pour lui un gage de rationalité.

II. Objectifs et comportements.

Le terme de "comportement" a envahi le discours psychologique, puis pédagogique, pour s'imposer dans le langage courant, jusque sur les bulletins scolaires !

Or, ce terme que l'on utilise innocemment comme synonyme de conduite, est la source des plus graves confusions. Tant qu'on l'utilise dans ce sens vague de "conduite", il n'y a guère de problème, mais il ne faut pas oublier cependant que le mot a été introduit, dans le langage psychologique, pour traduire le mot anglais "behaviour", qui est loin d'être neutre : mettre le terme de "comportement " au centre de la pratique pédagogique, c'est, qu'on le veuille ou non, la fonder sur une certaine idée de l'homme, celle qui a été introduite par Watson et Piéron, celle qui a été développée par le béhaviorisme. Il est donc tout à fait essentiel à notre propos de s'arrêter sur le terme de "comportement", sur les raisons de son émergence et sur sa fonction théorique, particulièrement dans les pratiques éducatives qui se réclament de la "pédagogie par objectifs".

Il est plaisant de noter que le terme, qui existait depuis la fin du quinzième siècle, a été repris de Pascal, au début du vingtième siècle, pour traduire l'anglais "behaviour".

Pour connaître si c'est Dieu qui nous fait agir, il faut mieux s'examiner par nos comportements au dehors que par nos motifs au dedans.

En dehors de la question posée par Pascal - si c'est Dieu qui nous fait agir - la distinction sur laquelle se fonde Piéron pour traduire le terme anglais "behaviour" par le terme français "comportement" est cette distinction entre "au dehors" et "au dedans" ; de sorte que le mot "comportement", dans la perspective nouvelle fondée par le béhaviorisme, doit être compris comme "séquence d'actes accessible à l'observation". L'expression "comportements extérieurs" ou "comportements observables" devient pléonastique.

Que la "pédagogie par objectifs" trouve sa justification théorique dans le béhaviorisme, que la notion de "comportement", telle qu'elle y est définie, constitue le présupposé implicite de cet ensemble de pratiques pédagogiques et des procédures d'évaluation qui leur sont associées, toute la littérature qui lui est consacrée l'atteste : dans l'ouvrage de Daniel Hameline Les objectifs pédagogiques, l'auteur affirme jusqu'à l'obsession le lien entre "objectifs pédagogiques" et "comportements observables". Après avoir affirmé que les intentions éducatives restaient vagues, confuses, en un mot non opérationnelles, tant que les objectifs n'ont pas été formulés, Hameline indique les conditions essentielles de leur formulation adéquate, en particulier :

Pour qu'une intention pédagogique tende à devenir opérationnelle, elle doit décrire une activité de l'apprenant identifiable par un comportement observable.

C’est bien une manière de considérer l'éducation qui se dessine. Éduquer, c'est produire un comportement. Et encore une fois, le terme de "comportement" doit être compris dans son sens le plus technique et le plus étroit de "comportement observable", tel que l'entendent les conceptions béhavioristes. Hameline ne fait d'ailleurs pas mystère des options béhavioristes de cette orientation pédagogique. Il en ferait même plutôt un titre de gloire, affirmant qu'il faut adopter et se tenir le plus fermement possible à "la règle de fer" de la psychologie béhavioriste, qui prescrit de s'en tenir au célèbre schéma stimulus-réponse, à l'exclusion de toute hypothèse sur ce qui se passe dans l'esprit (la boîte noire) et de toute allusion à une "connaissance de la vie mentale" ou à la "conscience de soi". La psychologie béhavioriste se pose en effet comme une "psychologie objective", qui s'en tient aux faits, à leur observation et à leur mesure, alors que la psychologie qui admet les "données de la conscience" est dénoncée comme une psychologie subjective, mondaine, pis encore si c'est possible, philosophique.

Le mot d'ordre de l'orientation pédagogique fondée sur cette psychologie est donc de "voir pour croire". Ce qui ne peut être observé n'a aucun intérêt, ni même aucune existence. L'enseignant doit donc être en mesure d'observer chez les élèves les effets patents, incontestables de son enseignement, de dire à l'avance quel comportement il compte observer chez eux, et à quel moment précis, car il faudrait encore,

pour qu'une intention pédagogique tende à devenir opérationnelle, qu'elle mentionne les conditions dans lesquelles le comportement escompté doit se manifester, et qu'elle indique le niveau d'exigence auquel l'apprentissage est tenu de se situer et enfin les critères qui serviront à l'évaluation de cet apprentissage.

Il a déjà été signalé qu'il était plus souvent question, dans cette littérature, de formation que d'enseignement, et que la "formation initiale" était le plus souvent conçue sur le modèle de la "formation continue". On voit très clairement ici que la "formation" dont il est question tient davantage à l'apprentissage qu'à l'éducation, et le rapport à la psychologie béhavioriste s'impose encore une fois, car cette psychologie s'est penchée essentiellement sur l'apprentissage, afin d'en dégager les lois, et c'est ainsi qu'elle en a étudié les mécanismes les plus élémentaires.

Or, le mécanisme de base de tout "apprentissage", en ce sens restreint et technique, est le réflexe conditionné, tel qu'il a été étudié par Pavlov. Produire un comportement, c'est donc faire acquérir un réflexe, autrement dit produire le stimulus propre à déclencher la réponse comportementale attendue. "Éduquer", si l'on peut encore utiliser ce terme, c'est bien alors conditionner, et il n'y a aucune différence de nature entre apprendre le latin à Paul et apprendre à un rat à s'orienter dans un labyrinthe. Hameline a beau dire que "la règle de fer du béhaviorisme" ne peut être suivie jusqu'au bout et qu'elle vaut surtout à titre de discipline et de méthodologie, de tels présupposés ont nécessairement des conséquences, et elles ne sont pas moindres ! Ils obligent d'abord à se poser la question cruciale :

Que restera-t-il de l'enseignement, lorsqu'on aura procédé à la série d'exclusions et de réductions préconisées par les théories psychologiques de l'apprentissage, qui servent de soubassements théoriques aux réformes que l'on prétend imposer à l'école ?

III. L'enseignement en miettes.

Que devient une "intention pédagogique" lorsqu'elle est formulée en terme d'objectif, c'est-à-dire lorsqu'elle décrit une activité par un comportement observable ? C'est bien à cette condition qu'une intention pédagogique pourrait devenir opérationnelle et mériterait d'être prise au sérieux.

On ne s'étonnera pas alors que la première tâche, et peut-être la plus importante, soit de distinguer les intentions "vagues" des intentions "opérationnelles" et les finalités générales des objectifs spécifiques. Hors de cette voie, point de salut, et c'est à cela que sont consacrés les stages qui permettent de se former à la "pédagogie par objectifs"; c'est encore ce que proposent, en une multitude d'exercices et "d'études de cas", les ouvrages, et ils sont légion, qui traitent de la "pédagogie par objectifs". On y lit qu'enseigner, c'est apprendre à "produire des objectifs", à passer des finalités aux objectifs spécifiques. Et gare aux récalcitrants ! ils seront contraints de se soumettre :

Les maîtres devraient être systématiquement entraînés, dès leur formation initiale, à la définition des objectifs.

Et les auteurs de s'insurger contre cette déplorable habitude qu'auraient les enseignants "d'expliciter les objectifs poursuivis en termes de contenus, et non en termes d'apprentissages comportementaux". Il semble bien que l'I.U.F.M n'ait pas été sourd à cette recommandation.

Sans entrer dans le détail, il importe pourtant de bien saisir la distinction faite par tous ces auteurs entre finalités, buts, objectifs généraux et objectifs spécifiques, et de bien saisir le sens de leur hiérarchisation.

Pour user de la métaphore militaire, on sait bien que la fin dernière d'une guerre est la victoire, mais que pour atteindre cette fin, il aura fallu atteindre préalablement une multitude d'objectifs limités : prendre telle ville, telle colline, telle position, occuper telle tranchée, telle butte de terrain, etc... Hameline pose, en matière d'éducation, bien sûr, la question : "Jusqu'où spécifier les objectifs ?" Et il a beau s'inquiéter du risque d'atomisation que comporte cette démarche de spécification, les exemples qu'il donne pour l'illustrer montrent assez qu'il cesse bien vite de se soucier du danger.

- Premier exemple d'intention éducative : "Goûter l'art de Fra Angelico". Est-ce là une intention opérationnelle ? Non, répond Hameline. Il ne saurait s'agir là d'un objectif, car il n'y a pas description d'un comportement observable.

Goûter est une activité psychique qui peut donner lieu à de nombreux comportements. Goûter est une "attitude".

Et Hameline d'expliquer qu'une attitude n'est pas observable, que c'est une construction hypothétique inférée à partir des comportements. Pour montrer que tout formateur cherche des indices de l'efficacité de son action dans les comportements, et pour faire apparaître la distinction entre comportement et attitude, Hameline donne l'exemple suivant :

Si un professeur d'éducation musicale veut développer chez des élèves de Troisième, rétifs, un intérêt pour la musique baroque française, il peut formuler, au moins en théorie, un objectif comportemental du type : "A l'issue de sa classe de Troisième, l'apprenant ne quittera pas la salle de séjour de ses parents quand ces derniers écouteront le deuxième concerto royal de Couperin".

Je laisse à penser combien d'objectifs de ce type, comportementaux, spécifiques, de micro objectifs il faudra rassembler pour satisfaire l'intention pédagogique : "susciter chez les élèves de Troisième un intérêt pour la musique baroque française". Et que dire alors de l'intention "hyper-générale" : "sensibiliser les élèves à la musique classique" ? Comment d'ailleurs la répertorier dans la hiérarchie des intentions ?

Certes, Hameline reconnaît que ses exemples sont parfois un peu "forcés", mais on ne peut que constater que l'obsession de "l'observabilité", et donc de la mesure, de la quantification prend parfois un caractère franchement comique, comme dans l'exemple suivant :

Si un animateur d'un centre d'éducation sexuelle permanente souhaite qu'à l'issue d'un groupe thérapeutique qu'il conduit, les participants aient acquis plus d'autonomie vis à vis des interdits sociaux sur la sexualité, il peut, en théorie, formuler un objectif comportemental du type "à l'issue du stage, l'apprenant sera capable d'accepter et de rechercher les relations sexuelles de rencontre et d'y donner les signes extérieurs de la jouissance orgastique."

- Exemple apparemment plus sérieux : "prendre conscience des mécanismes de la langue". S'agit-il d'un objectif ? Non, bien sûr ! Pour les "mécanismes" de la langue, passe encore, mais cette exécrable expression "prendre conscience", qui restaure la catégorie de "conscience", honnie par les théories béhavioristes, exclut de toute évidence une intention ainsi formulée de la liste des objectifs possibles ! Hameline précise d'ailleurs que "les béhavioristes ont cent fois raison de demander la prohibition d'un verbe comme "prendre conscience"" et note "qu'un tel énoncé, muet sur le comportement que l'on va pouvoir observer pour l'évaluation d'une telle prise de conscience" ne saurait donc opérationaliser une telle intention.

On voit encore une fois à quel point la "pédagogie par objectifs" est dépendante des théories béhavioristes et à quel point elle se soumet à ses oukases et à ses ostracismes.

Enfin, un objectif opérationnel : "Citer cinq graminées alimentaires" ?

Objectif modeste, on en conviendra, mais qui, pour Hameline, répond bien à l'exigence d'opérationalité requise : il décrit un comportement observable, car comme le dit Hameline, "un comportement laisse des traces".

Citer constitue une activité qui ne peut pas ne pas se manifester extérieurement. A un moment ou à un autre, un observateur pourra voir l'intéressé faire quelque chose. Un "produit" (liste sur une feuille, enregistrement au magnétophone) peut être recueilli et séparé de la vie mentale du producteur.

C'est bien cela, pour Hameline, qui importe, et c'est ce qui définit la "deuxième exigence d'opérationalité" : c'est qu'un comportement, un "faire" puisse être "séparé de la vie mentale du producteur", et détaché de ses motifs, ou de ses raisons, dont on veut tout ignorer, ou dont, plus précisément, il est proscrit de rien savoir, selon la fameuse théorie béhavioriste de la "boîte noire".

Que le terme d'objectif ait pour fonction une occultation des fins, c'est ce qui apparaît nettement dans la hiérarchisation établie entre finalités, buts, objectifs généraux et objectifs spécifiques ; les adeptes de la "pédagogie par objectifs" ont beau dire que leur démarche invite seulement à établir un lien entre les finalités les plus générales et les objectifs les plus spécifiques, on voit bien, à lire tous ces ouvrages, qu'il s'agit d'établir une hiérarchie à rebours qui va des objectifs les plus spécifiques aux finalités les plus générales (...).

IV. Le sacrifice des contenus.

Daniel Hameline souligne à plusieurs reprises que "l'entrée dans la pédagogie par les objectifs n'est pas innocente". On ne peut qu'être d'accord avec cette affirmation ; il faudrait même dire qu'elle est lourde de conséquences, et que la plus importante est la mise en cause des contenus disciplinaires et des programmes d'enseignement, tels qu'ils sont traditionnellement conçus. D'Hainaut rappelle cette conception et indique pourquoi, selon lui, elle ne peut être maintenue :

Un programme est en principe une liste de matières à enseigner accompagnée "d'instructions méthodologiques" qui la justifient éventuellement et donnent des indications sur la méthode ou l'approche que ses auteurs jugent la plus pertinente pour enseigner ses matières.

De fait, cette idée d'un programme disposant des matières à enseigner ainsi que des indications méthodologiques pour chacune d'entre elles, articulant des disciplines d'enseignement dans un ensemble cohérent, disposant une configuration en évolution certes, mais cependant relativement stable, semble à bien des égards indissociable d'une perspective d'enseignement. Or, D'Hainaut lance, sans autre forme de procès :

Cette conception est périmée, dépassée, insatisfaisante d'un point de vue rationnel et inadéquate sur le plan pédagogique. Il faut lui substituer la notion de "programme pédagogique opérationnel" qui comprend non plus une liste de matières, mais une liste d'activités, de savoir-faire, de compétences, de savoir-être que les élèves devraient manifester au terme de l'enseignement projeté.

Ce passage est on ne peut plus clair : il congédie sans aucune justification, et avec la plus grande brutalité, les disciplines d'enseignement, en même temps que les savoirs qu'elles délivrent, pour leur substituer des savoir-faire et des savoir-être.

On peut observer qu'à chaque fois que l'on met en cause les programmes et les disciplines d'enseignement, c'est pour dévaloriser les savoirs au profit des savoir-faire et des savoir-être. Il y a là une constante : le reproche régulièrement adressé à l'enseignement dit "traditionnel" est de trop valoriser les savoirs par rapport aux savoir-faire, alors que les adeptes de cette prétendue modernité pédagogique, se bornant aux comportements observables, s'en tiennent pour l'essentiel aux savoir-faire et aux savoir-être. La "pédagogie par objectifs", en même temps qu'elle valorise une certaine "raison pragmatique", manifeste un notable mépris du savoir. Elle donne toute son acuité à l'antagonisme entre technique et culture.

Les "initiés" auront reconnu dans cette terminologie l'un des fleurons de la "pédagogie moderne", le fameux triptyque "savoirs/savoir-faire/savoir-être", recouvrant les domaines "cognitif/psychomoteur/affectif". Les programmes nouvellement rédigés, en particulier dans l'enseignement technique, le sont selon ces catégories. On parle alors de "référentiel", et ce terme correspond bien à ce que D'Hainaut appelait de ses voeux, à savoir "un programme d'objectifs opérationnels", ou comme il le dit encore, "un guide plus opératoire pour l'action pédagogique et son évaluation", dont beaucoup d'enseignants éprouveraient, selon lui, le besoin. On voit bien alors les termes de l'opposition, ainsi que leurs présupposés :

- centrer l'enseignement sur les contenus, c'est mettre au premier plan les savoirs, et partir de la question inaugurale : "quels savoirs transmettre ?" Cette question a la culture pour enjeu, et c'est dans la culture qu'elle peut trouver sa réponse. La question qui vient ensuite : "comment transmettre ces savoirs ?", appartient à la pédagogie comprise comme art.

- entrer dans la pédagogie par les objectifs, c'est bien, comme on l'a vu, procéder à un "renversement". C'est également procéder à une occultation. C'est, d'abord, ne plus se demander ce qui vaut d'être transmis pour ne plus regarder que ce qui donne l'assurance que l'on a transmis quelque chose ; c'est ne plus considérer que les effets pragmatiques de l'éducation. Ces effets, il faut les observer, et le béhaviorisme se tue à répéter que l'on ne peut observer que des comportements !

On se montrera d'autant plus satisfait qu'on aura pu prévoir par avance quels comportements doivent être observés au terme de la "séquence d'apprentissage". Ce serait là, en effet, un gage de "scientificité" et c'est l'un des grands principes de la technologie des objectifs : s'il s'avère qu'un comportement donné est produit conformément à un objectif donné, ou modifié conformément à cet objectif, on peut conclure à la réalité et à l'efficacité de l'action éducative.

Il va sans dire que, dans une telle perspective, la production des objectifs importe seule, ou dans le meilleur des cas, importe davantage que la considération des fins et qu'il n'est plus alors question de culture.

Il faut partir du principe que chaque enseignant est attaché à la discipline qu'il enseigne, et pénétré de sa valeur culturelle, être convaincu par ailleurs que toutes les disciplines enseignées dans un établissement scolaire font partie d'un héritage culturel qu'il importe de transmettre, que c'est là la responsabilité première de l'enseignant car il y va de sa responsabilité dans le processus d'humanisation au cours duquel l'homme éduque l'homme. Il doit être clair que l'humanité de l'homme ne saurait se réduire à des comportements : nous verrons que c'est tout le contraire. C'est en assimilant les savoirs constitués par les hommes qui l'ont précédé que l'homme peut être institué dans l'ordre de l'humanité. J'ai bien dit savoirs, et non pas savoir-faire, et encore moins savoir-être !

Et c'est sur ce point précis qu'il faut dénoncer la grande mystification des "sciences de l'éducation", de la "pédagogie par objectifs", et de ses autres avatars pédagogiques. Alors qu'elles prétendent centrer leur démarche sur les "apprenants", alors que l'enseignement dit "traditionnel" est accusé de se préoccuper essentiellement des savoirs à transmettre, au préjudice de l'apprenant, on se rend compte que la "pédagogie par objectifs" se soucie en réalité des "compétences" et "performances" que "l'apprenant" doit développer pour s'adapter à un état donné de société. Ce passage de V. & G. De Landsheere est exemplaire de la démarche :

Il est important d'enseigner les comportements, les façons de penser, de sentir et d'agir qui ont une valeur dans notre société et aident l'individu à en devenir un membre effectif. Quelles compétences exige-t-elle de ses membres ? Quelles sont, en particulier, ses caractéristiques en ce qui concerne la santé, la famille, les loisirs, le travail, la religion, et les affaires civiques ? La position est donc utilitariste, fonctionnelle. Elle est assortie d'une considération méthodologique visant à éviter le hiatus entre l'école et la vie. Autant que possible, l'enseignement devrait être planifié de façon que les étapes initiales de l'apprentissage soient franchies sous la direction de l'école, mais que cet apprentissage continue et soit renforcé en dehors de l'école.

Point de vue utilitariste : voilà donc la fameuse question "A quoi ça sert ?" Quelques remarques : de quelle "utilité" s'agit-il donc ? De celle de "l'apprenant", comme on le prétend le plus souvent, ou de la société ? On dira, sans doute, que c'est la même chose ? Y aurait-il donc, entre les deux, une harmonie préétablie, et de quelle société s'agit-il ? Pose-t-on seulement la question ? Prenons donc l'exemple d'une société esclavagiste, ou dans laquelle règne l'apartheid ! La fonction essentiellement adaptative attribuée à l'enseignement impose alors de former chacun à la fonction qu'il aura à remplir dans la société, pour son plus grand bien, cela va de soi, le maître à commander, l'esclave à obéir. C'est sans doute ce que l'on appelle "l'ouverture de l'école sur la vie" !

On dira peut-être que cette objection n'est pas de mise, que les sociétés dont il s'agit sont démocratiques, et que dans de telles sociétés, il s'agit de former des citoyens, et non pas des maîtres et des esclaves.

Si l'on se borne au passage cité, c'est loin d'être évident. Il y est certes question de "notre société", mais cette formulation, tirée de son contexte, désigne n'importe quelle société. En outre, un esclave est un "membre effectif" de la société dans laquelle il vit, à un certain rang et avec un certain statut, mais indispensable à son fonctionnement ! Enfin, la manière qu'ont les auteurs de parler de la "démocratie" prête, pour le moins, à discussion.

Selon eux, l'éducation ne serait qu'un fait de culture, au même titre d'ailleurs que les philosophies et les idéologies éducatives ; d'où cette idée que les fins éducatives ne se déduisent pas d'une vérité rationnelle et universelle de l'homme, mais des nécessités de l'action, de la contingence. On voit encore de quelle rationalité s'autorisent les "sciences de l'éducation". On voit bien que toute cette conception de l'éducation se fonde sur le "relativisme culturel", et qu'il y a, de ce point de vue, autant de valeurs et de normes éducatives que de sociétés, qu'il n'y a donc pas de vérité en matière d'éducation.

Ce relativisme, on le retrouve au sein d'une même société sous la forme du "pluralisme", constamment présupposé, comme s'il était indiscutable qu'une société démocratique soit "pluraliste" et "pragmatique", comme si l'on devait renoncer, sans discussion, à trouver une quelconque universalité dans les principes éducatifs. L'unanimité n'est jamais posée comme un possible produit de la raison, mais seulement comme un "accord spontané", que les sociétés traditionnelles réalisaient, mais que les sociétés modernes et démocratiques, pluralistes et pragmatiques, ne sauraient plus trouver. Ce qui caractérise de telles sociétés, selon V. & G. De Landsheere, notamment, c'est que "l'unanimité spontanée à propos des buts plus ou moins implicites de l'éducation disparaît."

Dans de telles "démocraties", il est donc nécessaire d'expliciter les buts de l'éducation, sous forme d'objectifs univoques, afin de les négocier, puisqu'aucun d'entre eux ne peut être fondé en raison. Faute de pouvoir s'entendre sur les fins et sur les valeurs de l'éducation, il resterait à clarifier les objectifs, et à les négocier. Tant qu'on est dans l'ordre des fins, on serait dans l'ordre de l'équivoque, du "philosophique", que l'on confond d'ailleurs allègrement avec l'idéologique. Il s'agirait alors de se raccrocher à la technologie des objectifs comme à une planche de salut, afin de trouver l'univocité et la transparence, de retrouver l'unité perdue.

D'où un curieux paradoxe, que V. & G. De Landsheere ne sont pas, d'ailleurs sans remarquer : alors que les fins qu'il s'agit de réaliser, seraient plurielles et relatives, les techniques de production des objectifs seraient rigoureuses, et par suite exigeantes, voire tatillonnes dans la formalisation. La manière dont ils rendent compte de cette bizarrerie est elle-même plutôt "bizarre" :

La plupart des sciences passent par quatre stades : la magie, l'empirisme artisanal, le positivisme, et enfin, le relativisme.

L'on attend encore une esquisse d'argumentation ! Au lieu de quoi, les auteurs renchérissent ensuite sur ce relativisme mâtiné de positivisme, qui marquerait les "sciences de l'éducation" :

Actuellement, le relativisme pédagogique est atteint sur le plan philosophique, théorique, mais la pratique entre encore avec peine dans la forme positiviste.

On peut alors comprendre, sans approuver si peu que ce soit cette "explication", que, dans cet esprit, la "pédagogie par objectifs", qui est censée entrer dans la "phase positive", constitue un notable progrès par rapport à la "pédagogie traditionnelle", qui reste fixée au stade de "l'empirisme artisanal". A ce "progrès" correspondrait un autre progrès, théorique celui-là, qui consisterait dans le passage du dogmatisme au relativisme pédagogique.

Il n'était pas inutile de mettre en pleine lumière ces présupposés, dès lors qu'ils ont pour fonction de justifier une pédagogie "centrée sur l'apprenant". Daniel Hameline oppose, dans cette perspective, deux systèmes, l'un où l'apprenant est assujetti, l'autre où il est sujet de sa formation :

Le "sujet" peut être "l'assujetti" d'un système prédéterminé où il lui faut prendre la place assignée sans négocier son adhésion. Ce peut être aussi l'individu, en tant qu'il est l'initiateur de sa propre action, le "preneur" de sa propre formation : négociation, coopération, coproduction de ses connaissances et de ses compétences, des connaissances et des compétences d'autrui.

Et Hameline d'indiquer que la "pédagogie par objectifs", ou comme il le dit, "l'entrée par les objectifs", pose l'apprenant comme le "lieu" prioritaire de la transaction, parce que :

c'est lui qui intègre, c'est lui qui apprend, c'est lui qui se détermine. C'est donc autour de lui que se construit le dispositif.

Que l'on ne se méprenne pas ! Il n'est pas dans mes intentions de faire un éloge de la "pédagogie par objectifs". La citation doit simplement aider à comprendre comment on a pu se laisser abuser par ce type d'arguments, et comment une telle "pédagogie" exploite outrageusement les déboires et angoisses des enseignants.

Il n'est pas si facile de susciter l'intérêt des élèves. Il m'est arrivé, à moi aussi, comme à tout enseignant, de déplorer le manque d'intérêt de mes élèves pour la question abordée, ou pour le texte étudié. J'ai souvent souhaité qu'ils adoptent une attitude plus active, plus "participative", qu'ils s'investissent davantage, qu'ils contribuent par leurs questions, par leurs objections, leurs interventions, au progrès de la réflexion commune, et je n'ai jamais renoncé à obtenir ce surcroît de participation. Mais il m'est arrivé, dans les moments de découragement, dans ces moments où j'ai eu le sentiment d'imposer un cours, sans obtenir la moindre adhésion, de me demander si ce n'était pas faute d'en avoir explicité les objectifs et de les avoir négociés. Réaction de mauvaise conscience, fréquente chez les enseignants ("ai-je bien fait tout ce qu'il y avait à faire, ne suis-je pas entièrement responsable de l'échec ?"), qui contribue sans doute à expliquer le succès des modes pédagogiques les plus contestables, celles qui offrent des recettes, un prêt-à-penser pédagogique.

L'argument de Daniel Hameline ne peut donc être soutenu : il repose, encore une fois, sur une confusion entre "enseignement", et "formation", et encore le terme de "formation" doit-il être compris dans son sens le plus utilitaire. Si l'on demandait à l'enfant de négocier les enseignements qu'il désire recevoir, il est douteux qu'il choisisse ceux qui lui permettront de s'accomplir pleinement; sans doute opterait-il (et ses parents), pour ceux qu'il se représente comme les plus utiles. Qui ferait alors du Latin, du Grec, ou de la Philosophie ?

Cette "pédagogie" prétendument "centrée sur l'apprenant" suppose chez lui des capacités de choix, et un discernement que seul peut conférer l'enseignement en question. En réalité, l'argument invoqué ne vaut que comme alibi : une telle pédagogie se borne, en fait, à adapter l'individu aux besoins de la société. Le propos de Louis D'Hainaut, lorsqu'il se propose de préciser le résultat attendu de l'action éducative, est parfaitement clair :

On procédera à une analyse des rôles, des fonctions et des tâches que devra pouvoir remplir l'enseigné. Cette analyse s'accompagnera d'une recherche des situations dans lesquelles il devra jouer ces rôles, remplir ces fonctions et accomplir ces tâches. Il faudra également, à cette occasion, déterminer les attitudes nécessaires et souhaitables que devra pouvoir manifester l'enseigné et les valeurs qu'elles sous-tendent.

Et l'on ose parler d'une pédagogie centrée sur l'apprenant ! De même, lorsque V. & G. De Landsheere abordent cette question, ils citent Durkheim, et cette citation montre à quel point la pédagogie en question est centrée sur l'apprenant :

L'homme que l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme abstrait, idéal, une perfection humaine vue à travers une philosophie éternelle, mais l'homme tel que la société veut qu'il soit et elle le veut tel que le réclame son économie intérieure.

Comment mieux dire qu'éduquer, c'est conditionner, et qu'au regard d'une telle entreprise, le béhaviorisme est la technique appropriée ? (...)

IV. Un anti-humanisme désolant.

La conséquence, on l'a vu, est une dévalorisation des savoirs au profit des savoir-faire et des savoir-être. Or, cette trilogie, véritable "tarte à la crème" des "sciences de l'éducation", est très contestable, de l'aveu même de Daniel Hameline, trop étroitement dépendante selon lui, d'une "coupure héritée de la vieille psychologie des facultés de l'âme" et reconduisant "honteusement" la distinction, marquée "au coin du bon sens" entre le "sentir", le "connaître" et le "faire". Nous ne discuterons pas cette critique "Hamelinienne" de la trilogie, remarquant seulement qu'on pourrait lui adresser bien d'autres reproches, mais nous nous étonnerons de l'argument par lequel Hameline maintient ce que, par ailleurs, il dénonce :

L'ensemble de la littérature sur les objectifs avalise cette trilogie. Je ne peux donc que la proposer à la sagacité critique du lecteur comme un instrument dont la médiocrité est insigne, dont la saturation idéologique est évidente, mais qui marche.

Autrement dit, plus c'est mauvais, mieux cela vaut, par l'unique raison que ça marche !! Voilà bien les misérables sophismes pragmatiques, et la misérable conception de la vérité à laquelle il nous est demandé d'adhérer : "est vrai ce qui marche" !

Quelques questions cependant : Est-ce que ça marche vraiment ? Comment ça marche ? Pourquoi ça marche ? Et peut-être surtout, pour qui ça marche ? Et enfin, la question de fond : peut-on sacrifier ainsi la vérité à l'efficacité, l'efficacité et l'utilité peuvent-elles reposer tout entières sur l'erreur ?

Le débat est très ancien : c'est celui des orateurs et des sophistes contre Socrate. Le discours d'Hameline, de D'Hainaut, des De Landsheere et consorts est le même que celui de Calliclès lorsqu'il recommande à Socrate de laisser de côté la philosophie, à savoir la recherche de la vérité, au profit de ce qui marche.

Crois moi, mon bon ami, renonce à tes arguties, cultive la belle science des affaires, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d'un habile homme. (...) Prends pour modèle les gens qui ont du bien, de la réputation, et mille autres avantages.

En matière d'enseignement, faut-il donc faire le choix de Calliclès, ou celui de Socrate ? Certes, dans tous ces ouvrages, aucun des adeptes de la "pédagogie par objectifs" ne se réfère à Platon. Certains, parfois, se réfèrent à Rousseau, mais ce qu'ils en disent ferait plutôt douter de leur connaissance de l'auteur. D'autres se risquent à citer Kant, en ignorant ou en feignant d'ignorer que la doctrine kantienne de l'éducation constitue la réfutation la plus cinglante de la démarche des objectifs.

Dans le Gorgias également, et à propos de la rhétorique, Platon réfute par avance, et radicalement, cette distinction oiseuse entre savoirs, savoir-faire, et savoir-être. A Gorgias qui prétendait qu'il ne fallait pas imputer à la rhétorique le mauvais usage qu'en faisaient certains orateurs, Socrate objecte ce principe général :

Celui qui a appris un art n'est-il pas tel que le fait la connaissance de cet art ? Celui qui a appris la charpenterie, est-il charpentier - ou non ? Celui qui a appris la musique n'est-il pas musicien ?

Que faut-il donc apprendre ? La musique, ou être musicien ? Peut-on être musicien si l'on n'a pas appris la musique ? Apprendre la musique, cela ne confère-t-il pas nécessairement une capacité musicienne ? Autrement dit, peut-on "faire un musicien" autrement qu'en lui apprenant la musique, et à jouer d'un instrument, en agissant par exemple sur le "comportement" de l'individu, en modelant un hypothétique "être-musicien" ? Question certes saugrenue, mais qui en rappelle furieusement une autre, par laquelle quelques "pédagogues" inspirés prétendent montrer qu'éduquer n'est pas ce qu'on croit :

"Que faut-il connaître pour apprendre le latin à Paul" ?

La raison, ainsi que le plus solide bon sens, suggèrent qu'il faut impérativement connaître le latin et que c'est à cette condition qu'on peut l'enseigner à Paul, à Pierre, et à quiconque. Réponse irrecevable, pour les tenants de la modernité pédagogique ! Réponse renvoyée à une "pédagogie traditionnelle" dépassée, parce qu'axée sur les contenus et ignorante de la situation de Paul, de ses perspectives, de ses attentes, de ses difficultés etc..., de sorte que le latin, dans cette affaire, devient accessoire.

Et l'on ne se tirera pas d'embarras en concédant que la connaissance de Paul peut n'être pas tout-à-fait inutile. L'approche systémique, toute puissante en Amérique du Nord, et qui gouverne les "sciences de l'éducation", interdit que l'on aborde la question éducative avec une telle naïveté. La "théorie des systèmes" commande, au contraire que l'acte d'apprendre soit étudié comme "le sous-système enseigner-apprendre" d'un système plus vaste, ou d'une imbrication de systèmes faisant intervenir une foule d'acteurs, dont je citerai au hasard, et dans le désordre, le législateur, le ministre, les parents d'élèves et leurs associations, les pouvoirs économiques, les inspecteurs, la famille, les camarades, les syndicats... Je n'en ai pas fini de citer tous les acteurs censés intervenir dans le processus éducatif et dans l'acte d'enseigner le latin à Paul : je renvoie les intéressés à l'organigramme qui se trouve dans l'ouvrage d'Hameline déjà cité, p 61.

La théorie des systèmes raffole de ces organigrammes qui figurent les relations entre les éléments du système par des flèches en tous sens qui, outre qu'elles rendent les tableaux confus, dispensent de tout effort de conceptualisation à propos de ces relations, sous prétexte "qu'un bon schéma vaudrait mieux qu'un long discours". La multiplication des organigrammes, avec le type de formalisation qui les caractérisent, confère certes à ces ouvrages un petit air "scientifique" qui n'est pas fait pour déplaire aux adeptes de l'approche systémique et des prétendues "sciences de l'éducation". En outre, l'explicitation de ces relations requiert la participation d'un nombre important de spécialistes : du sociologue, du psychologue, du psychopédagogue, du socio-pédagogue, du statisticien..., bref de l'ensemble des disciplines censées contribuer à l'explicitation du sous-système enseigner-apprendre, et constituer les "sciences de l'éducation". Mais, bon sang, qui apprendra donc le latin à Paul ?

De quoi s'agit-il au fond ? Et vers quel type de réponse nous achemine, tout doucement, l'approche envisagée ? Il s'agit de prendre acte, notamment de l'état d'esprit de Paul, de sa "psychologie", afin de s'interroger sur le sens que pourrait avoir sa demande, ou son refus du latin, de considérer son milieu sociologique, afin de se pencher sur les influences qui s'exercent sur lui, à propos du latin. Aura-t-il besoin du latin ; ses parents ont-ils appris le latin ? Est-ce, comme le dit Brel, pour être pharmacien (parce que papa ne l'était pas), que le jeune Paul pourrait se retrouver sur les bancs de l'école, à ânonner les "rosa-rosa-rosae" ou, pour citer la même chanson, pour "apprendre dès son enfance tout ce qui ne lui servira pas" ? Est-ce donc à Paul d'en décider, ou faut-il le négocier avec lui ?

La réponse est plus simple, et le sociologue, ainsi que l'économiste, auront tôt fait de nous éclairer : Paul apprendra le latin s'il fait partie "des Jules et des Prosper qui f'ront la France de demain"; sinon quel besoin aurait-il donc d'apprendre le latin ? Soyons pragmatiques. Et comme il n'y a plus guère aujourd'hui de Jules et de Prosper, et que la "France de demain" est bien difficile à discerner, il n'y a plus besoin d'apprendre le latin ! Si la société de cette fin de siècle décide qu'il n'est plus utile d'apprendre le latin, cette discipline pourra disparaître des matières d'enseignement. Cette disparition sera d'autant plus indolore et discrète qu'on se sera accoutumé à ne plus se préoccuper des contenus disciplinaires, mais à "former utile". C'était bon pour Jules et pour Prosper d'apprendre le latin, le grec, la philosophie et l'histoire, d'apprendre les mathématiques pour autre chose que pour la vie quotidienne. Aujourd'hui, il faut être pragmatique, et ne plus perdre de temps au "loisir de penser".

Qui ne voit que tourner le dos au savoir et à la culture, que déclarer les "humanités" et l'humanisme qui en est inséparable, obsolètes, au nom d'une quelconque "culture technologique" censée les remplacer, c'est perdre quelque chose de l'homme, c'est perdre le sens de l'humain ?

Histoire fiction ? Perspective apocalyptique et irréaliste ? Comment la France, pays de grande tradition culturelle, pourrait-elle se laisser entraîner à de telles conceptions et à une telle politique scolaire, dans un tel oubli d'elle-même ? On se rassurera autant que l'on voudra, mais il faut dire que le processus est en marche, et que les perspectives évoquées et dénoncées ici, n'évoquent pas un avenir lointain et hypothétique, mais un avenir imminent et certain, si rien n'est fait pour l'empêcher !

Une conception authentiquement démocratique et humaniste de l'enseignement oblige à dire qu'il faut apprendre le latin à Paul, dès lors que ce travail et cette culture collaborent à une promotion de son être; ce n'est pas à l'école, ni à aucune autre instance extérieure de dire ce que Paul doit être, mais c'est à l'école que revient d'abord la tâche de donner à Paul les moyens d'être tout ce qu'il peut être, et c'est précisément ce qui s'appelle éduquer. C'est asservir un homme que d'intervenir directement sur son être, en usant de méthodes qui sont nécessairement des techniques de conditionnement. Les techniques d'apprentissage, fondées sur le béhaviorisme, dégradent l'enseignement en entreprise d'asservissement.

Les béhavioristes s'indignent, bien entendu, d'une telle accusation, même les plus virulents, même les plus sectaires. Mais il suffit de se pencher sur leurs conceptions éducatives, sur ce qu'ils préconisent en matière d'éducation, et sur leurs méthodes pour savoir à quoi s'en tenir sur leurs protestations indignées.

En premier lieu, les béhavioristes ne se sont jamais bornés à leurs études de psychologie expérimentale, mais se sont toujours mêlés, et aujourd'hui plus que jamais, de réformer l'enseignement. Ainsi, Skinner, l'un des chefs de file du béhaviorisme contemporain et spécialiste de l'apprentissage, déclare sans ambages :

Ce que nous savons, à la lumière des travaux de laboratoire, des mécanismes de l'apprentissage, devrait nous pousser à nous attaquer aux réalités de la classe et à les changer radicalement. L'éducation scolaire est sans doute la branche la plus importante de la technologie scientifique. Elle influence profondément la vie de chacun. Nous ne pouvons plus tolérer que les conditions défavorables de fait fassent obstacle aux progrès extraordinaires aujourd'hui réalisables. Il faut changer la situation de fait.

C'est donc bien à l'enseignement que les béhavioristes entendent s'attaquer, et qu'ils se proposent de changer radicalement, au nom d'une technologie scientifique et des mécanismes de l'apprentissage. Or, Skinner, qui a étudié ces mécanismes chez l'animal, se propose, purement et simplement, de les appliquer à l'homme :

Les nouvelles méthodes visant à modeler le comportement et à le maintenir en vigueur représentent un progrès considérable sur les procédés classiques en usage chez le dresseur d'animaux.

L'on pourrait certes s'indigner de trouver de tels propos dans un ouvrage consacré à l'enseignement, mais c'est Skinner qui s'étonne que l'on puisse mettre en cause cette manière de traiter l'enfant comme un animal. Il se défend en disant qu'il ne prétend pas qu'une chose vraie pour le pigeon le soit nécessairement pour l'homme. Il reconnaît qu'il y a d'énormes différences entre le comportement de l'homme et celui du pigeon, mais il justifie par ailleurs sa démarche en mettant l'accent sur des "éclairantes similitudes dans les mécanismes de base du comportement".

Il y a bien un antagonisme fondamental et irréductible entre une telle conception et une approche humaniste de l'éducation. Concédons même à Skinner qu'il y ait des similitudes dans les mécanismes de base du comportement, et que l'expérimentation sur les pigeons ou les rats de laboratoire permette de mettre en évidence d'intéressantes analogies, il reste que jamais l'éducation ne pourra s'analyser en termes de comportements. Jamais les questions posées par Skinner dans son livre, ne pourront être posées par un éducateur digne de ce nom, et qui sait ce qu'éduquer veut dire :

Quel comportement veut-on installer ? De quels renforcements dispose-t-on ? Quelles conduites déjà existantes sont utilisables pour amorcer un programme d'apprentissage progressif qui achemine, par approximations successives, à la forme finale de comportement souhaitée ? Comment faut-il programmer les renforcements pour entretenir le plus efficacement possible le comportement ?

Et ici, il ne s'agit plus du dressage de l'animal, il ne s'agit plus de trouver "un champ d'application dans la production d'animaux dressés à des fins commerciales". Skinner dit, d'une part que ces méthodes ont été employées pour des démonstrations dont l'intérêt dépasse très largement le domaine spécialisé du psychologue de l'apprentissage, et il prétend qu'il n'est guère "difficile d'imaginer des contingences de renforcement complexes qui peuvent produire différentes formes de comportements sociaux". Il affirme, d'autre part, que les questions qui ont été posées doivent l'être "lorsqu'on envisage le problème de l'enfant abordant l'école primaire." La question n'est même pas de savoir si le conditionnement ainsi conçu peut être efficace, et si les connaissances acquises sur les processus de l'apprentissage, et qui découlent des recherches sur l'animal, "demeurent étonnamment applicables au sujet humain"; la question est de savoir si une telle démarche est légitime, s'il est humainement, et pas seulement techniquement, pertinent de poser la question de l'éducation en terme de comportement et de proposer de l'enseignement ce genre de définition, que Skinner n'hésite pas à donner :

Enseigner quelque chose, c'est inviter l'élève à s'engager dans de nouvelles formes de comportement, clairement définies, dans des occasions clairement définies elles aussi. Il ne suffit pas de savoir ce que nous voulons enseigner. Notre souci essentiel est que le comportement approprié se présente à coup sûr au bon moment, problème qui, dans une optique traditionnelle, relèverait de la motivation.

La perspective que Skinner déclare nouvelle, mais qui en réalité, remonte au début du siècle et aux premiers travaux béhavioristes, exclut radicalement toute référence aux contenus de conscience et donc aux désirs, aux motifs, aux raisons : le béhaviorisme interdit absolument d'ouvrir la fameuse "boîte noire", boîte de Pandore d'où risqueraient de s'échapper tous les faits de conscience, reliquats d'une subjectivité honnie ! Aussi faut-il impérativement traduire en comportements tout ce qui pourrait renvoyer à la conscience et à la subjectivité, directement ou indirectement, et Skinner compte pour cela sur la "science triomphante" qui doit permettre de substituer aux formulations traditionnelles cette perspective nouvelle :

la pensée humaine doit se définir en termes de comportements réels, qui méritent d'être traités pour eux-mêmes comme les objectifs concrets de l'éducation.

Il n'est pas étonnant alors que la pensée soit définie en termes de "comportements", de même que le langage ou la communication, ainsi d'ailleurs que les "traditionnelles" disciplines d'enseignement, telles que l'orthographe ou l'arithmétique.

Enseigner l'orthographe, c'est simplement modeler des formes de comportement complexe.

Skinner soumet au même traitement l'histoire, la géographie, car, quelle que soit la discipline concernée, la définition qu'il donne de l'enseignement ne varie pas :

Il s'agit toujours de susciter des formes de comportements spécifiques et de les amener, par renforcement différentiel, sous contrôle de stimuli spécifiques.

On pensera peut-être que nous avons trop cité Skinner, que nous avons fait déjà trop de concessions en se plaçant sur ce terrain et en entrant dans cette perspective, alors qu'il aurait suffi de lui donner congé en la déclarant irrecevable. Certes, mais il est important de comprendre où la "pédagogie par objectifs" prend ses racines, ne serait-ce que pour ne pas se laisser mystifier par les justifications qu'elle avance. Certains enseignants peuvent être flattés de voir l'ancien "art d'instruire" transformé en une "science comportementale" : c'est sans doute plus impressionnant ! D'autres sont rebutés par une telle "métamorphose", mais ce n'est pas parfois sans une pointe de mauvaise conscience, qu'ils imputent à une incapacité de "s'adapter aux progrès de la science". Cet argument ne doit pas impressionner : cette "scientificité", dont les pédagogues "new age" se pavanent n'est rien d'autre qu'un bluff. Il ne faut pas se laisser entraîner sur le terrain des ratiocinations techniques dont ils se sont fait une spécialité, et qu'ils affublent d'une phraséologie pédante.

Tous ces ouvrages s'accordent sur la démarche, tous se réclament du béhaviorisme et de la science comportementale, tous admettent les mêmes présupposés, même s'ils peuvent diverger sur tel point de détail. On reprochera, par exemple, sa brutalité à Skinner dans l'exposé de ses intentions et dans sa dénonciation de la "pédagogie traditionnelle" ; autrement dit de vendre la mèche, alors qu'il serait nécessaire d'amortir le choc provoqué par ces "nouvelles recherches", afin de ne pas "faire perdre confiance dans le métier d'éducateur", qualifié démagogiquement comme "l'un des plus anciens et des plus difficiles de tous les temps". Mais il reste que s'il convient d'amortir ce choc, c'est pour "insérer en douceur la science comportementale dans la pratique scolaire traditionnelle".

Il est d'autant plus indispensable de remonter aux sources et de démasquer les présupposés de ces "sciences de l'éducation" qu'elles s'efforcent d'amadouer, de séduire un nouveau public, de recruter de nouveaux adeptes et de rallier les récalcitrants. Or, il faut le dire clairement : avec cette optique, il n'y a pas de compromis possible ! Faire de la pédagogie une "science comportementale", c'est se méprendre totalement sur la nature de l'homme, et de l'éducation. La "pédagogie par objectifs" est coupable d'un contresens majeur sur l'homme.

Certes, il y a en l'homme du "comportemental", c'est-à-dire du mécanique et de l'instinctif, et qu'il soit possible d'agir sur le mécanisme, de programmer à partir d'une séquence de stimuli une série de réponses, toutes les techniques totalitaires de conditionnement l'attestent. Ce serait cependant une erreur de réduire l'homme à ce qui lui est commun avec l'animal ; ce serait de plus une faute de faire de l'éducation une technique de conditionnement. Ce serait enfin le comble de l'hypocrisie que de commettre cette erreur et cette faute au nom de l'homme, et de la démocratie.

Décidément, on ne peut éduquer qu'en s'adressant à l'intelligence et à la raison de ceux que l'on éduque, en "formant leur jugement", c'est-à-dire en les instruisant, comme l'avait si bien vu Montaigne, et en leur permettant de bien juger de "la valeur des choses qu'ils auront à se donner pour fins", comme le disait Kant.

Il n'y a pas de compromis possible avec la "pédagogie par objectifs" et ces techniques comportementales, parce qu'il ne peut y avoir d'éducation qu'au delà du comportement, à tel point que je définirais volontiers l'éducation comme ce qui permet d'élever l'homme des comportements à la conduite.

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03/2001


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